Les Petites Mains d’Eugène Labiche et Edouard Martin

Comédie en trois actes, représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 28 novembre 1859.
Distribution : 8 hommes, 3 femmes
Texte à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre.

L’argument

Vatinelle est très amoureux de sa femme Amélie. Il coule des jours heureux lorsque son beau-père, Courtin, arrive et lui reproche de ne pas travailler. Pour couronner le tout, un de ses amis d’enfance Chavarot, a utilisé son nom pour entretenir une danseuse et n’a pas payé une facture qui arrive chez Vatinelle…

Un extrait

Vatinelle.
Que voulez-vous ! moi, j’ai horreur des entreprises, des spéculations… je n’estime la Bourse qu’au point de vue de l’art… comme monument… dorique et corinthien… panaché.
Courtin.
Soit ! tout le monde n’a pas l’intelligence des affaires… mais alors, quand on n’est pas doué, quand on n’a pas d’idées… eh bien, on demande une place !
Vatinelle.
Une place ? à qui ?
Courtin.
Parbleu ! au gouvernement !
Vatinelle.
Ah ! je vous attendais là, beau-père ! Ah çà ! est-ce que vous prenez le gouvernement pour un bureau de placement ?
Courtin.
Non ! mais avec vos relations… rien n’est plus facile !… Mais moi !… moi qui vous parle, quand je serai vieux, fatigué, usé, quand je ne pourrai plus faire d’affaires…
Vatinelle.
Enfin, quand vous ne serez plus bon à rien…
Courtin.
Oui… eh bien, je demanderai quelque chose… pour me reposer… j’entrerai dans l’administration.
Vatinelle.
Comme on entre aux Invalides ! Avouez, beau-père, que c’est une étrange manie que celle de notre époque !… et j’en enragerais… si je ne préférais en rire !
Courtin.
Quoi donc ?
Vatinelle.
Aujourd’hui, chaque Français vacciné croit avoir droit à une place… Encore un peu, on priera le gouvernement de distribuer des numéros d’ordre à messieurs les nouveaux-nés. Toi, petit, tu seras dans la diplomatie… tu as la vue basse… Celui-ci sera marqué pour la marine. Cet autre pour les finances, côté des contributions directes. Tout le monde aura son bureau, sa petite table, son encrier et sa plume derrière l’oreille… Joli petit peuple !… tout cela grouillera, griffonnera… et émergera ! Qui veut des places ?… prenez vos billets ! Et à ces administrateurs, que manquera-t-il ?… une seule chose… des administrés !… mais on en fera venir de l’étranger… en payant le port !
Courtin.
Vous faites de l’esprit.
Vatinelle.
Beau-père, on fait ce qu’on peut… Mais ce qui est certain, c’est que je ne demanderai jamais de place… même quand je serai vieux.
Courtin.
Et pourquoi ?
Vatinelle.
Pour deux motifs : le premier, c’est que n’ayant pas fait d’études spéciales, je remplirais fort mal ma place.
Courtin.
Mauvaise raison ! Après ?
Vatinelle.
Le second, c’est que, la remplissant fort mal, j’occuperais la position d’un autre qui la remplirait peut-être fort bien… je ferais tort au gouvernement d’une part… et de l’autre je volerais à un employé laborieux et capable des appointements dont je n’ai pas besoin… Vous voyez que tout le monde y perdrait..
Courtin.
Dites tout de suite que vous ne voulez rien faire !
Vatinelle.
J’ai sur le travail une petite théorie à moi…
Courtin.
Pourrait-on la connaître, sans indiscrétion ?
Vatinelle, s’asseyant.
Volontiers… beau-père ! Pourquoi travaille-t-on dans ce monde ?…. pour gagner de la fortune, apparemment…
Courtin.
Parbleu ! c’est bien malin !
Vatinelle.
Pourquoi veut-on gagner de la fortune ?… pour en jouir et se reposer.
Courtin.
Se reposer !… c’est-à-dire…
Vatinelle.
Oui, je sais qu’il y a de par le monde des loups maigres et voraces qui ne se reposent jamais… des joueurs avides et infatigables qui, après avoir ramassé tout l’or répandu sur le tapis, veulent encore gagner la table et les flambeaux ! Moi, je ne suis pas de ceux-là, j’ai la fortune, vous me l’avez donnée… Bien plus, j’ai le bonheur. Je suis content de mon sort, je ne demande rien. Pourquoi voulez-vous que je travaille ? Pour faire aux pauvres une concurrence inégale ? Ou pour me ruiner ?… ce qui serait encore plus bête !
Courtin.
Mais cependant…
Vatinelle.
Ah ! cela s’est vu, beau-père ! il ne faut pas trop vouloir gagner les flambeaux ! Tenez, vous allez crier au paradoxe ! mais je trouve, moi, que, dans une société bien entendue, l’apport du riche… c’est le luxe, l’amour des belles choses, l’oisiveté magnifique et intelligente !
Courtin, révolté, se levant.
L’oisiveté ! mais c’est horrible ! c’est révoltant ! c’est le renversement de l’édifice social !… c’est… c’est stupide !!! Est-ce que la nature n’a pas donné deux mains à chaque homme ?… c’est pour travailler.
Vatinelle.
Pardon… il y a des nuances, beau-père… elle a donné aux uns de grosses mains…
Courtin.
Est-ce pour moi que vous dites cela ?
Vatinelle.
Oh ! beau-père ! (Regardant les mains de Courtin.) Tiens ! c’est vrai !… elles sont vigoureuses, vos mains !… Quel bel argument !… Mais tout le monde n’est pas aussi généreusement partagé… Aux autres elle en a donné de petites.
Courtin.
Eh bien, après ?
Vatinelle.
C’est une révélation de la Providence qui dit à celui-ci : « Toi, tu seras maçon… ou casseur de pierres… Toi, tu seras artiste, penseur… flâneur… ou rentier !  »
Courtin, exaspéré.
Des petites mains ! des petites mains !…. Tenez, voulez-vous que je vous dise mon opinion sur votre théorie ?
Vatinelle.
La défense est libre !
Courtin.
Vous n’êtes qu’un fainéant !
Vatinelle.
Il y a eu des rois fainéants !… Petites mains !
Courtin, avec colère.
Vous m’ennuyez avec vos petites mains ! Ce que je vois de plus clair dans tout ceci, c’est que vous vous êtes fourré dans la dot de ma fille comme un rat dans un fromage.
Vatinelle, sérieusement.
Monsieur Courtin… je crois avoir fait preuve d’un bon caractère… mais il est des expressions qu’un homme de cœur ne peut entendre deux fois… je vous prie de ne pas l’oublier, monsieur Courtin !
Courtin.
Ah ! ça m’est bien égal !

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