Labiche et le mariage
Le mariage est l’une des thématiques principales du théâtre d’Eugène Labiche. Il excelle à révéler les multiples hypocrisies du mariage bourgeois du XIXème siècle. Libre Théâtre vous propose, à travers quelques pièces, un parcours sur les thématiques suivantes : la dot, mariages arrangés et mariages d’amour, la nuit de noces.
1. La dot
Dans de multiples pièces de Labiche, la dot constitue le sujet essentiel des tractations lors d’un projet de mariage La question de la dot est mentionnée dans 32 pièces du corpus de Libre Théâtre qui compte 83 pièces de Labiche.
C’est le sujet central de la Poudre aux yeux : les parents d’Emmeline, les Malingear, font croire aux parents de Frédéric, les Ratinois, qu’ils ont un train de vie plus élevé qu’ils n’ont en réalité. Les Ratinois jouent le même jeu. Le montant de la dot augmente tant que le mariage risque d’être rompu.
Dans Les Trente-sept Sous de M. Montaudoin, la dot de Fernande est également au centre de l’intrigue. La femme de Montaudoin désire attribuer une dot supplémentaire de 13 505 francs à sa fille, mais sans que son mari n’en connaisse la provenance. Elle confie l’argent à Penuri afin qu’il offre lui-même cette somme. Alors que celui-ci s’exécute, Montaudoin pense que son ami a eu une aventure avec son épouse et qu’il est le père de Fernande…
Dans Le Point de mire, c’est aussi la dot d’un montant d’un million qui déchaîne les passions : Duplan vient demander la main de Berthe, la fille de ses amis Carbonel pour son fils Maurice. Les Carbonel au départ peu enthousiastes sont ravis quand ils apprennent que Maurice a un million de dot. Les Pérugin, leurs meilleurs amis, sont jaloux de cette bonne fortune et Madame Pérugin va tout faire pour que Maurice s’éprenne de sa fille Lucie qui, elle, est amoureuse de l’architecte Jules Priés.
La question de la dot est simplement évoquée dans les autres pièces, mais donne lieu à des répliques savoureuses.
Ainsi, dans le Papa du Prix d’honneur, on assiste à un dialogue entre le père, Gabaille, et son fils, qui entretient une relation avec une jeune femme mariée Hermance dont il a un peu de mal à se défaire. Ses parents ont le projet de le marier à la jeune Cécile, fille de Dubichet.
Gabaille.
Écoute-moi et compare : la demoiselle que je te propose a dix-huit ans… elle est jeune.
Achille.
Naturellement.
Gabaille.
Jolie, musicienne, robuste sans être un colosse, parlant l’anglais, connaissant le ménage et apportant à son mari trois cent mille francs de dot… plus, un terrain !
Achille.
Ah ! diable !
Gabaille.
Fille unique…
Achille.
Ah ! ah !
Gabaille.
Je ne te conseillerai jamais un mariage d’argent… je méprise les richesses… comme Sénèque… mais je dis que lorsqu’un beau parti se présente, c’est une bêtise de le refuser !
Achille.
Le fait est que trois cent mille francs… Où est situé le terrain ?
Gabaille.
À La Villette… près du nouvel abattoir… ça gagne tous les jours…
Dans L’Avocat d’un grec, Monsieur Benoît, négociant hésite entre deux prétendants pour sa fille : Vachonnet est commerçant, et par ailleurs bègue, alors que Brossard est avocat. Extrait d’une scène avec Vachonnet :
Benoît, prenant le papier.
Il a raison… Quel bon comptable !… Voilà le gendre qu’il me faudrait.
Vachonnet.
J’ai vu mon, on… mon oncle… il donne les vingt… les vingt…
Benoît.
Quels vins !
Vachonnet.
Les vingt mille francs de plus… pour la do… dot.
Benoît.
Vingt mille francs de plus pour la dodot ! bigre ! (A part.) C’est drôle, comme je me refroidis pour Brossard. (Haut.) Vachonnet, espérance et confiance ! Je ne te dis que ça… Si je peux pincer l’autre… le Malvoisie !… et je le pincerai !…
Les filles n’ignorent pas ce marchandage. Ainsi dans la comédie Brûlons Voltaire, Lamblin, un notaire, essaie de vendre à Marchavant, un riche rentier un château familial, détenu par une jeune veuve qui a aussi une jeune fille à marier, Alice, qui n’a pas la langue dans sa poche…
Lamblin
Vendons d’abord l’immeuble… et une fois le contrat signé, je tombe aux genoux de madame votre mère.
Alice
Ah ! mon Dieu ! vous voulez épouser ma mère!
Lamblin
Non !… je tombe aux genoux de madame votre mère et j’ai l’honneur de lui demander votre main.
Alice
Ma main ! par exemple !
Lamblin
C’est un projet que je caresse depuis longtemps.
Alice
Ah ! ça ! quel rapport y a-t-il entre la vente du château et ma main ?
Lamblin
Eh bien ! le château vendu, vous entrez en possession de votre dot… vous devenez liquide.
Alice
Hein ?
Lamblin
Comme nous disons dans le notariat… Je vous épouse, je paie mon étude, j’achète un cheval, avec un petit panier… pour faire mes courses… et vous êtes bien heureuse!…
Alice, ironiquement
Ah ! je vous en réponds !… mais je croyais… du moins le bruit en a couru… que vous songiez à la fille du receveur particulier…
Lamblin
Oui et non… J’ai eu un moment l’idée de cette union… La petite est gentille.
Alice
Et son père très riche… il possède deux fermes dans les environs…
Lamblin
Oui, mais tout cela est grevé… chargé d’hypothèques… J’ai pris mes renseignements.
Alice
Je comprends… la fiancée n’est pas liquide.
Dans Un homme sanguin, Lardillon s’engage auprès de son ami Buchard à lui remettre le jour de son propre mariage, la dot que Marguerite, la domestique qu’il souhaite épouser, exige, soit trois cents francs.
Dans Deux papas très bien, Tourterot présente ainsi le mariage qu’il a arrangé dans un courrier à son fil César :
« Allons, ho ! du lest !… au reçu de la présente, file ton nœud vers le toit paternel ; j’ai levé pour toi une jeune poulette que je brûle de te conjoindre : c’est la fille d’un homme très bien, membre de l’académie d’Etampes, et qui a publié d’immenses travaux sur l’i grec et le point d’exclamation… Quant à la dot, cinquante mille balles. Ça doit t’aller, viens-y ! » .
Dans Madame est trop belle, deux familles, les Montgiscar et les Chambrelan, organisent la rencontre de deux jeunes gens, Jules et Jeanne, au Louvre afin qu’ils se connaissent et puissent décider si le mariage leur convient. Les jeunes gens s’apprécient mais les discussions autour de la dot dégénèrent :
Montgiscar.
Les négociations sont rompues.
Clercy.
Rompues ?
Montgiscar.
Oui, ce papa Chambrelan est l’indélicatesse même… Figure-toi qu’il voulait me faufiler dans la dot des phosphores à cinq cents francs… au pair.
Clercy.
Eh bien?… qu’est-ce que ça fait?
Montgiscar.
Ça fait une différence de vingt-deux mille francs… Il s’est entêté… moi aussi… et il est parti, c’est rompu.
Clercy.
Comment, rompu ! Mais vous ne voyez donc pas que je suis amoureux!…
Montgiscar.
C’est un tort… On ne doit être amoureux que lorsque tout est bien convenu.
Clercy.
C’est possible !… mais c’est fait… J’aime la demoiselle, j’en suis fou !… Je prends les phosphores au pair… et je l’épouse !
Montgiscar.
Comme tuteur, je proteste !
Clercy.
Ça m’est égal… Je cours après eux, je leur fais des excuses et je les ramène !…
Le même entêtement, mais dans une situation inverse se produit dans Un monsieur qui prend la mouche : la querelle entre Bécamel, le père de Cécile et Alexandre Beauduit concerne la dot mais paradoxalement le futur gendre ne veut pas que la dot soit trop importante.
Dans les Vivacités du Capitaine Tic, Désambois, pour provoquer le Capitaine Tic, l’accuse d’être un « croqueur de dot »
Dans Les Petites mains, Courtin reproche à son gendre Vatinelle de ne pas travailler et ajoute : « je vous ai donné ma fille, à vous qui n’aviez rien, avec une dot de cinq cent mille francs. » Vatinelle lui répond: « Pardon… Je désire seulement constater que je n’ai connu ce chiffre que le jour du contrat… Je ne savais qu’une chose… c’est que j’épousais un ange ! il s’est trouvé que l’ange était riche… cela m’a contrarié… mais je n’ai pas cru devoir le refuser pour cela. » Plus tard Courtin dira même : « vous vous êtes fourré dans la dot de ma fille comme un rat dans un fromage ».
2. Mariages arrangés et mariages d’amour
La plupart des pièces de Labiche ont pour commencement un mariage arrangé, mais il ne s’agit jamais de tragédies. Dans certaines pièces, la jeune fille tombe amoureuse du jeune homme qu’on lui destine, comme dans Madame est trop belle où une rencontre est organisée entre les deux jeunes gens. Mais dans la plupart des comédies, la jeune fille manœuvre habilement pour épouser le jeune homme qu’elle aime :
- Embrassons-nous Folleville : Manicamp, déborde d’affection pour un ami, Folleville, qui l’a sauvé d’une situation où il risquait le déshonneur. Manicamp souhaite, pour le remercier, le marier à sa fille, Berthe. Le futur gendre, bien que n’éprouvant aucun sentiment pour Berthe, n’ose contrecarrer ces projets. De son côté, la jeune fille ne l’aime pas non plus et s’oppose violemment à ce mariage.
- Le voyage de Monsieur Perrichon : M. Perrichon, sa femme et sa fille Henriette, prennent pour la première fois le train, pour aller en vacances à Chamonix. Ils sont abordés par deux jeunes hommes, Armand Desroches et Daniel Savary, charmés par la fille de M. Perrichon, qu’ils ont rencontrée lors d’un bal. Une lutte loyale mais acharnée commence entre les deux jeunes hommes, chacun voulant faire route avec la famille Perrichon pour gagner sa confiance et épouser ainsi Henriette, qui aura le dernier mot.
- Les Deux Timides : Thibeaudier n’a jamais pu vaincre sa timidité ; s’étant engagé vis-à-vis d’un certain Anatole Garadoux , qui lui a été présenté par son notaire, il ne peut se résoudre à lui retirer la main de sa fille Cécile, aimé de Jules Frémissin, le second timide. Si l’un n’ose formuler sa demande, l’autre craint à tout moment qu’il ne la fasse ; Cécile ne peut les faire rester deux minutes ensemble, et cette situation pourrait durer longtemps si la jeune fille ne s’avisait d’avouer à chacun d’eux la timidité de l’autre.
- La Grammaire : Caboussat est nul en grammaire et en orthographe et refuse que sa fille, Blanche, se marie et le quitte car c’est elle qui corrige tous ses discours.
- Mais aussi Le Baron de Fourchevif, Le Club Champenois, Le Major Cravachon, Les Vivacités du Capitaine Tic, Mon Isménie…
3. La nuit de noces
Autre thématique présente dans les pièces de Labiche : la nuit de noces.
C’est le sujet de la Sensitive : Onésime Bougnol et Laure Rothanger vont se marier. Gaudin, le domestique de Bougnol, voit avec inquiétude cette alliance, qui va sans doute perturber ses habitudes. Dans une atmosphère de fête, les invités arrivent, dont deux militaires, l’ancien précepteur de Laure et les parents de la mariée. Mais Onésime est un grand sensible et ne peut accomplir ses devoirs conjugaux lors de la nuit de noces à la suite de différents incidents. Les deux militaires et l’ancien précepteur courtisent alors la jeune fille. Cette pièce a été refusée par la censure et Labiche a été contraint de réécrire le deuxième acte.
Pour éviter la pression de la famille à l’issue de la nuit de noces, Ernest de la pièce Le Petit Voyage choisit d’aller à la campagne, dans une auberge à Fontainebleau pour sa nuit de noces.
Marie.
«Je ne comprends pas, vous disait-il, quand vous avez un appartement bien chaud, bien commode, bien meublé… que vous alliez faire vingt lieues, au beau milieu de la nuit, pour tomber dans une misérable chambre d’auberge…»
Ernest.
C’est l’usage… après la cérémonie… on disparait, on fait ce qu’on appelle le petit voyage, c’est consacré. On éprouve le besoin de fuir les regards indiscrets, de se soustraire aux sottes interprétations, aux questions équivoques…
Marie, vivement.
Quelles questions ? Je n’en redoute aucune !
Ernest.
Aujourd’hui… c’est possible. (À part.) Mais demain !… (Haut.) Enfin, ce que je voulais, c’était m’isoler du monde… avec vous… Nous ne nous quitterons pas, nous ferons de longues promenades à pied… dans la forêt…
Nous conclurons ce court article par un extrait de Mon Isménie : Vancouver, un père jaloux, ne peut se résigner à ce que sa fille Isménie se marie et trouve tous les prétextes pour éconduire les prétendants.
Vancouver, seul
Heu !… je suis triste !… c’est au point que je ne connais pas dans les murs de Châteauroux un Berrichon plus triste que moi… Ma position n’est pas tenable… je me promène avec un ver dans le cœur… Pardon… avez-vous vu jouer Geneviève ou la jalousie paternelle ?… Non ?… Eh bien, voilà mon ver !… La jalousie !… Je suis père… j’ai une fille âgée de vingt-quatre printemps à peine… et ils prétendent que c’est l’âge de la marier !… À vingt-quatre ans ! Mais je ne me suis conjoint qu’à trente-huit, moi !… et j’étais précoce !… Alors, ma maison est assaillie par un tas de petits gredins en bottes vernies… qu’on intitule des prétendus, et que j’appelle, moi, la bande des habits noirs !… Car enfin, ce sont des escrocs… Je ne leur demande rien, je ne vais pas les chercher… qu’ils me laissent tranquille… avec mon Isménie !… C’est incroyable !… on se donne la peine d’élever une fleur… pour soi tout seul… On la cultive, on la protège, on l’arrose de petits soins… de gants à vingt-neuf sous, de robes à huit francs le mètre… on lui apprend l’anglais, à cette fleur !… la musique, la géographie, la cosmographie… et, un beau matin, il vous arrive par le chemin de fer une espèce de Savoyard, que vous n’avez jamais vu… Il prend votre fleur sous son bras et l’emporte en vous disant : « Monsieur, voulez-vous permettre ? Nous tâcherons de venir vous voir le dimanche ! » Et voilà !… vous étiez père, vous n’êtes plus qu’une maison de campagne… pour le dimanche ! Infamie ! brigandage !… Aussi, le premier qui a osé me demander la main d’Isménie… j’ai peut-être été un peu vif… je lui ai donné mon pied !… Malheureusement, ma fille veut se marier… elle pleure… elle grogne même… Je ne sais plus comment la distraire… Tantôt, je lui fais venir de la musique nouvelle… tantôt des prétendus difformes… auxquels je donne des poignées de main… les cosaques ! Je les examine, je les scrute, je les pénètre, je leur trouve une infinité de petits défauts… dont je fais d’horribles vices ! et, au bout de quelques jours, je leur donne du balai… poliment.
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