Dernières recommandations de Libre Théâtre
Le Théâtre du Balcon ouvrait hier sa saison théâtrale avec un Objet (théâtral) Volant Non Identifié : Blackstar un spectacle multivectoriel et multisensoriel en forme d’enquête sur les traces de deux étoiles filantes, Saint-Exupéry et David Bowie, deux artistes aux parcours fulgurants qui chacun à leur manière, tel Icare, brûlèrent leurs ailes et leurs vies dans la quête de cette inaccessible étoile chantée aussi par Jacques Brel. Le titre de ce spectacle, Blackstar, résume en lui même par un oxymore la dimension mythique de cette quête éternelle par l’Homme d’un idéal qui le dépasse. L’Étoile Noire n’a pas la clarté de l’Étoile du Berger. Elle n’est pas destinée à guider les troupeaux, mais à indiquer à chacun qu’un destin particulier lui est réservé dans l’obscurité des cieux.
Le Rouge Gorge lançait ce samedi 23 septembre sa première saison musicale avec le concert exceptionnel d'un duo venu d'Argentine : Océano Dúo. Une parenthèse enchantée pendant laquelle Silvana Turco (à la flûte traversière et à la quena) et Sebastián Pérez (à la guitare et au chant) ont convié leur auditoire à un voyage aux confins de l'Argentine et du Brésil, en alternant musiques traditionnelles et compositions personnelles. Sans oublier cette touche d'improvisation qui rend unique chacun de leur spectacle. En tournée dans toute l'Europe, ce couple (à la scène comme à la ville) très attachant donnait à Avignon son dernier concert avant de regagner Buenos Aires.
L’usine Plastac va fermer. Cette délocalisation, motivée par de cyniques raisons de rentabilité, poussera vers le chômage des centaines d’employés. Face à cette injustice, trois amis, une ouvrière, un artisan et un prof, basculent sur un coup de tête dans la radicalité politique, en enlevant le journaliste qui, à la télé, défend systématiquement le point de vue de la direction. Avec cette sympathique comédie à la Ken Loach, la Compagnie des Barriques parvient à éviter toutes les caricatures qu’un tel sujet auraient pu susciter. Ici, pas de misérabilisme, de discours militant ou de leçon de morale. On vit surtout cette aventure rocambolesque au plus près de ces trois pieds-nickelés du terrorisme politique, et même de leur otage qui finira par se rallier à leur cause tout en condamnant les moyens utilisés. Le message humaniste, cependant, est clair. Nous vivons dans une société profondément inégalitaire, dans laquelle la richesse des uns résulte directement de la misère des autres. Point n’est besoin d’être marxiste pour le constater. Tout le monde le sait, mais les plus privilégiés d’entre nous excusent leur passivité en rendant responsable de cette situation un système qui s’imposerait à tous, pour le meilleur et hélas souvent pour le pire. Cette pièce habilement écrite est défendue par trois comédiens au jeu très réaliste, presque cinématographique. Cependant la mise en scène, brillante, apporte une dimension visuelle et sonore qui font de cette proposition un véritable spectacle théâtral. Derrière le drame, par ailleurs, l’humour n’est jamais loin. Cette comédie ne changera pas le monde cruel qui nous entoure, mais elle contribuera peut-être à changer un peu le regard que nous portons sur lui, et à considérer avec un peu plus d’empathie ceux qui souffrent vraiment des injustices sociales. Un spectacle à ne pas manquer.
Les populismes identitaires font généralement peu de cas de la culture. Sauf à convoquer un folklore ancien pour exalter les traditions nationales. La création contemporaine et multiculturelle, pour sa part, est délaissée, quand elle n'est pas tout simplement censurée par ces partis politiques d'extrême-droite, souvent élus démocratiquement, mais rétrogrades et réactionnaires. Ce mouvement de repli sur soi est hélas à l'œuvre un peu partout dans le monde, y compris en Europe, et jusque dans notre propre pays. S’emparant à bras le corps de cette problématique très actuelle, la compagnie Dusan Hégli nous propose un spectacle qui, en convoquant à la fois le théâtre, la musique et la danse, prend à revers cette politique culturelle délétère qui voudrait faire de la légitime célébration des traditions une négation de toute invention et de toute évolution. Au départ, il y a le texte puissant de Samuel Beckett, Catastrophe. Écrite en 1982 et créée au Festival d'Avignon la même année, cette pièce est un hommage au dramaturge tchèque Václav Havel, alors emprisonné. Lajos Parti Nagy s’inspire de ce texte pour en densifier le propos. Sous la seule forme d'une voix off, il présentifie sur le plateau et dans la salle un metteur en scène à la fois démiurge et tyran, d'autant plus terrifiant qu'on ne voit de lui que ses mains, en vidéo. Cette sorte de Big Brother s’adresse directement aux neuf danseurs, héritiers de la tradition folklorique d’Europe centrale, pour les diriger, mais surtout pour les dominer et leur imposer sa vision totalitaire. La force de cette proposition est précisément de célébrer ces danses traditionnelles, exécutées à la perfection par des danseurs d'exception, pour dénoncer la célébration du passé lorsqu'elle se veut une négation de l'avenir. La partition musicale de ce spectacle est jouée en direct par un quatuor remarquable, qui fascine par son habileté à mêler mélodies folkloriques, œuvres de Béla Bartok et créations originales. En arrière plan, un mur de vidéos évoque toutes les formes du totalitarisme, de manière symbolique ou réaliste. Un spectacle à la fois magnifique dans sa forme et essentiel dans son propos. Un coup de cœur de Libre Théâtre
Disons-le tout net, "La poésie de l'échec" est une réussite absolue. Sur le thème éternel de la famille comme source de toutes nos névroses, la Compagnie Marjolaine Minot nous propose un spectacle burlesque d'une extrême modernité et d'une efficacité totale. C'est l'histoire d'une famille ordinaire, avec ses secrets et surtout ses non-dits. L'originalité de cette comédie est de donner vie au sous-texte de ces conversations familiales, volontairement banales jusqu'à l'absurde, en donnant à voir le ressenti des personnages, mimant de tout leur corps ce que la bienséance leur interdit de verbaliser. Les trois comédiens sur scène excellent dans cet exercice expressionniste requérant une très grande maîtrise. Ils sont accompagnés en live par un "beat-boxeur" rythmant ce mimodrame familial tout en ajoutant au comique des situations par ses bruitages incongrus. L'humour passe d'abord par le visuel, mais le texte est également ciselé. Sans oublier quelques répliques savoureuses qui mériteraient de devenir cultes...Un spectacle comme on les aime, d'une grande virtuosité mais sans démonstration excessive, qui sans se prendre au sérieux nous parle de nos échecs pour les conjurer. Un coup de cœur de Libre Théâtre.
La population argentine est principalement constituée d'immigrés... dont les descendants ont à leur tour beaucoup émigré. L'exil est donc inscrit dans l'ADN des Argentins. L'exil qui a conduit les grands-parents à quitter leur patrie d'origine pour les conduire jusqu'à cette terre du bout du monde. L'exil qui sous la dictature a poussé leurs enfants à quitter l'Argentine pour des raisons politiques. L'exil encore qui a contraint leurs petits-enfants à fuir le pays cette fois pour des motifs économiques. C'est cet exil que nous raconte en musique et en chanson Matías Chebel, né à Buenos Aires, accompagné de deux musiciens d'exception qui eux aussi sont des exilés : Élie Maalouf, né au Liban, et Marc Vorchin, né aux Antilles. Étranger partout, jusque dans son pays d'origine lorsqu'il lui est donné d'y revenir, l'exilé est souvent contraint à devenir un citoyen du monde. Les origines de Matías sont en Espagne, en Italie, au Liban... et dans ces terres précolombiennes qu’on n’appelait pas encore l'Amérique. Les peuples autochtones, dont la civilisation a été anéantie, ne sont-ils pas eux aussi en exil sur leur propre terre ? Ex(ODE) est un magnifique et émouvant hommage à tous les exilés d'hier et d'aujourd'hui. Dans cette période aux relents nationalistes qui voudrait faire du migrant un bouc émissaire, ce spectacle est surtout une ode à cette fraternité basée sur la certitude que nous sommes tous si ce n'est des migrants nous-mêmes, du moins de purs produits de l'exil. À un moment ou à un autre, en effet, nos ancêtres ont tous dû quitter leur pays ou leur région de naissance pour une terre inconnue. Un spectacle chargé de beaucoup d'émotions, à célébrer ensemble, et en musique, comme un moment de partage et de communion.
Un duo d’intervenants artistiques, ayant pour mission d’initier des « jeunes de banlieue » au théâtre et à la danse, partagent leur expérience dans un spectacle. Comme dans un conte théâtralisé, ils jouent aussi les rôles de leurs élèves, dissipés mais finalement avides d’apprendre, pour découvrir les potentialités qui sommeillent en eux. Surtout à dix-sept ans, nous sommes tous des super héros, n’ayant pas encore découvert la nature des pouvoirs extraordinaires qui nous caractérisent. Et c’est le rôle de ces « passeurs » d’aider les jeunes les moins favorisés à aller chercher au fond d’eux-mêmes leurs éventuels super pouvoirs, ou en tout cas les capacités qui leur permettront de trouver leur place dans un monde difficile. Certes, le théâtre ou la danse ne peuvent pas à eux seuls changer la vie et garantir l’égalité de tous. Mais ils peuvent aider les adolescents à accepter leur corps, à contrôler leur relation aux autres, et à acquérir la maîtrise de cette parole qui dans notre société est la clef de presque tout. À dix-sept ans, nous avons tous été ce Patrick un peu gauche et timide, à la recherche du mode d’emploi d’une vie si compliquée. Certains d’entre nous ont eu la chance de trouver sur leur route des professeurs ou des éducateurs comme ceux-là, pour nous révéler à nous mêmes, nous donner le courage d’aller vers les autres, et l’envie de prendre le monde à bras le corps. Un spectacle émouvant et qui fait du bien.
Menés à la cravache par un Monsieur Loyal aux allures de dresseur de fauves, des comédiens répètent Britannicus. On connaît tous l'histoire tragique de cette famille impériale romaine, ses mœurs très particulières, et le caractère plus que tourmenté du tristement célèbre Néron. Dans une mise en scène burlesque de Pierre Lericq, les Épis Noirs nous en proposent ici une version comique d'un humour potache complètement assumé. Les jeux de mots, calembours et autres contrepèteries fusent de toutes parts. Le décor de cirque et les costumes à paillettes nous entraînent dans un univers tenant à la fois de Freaks et du Grand Magic Circus. Les guitares électriques en live ajoutent une dimension rock and roll à cette comédie musicale déjantée, néanmoins réglée comme du papier à musique et exécutée avec une précision parfaite. Un spectacle complet, qui nous en met plein les yeux et plein les oreilles. On est assez loin de Racine, mais c'est drôle et ça déménage. Alors pourquoi s'en priver ?
Le comte Almaviva, travesti en Lindor, cherche à conquérir le cœur de Rosine, cloîtrée chez son vieux cousin et tuteur Bartholo, qui veut l'épouser. Figaro, le malicieux barbier, se trouve au centre de cette intrigue. Il va aider le comte à obtenir la main de Rosine, en contrant les plans du vieux barbon qui la garde sous clef. Rebondissements et quiproquos s’enchaînent tout au long de la pièce. La Compagnie des Ballons rouges a choisi de situer le Barbier de Séville au vingtième siècle, dans les années 70, tout en restant fidèle à la lettre et à l'esprit du texte original. Avec beaucoup de talent et une belle énergie, les cinq comédiens se sont emparés de cette comédie classique mais intemporelle, en proposant des adaptations particulièrement réussies des arias et les chansons. Un spectacle rafraîchissant dans la fournaise avignonnaise, pour toute la famille.
Paul aime Virginie, et Virginie aime Paul. Mais comme les gens heureux n'ont pas d'histoire, et qu'il s'agit de théâtre (voire même de théâtre dans le théâtre), il y a un problème : la Virginie qu'aime Paul n'est pas la Virginie avec laquelle il est marié, qui elle-même... Vous n'avez rien compris ? Allez voir la pièce. Vous n'en comprendrez pas forcément davantage, mais vous passerez un excellent moment avec cette comédie absurde où tous les personnages (et même tous les acteurs) s'appellent Paul et Virginie. Comme à son habitude, Jacques Mougenot nous offre un pur moment de divertissement avec cette comédie musicale magnifiquement mise en scène par Hervé Devolder et superbement interprétée par trois comédiens, accompagnés de trois musiciens. Une comédie intelligente et bien ficelée dont les parties chantées vous rappelleront peut-être les films d'un autre Jacques (Demy) qui dans les Demoiselles de Rochefort (et ses célèbres jumelles nées sous le signe des Gémeaux) jouait aussi avec l'idée du double... Un spectacle tout public chaudement recommandé par Libre Théâtre.
C'est l'histoire d'une amitié entre deux garçons que tout oppose, mais qui partagent la même passion pour la cuisine. L'un est le fils d'un chef réputé, l'autre est issu d'un milieu très populaire. Ils se rencontrent alors qu'ils sont tous deux élèves d'un CAP Restauration. Le premier, très sensible et plutôt rêveur, n'est pas vraiment viril, dans un univers professionnel très masculin. Le deuxième, mal dégrossi, est la caricature du macho, amateur de foot. Malgré ou en raison de leurs différences, sources de complémentarités, ils vont nouer une relation très forte. Le fils à papa servira d'abord de mentor à son camarade moins favorisé. Mais cette relation va peu à peu s'inverser pour se convertir en une rivalité, qui finalement aura raison de leur amitié. À travers ce récit tragi-comique d'une amitié entre hommes, depuis sa naissance jusqu'à sa fin, c'est aussi l'univers impitoyable de la restauration qui nous est décrit à travers ce spectacle, avec ses grandeurs (la conquête des étoiles... du Michelin) et surtout peut-être avec ses servitudes (l'ambiance quasi militaire régnant dans les cuisines, la dictature imposée par les chefs et l'exploitation des commis). Une écriture aux petits oignons, servie par un duo de comédiens savoureux, dans un décor raffiné. La recette idéale pour un spectacle qui régalera le public le plus exigeant. On l'aura compris, venus en critiques presque gastronomiques, nous avons fort goûté ce spectacle et nous accordons bien volontiers trois étoiles à toute l'équipe qui l'a concocté pour nous. Un coup de cœur de Libre Théâtre.
Le collectif catalan Mal Pelo nous présentait hier l'avant-dernier opus de sa tétralogie autour de l'œuvre de Bach, avec un spectacle mêlant la musique, la danse et la poésie. Dans le cadre grandiose de la cour du Lycée Saint Joseph, aux allures de cloître, les chants baroques de Bach faisaient écho aux poèmes de John Berger, Erri de Luca et Nick Cave, entrant eux-mêmes en résonance avec la chorégraphie réglée comme du papier à musique par Maria Muñoz et Pep Ramis. Dans une esthétique très graphique, les danseurs, vêtus de noir, évoluaient sur un tapis blanc, tels les touches d'un piano muet échappées de leur clavier, tandis que sur le mur de pierre, en fond de scène, étaient projetées des images symbolisant les thèmes évoqués dans les poèmes en contrepoint. Un spectacle jouant donc des synesthésies entre les différents arts convoqués pour cette symphonie multi-sensorielle. Pour paraphraser Baudelaire, hier soir, vastes comme la nuit et comme la clarté, les mots, les mouvements, les images, les sons, et même le vent, se répondaient à merveille dans ce spectacle total, qui a enchanté le public venu en nombre, et qui a salué debout cette performance exceptionnelle.
« The Latebloomers » (expression anglaise renvoyant aux plantes à floraison tardive mais s’appliquant aussi métaphoriquement aux individus ne révélant que tardivement tout leur potentiel) nous invitent à un voyage burlesque en Absurdie, en déclinant un à un tous les clichés sur l’Écosse. Ces trois « Écossais » (qui ne le sont pas vraiment puisque l’un est anglais, l’autre suédois et le troisième australien) sont passés maîtres dans l’art du comique gestuel. Ils nous offrent un spectacle visuel et participatif à mourir de rire, dans la plus pure veine de l’humour anglo-saxon, bien connu en France à travers les Monty Python, Benny Hill ou Rowan Atkinson. Ce spectacle de mime, tout public, est donc parfaitement compréhensible par les non-anglophones, et les quelques mots prononcés par les comédiens en français, avec un accent irrésistible, ne font qu’accroître la drôlerie de ce numéro hilarant. À ne pas manquer.
Chacun interprétera comme il voudra cette fable politique et écologique sur le thème de l'eau... avec pour seul décor des bouteilles en plastique vides, mais tous s'accorderont à saluer la performance extraordinaire de ces danseurs et acrobates décidément doués d'un incroyable talent. S’inspirant à la fois de la danse contemporaine, de la danse traditionnelle africaine, du hip hop américain... et des pyramides humaines du folklore catalan, ces artistes français d'origine guinéenne, et citoyens du monde, nous livrent un spectacle total, avec pour seul média leurs corps d'une stupéfiante plasticité et d'une beauté renversante. Les tableaux vivants se succèdent en une chorégraphie très rythmée, faite d'équilibres instables et de chutes parfaitement contrôlées. Le public tremble pour ces circassiens hors normes, hésitant presque à applaudir chacune de leurs prouesses de crainte que ces applaudissements ne suffisent à provoquer l'effondrement de ces fragiles constructions humaines semblant tenir du miracle. Un spectacle tout public, et un coup de cœur de Libre Théâtre.
La musique adoucit les mœurs, dit-on... Ceux qui, dans l'espoir vain de conjurer leur propre médiocrité, se saisissent de la misère des réfugiés pour développer un discours de haine, ont-ils croisé les regards malicieux de ces enfants du monde entier poussés sur les routes de l'exil par la guerre et par la faim ? Ont-ils vu leurs sourires éclatants témoignant malgré leur situation précaire de leur foi en un avenir meilleur ? Ont-ils entendu ces chants, venus d'un peu partout sur la planète, lancés à gorge déployée comme une déclaration d'amour à la vie ? Manuel Merlot a pendant plusieurs mois filmé les réfugiés du Centre d'hébergement d'urgence pour les familles migrantes à Ivry-sur-Seine. Prenant pour matériau ces images animées chargées d'une humanité à l'état brut, avec ses deux complices qui l'accompagnent en musique sur scène, il a créé un spectacle d'une forme toute particulière, tenant à la fois du documentaire et du concert. Car on est loin d'un simple film avec un accompagnement musical en live. Ici la vidéo est retravaillée pour créer des boucles servant de support à des compositions originales collant étroitement aux chants a cappella de ces migrants de tous les continents en transit à Ivry. Il en résulte un spectacle poignant, mais aussi d'une très haute qualité musicale, servi par trois musiciens d'exception. Quand trop souvent à Avignon on voit de très petits spectacles inspirés par de grandes œuvres littéraires n'ayant hélas rien de théâtral, ces "nouveaux voisins" nous rappellent que le rôle du spectacle vivant est aussi d'aller à la rencontre de la réalité qui nous entoure pour, en puisant aux sources de l'humanité d'aujourd'hui, en rendre compte, tout simplement. Les meilleures morales ne sont pas celles qui sont formulées pompeusement à la fin d'une fable, mais celles qui s'imposent à tous comme une évidence émotionnelle plus que rationnelle. Un spectacle à ne pas manquer. Un coup de cœur de Libre Théâtre.
La Compagnie Marguerite nous invite à découvrir une comédie légère d'une autrice méconnue de la première moitié du XIXème siècle, Alexandrine-Sophie de Bawr. L'intrigue amoureuse, sur fond de quiproquos, de mauvais procès et de bons mots, reste assez classique. Mais le spectacle vaut surtout pour le jeu des quatre comédiens qui donnent à ce marivaudage une saveur toute particulière. Une comédie courte au rythme très enlevé, à déguster comme un bonbon acidulé. Une parenthèse de fraîcheur dans la fournaise avignonnaise.
L'Alouette À l'heure où en Europe un acteur de série B, à la tête d'une petite armée, tient tête à l'envahisseur russe, le mythe de Jeanne d'Arc reste encore et toujours d'actualité. Oui, tout homme et bien sûr toute femme, si ordinaire soit sa condition, peut par la seule force de sa détermination changer le cours de l'Histoire, en s'élevant contre un oppresseur donné pour invincible. Jeanne d'Arc, c'est Jésus Christ, Che Guevara ou Jean Moulin. Mais sa condition de femme, plus encore à son époque, en fait à jamais une héroïne éternelle et un mythe universel. C'est à cette figure historique hors norme que la pièce d'Anouilh, injustement oubliée, rend grâce, avec un texte à la fois poignant et drôle, présentant le destin extraordinaire de la Pucelle d'Orléans non pas comme un sacrifice dicté par un fanatisme religieux, mais au contraire comme un acte ultime de liberté. Celui de cette alouette dont il préfère célébrer le vol plutôt que la chute, le parcours flamboyant plutôt que la fin tragique au bûcher. Ce spectacle est porté au plus haut par la Compagnie Hagard, et c'est aussi à elle qu'il convient de rendre un hommage appuyé. Huit comédiens sont présents sur la scène de ce minuscule Théâtre Humanum. Preuve s'il en est que de très grands spectacles peuvent se tenir dans de très petites salles du OFF... quand souvent dans le IN le plateau paraît bien trop grand pour les petits spectacles qu'on y voit. Ces huit jeunes gens utilisent tous les moyens à leur disposition pour faire exploser jusqu'au quatrième mur de ce minuscule théâtre. Ils sont bourrés de talent, ils sont émouvants, ils sont drôles... et ils ont une pêche d'enfer. Ils mettent le feu aux planches, et ce bûcher tient du feu d'artifice. Courez voir L'Alouette. Ce spectacle mérite d'afficher complet jusqu'à la fin du festival. Le plus gros coup de cœur de Libre Théâtre depuis le début du festival (IN compris).
Le crédit, en français, c’est l’argent que prête, contre intérêt, celui qui en a trop à celui qui en manque. Ce crédit-là se mesure en euros. Mais le crédit, c’est aussi la crédibilité de celui qui présente des garanties matérielles et morales. Bref, pour obtenir un crédit, il faut déjà avoir un certain crédit. Ne dit-on pas à juste titre qu’on ne prête qu’aux riches ? Cette comédie très originale de Jordi Galceran met aux prises un employé de banque impitoyable et un aspirant emprunteur qui, n’ayant aucune garantie à mettre en avant pour obtenir son prêt, ne possède que le pouvoir de la parole pour amener son interlocuteur à lui ouvrir sa bourse. Après de nombreux rebondissements, par la seule force du verbe, les rôles vont s’inverser, et la situation va déraper, avant un dénouement inattendu. On n’en dira pas plus pour ne pas dévoiler l’intrigue… Cette comédie mise en scène par Pierre Lericq est réglée comme du papier à musique, et brillamment servie par un duo comique d’exception, Jean-Pierre et Sylvain Bugnon. Le rythme est enlevé et les déplacements chorégraphiés. Deux comédiens en vidéo font de ce duo un quatuor. On ne s’ennuie pas une seule seconde. Une proposition de spectacle à laquelle nous vous recommandons d’accorder crédit. Un vrai coup de cœur de Libre Théâtre.
La Compagnie La Lune et L'Océan nous convie à un spectacle loufoque autour des Nouveaux Diablogues de Roland Dubillard. En orfèvre du langage, ce maître de l'absurde, dont l'humour rappelle parfois celui de Raymond Devos, nous propose un voyage aux confins du non-sens. Un voyage qui se terminera comme il a commencé, par un naufrage de la raison, les rescapés étant condamnés à un éternel tête-à-tête avec un double difficile à supporter. L'enfer c'est les autres. Surtout quand il n'y en a qu'un seul... Jean-Marie Lecoq et Patrick Mons forment un duo comique d'une remarquable efficacité, au service de la langue de Roland Dubillard, qu'on a toujours plaisir à redécouvrir. Un spectacle à ne pas manquer.
La Foire de Madrid de Lope de Vega par la Compagnie Voix des Plumes Théâtre …
Vernissage de Václav Havel par la Compagnie Libre d’Esprit Chapelle des Italiens, 33 rue Paul …
La tortue et le limaçon sont-ils le même animal ? Un vieux couple aigri vivant en huis-clos se saisit de cette question pour une confrontation absurde leur servant de prétexte à s'entredéchirer... tandis qu'au-dehors la guerre fait rage. Comme la tortue et le limaçon, ces deux personnages mal assortis ont en commun la faculté, ou le travers, de se recroqueviller qui dans sa carapace et qui dans sa coquille pour échapper à la réalité terrifiante qui les entoure. L'une des originalités de cette mise en scène, par ailleurs très créative et très esthétique, est de faire incarner ces deux personnages antagoniques par trois comédiens (dont une comédienne), afin de souligner que ce qui se joue là dans cette joute oratoire est moins une querelle de couple qu'un dérapage linguistique, sémantique et symbolique. Un parti-pris que ce maître de l'absurde qu'est Ionesco n'aurait sans doute pas désapprouvé. Un beau spectacle, donc, qui permet de découvrir ou de redécouvrir une œuvre moins connue de Ionesco. À ne pas manquer.
Pourquoi l'histoire du Titanic, qui n'est somme toute qu'un tragique fait divers, a-t-elle frappé aussi fortement et aussi durablement les esprits, au point qu'aujourd'hui encore, certains sont prêts à risquer leur vie pour visiter l'épave ? Sans doute en raison de la portée symbolique de cette histoire devenue mythique. Tous, en naissant, riches ou pauvres, nous embarquons pour une croisière dont on sait déjà qu'elle se terminera par un naufrage. Alors mieux vaut penser que le voyage importe plus que la destination, et profiter pleinement de la traversée. Et c'est aussi la proposition que nous fait cette magnifique comédie musicale, en nous embarquant pour deux heures dans un spectacle dont on connaît déjà la fin, mais dont il convient de savourer chaque instant. Tout est là, en effet, pour nous faire passer un moment inoubliable. Les douze artistes sur scène savent tout faire, chanter, danser, jouer la comédie ou jouer d'un instrument. On rit beaucoup, on ne pleure presque jamais. La mise en scène très enlevée parvient à nous faire oublier que nous sommes assis dans un fauteuil de théâtre, et non sur un transat du Titanic. À moins que finalement ce ne soit un peu la même chose... N'hésitez pas à embarquer pour cette croisière sans retour, vous ne le regretterez pas. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage. Même si c'est un aller simple.
Baldwin and Buckley at Cambridge par la Compagnie Elevator Repair Service Gymnase du Lycée Mistral, …
Adaptée d'un roman graphique de Fabcaro, cette tragi-comédie loufoque a pour sujet l'ennui mortel (ici au sens propre) des déjeuners dominicaux en famille. Qui n'a jamais fait l'expérience de l'absurdité de ces propos anodins qu'on se sent obligés d'échanger dans ces circonstances afin d'éviter que s'installe un silence qui deviendrait vite embarrassant... et qui laisserait libre cours à une hostilité latente d'ordinaire sagement refoulée ? Les linguistes appellent cela la fonction phatique de la communication : parler pour ne rien dire juste pour s'assurer que le courant passe et qu'on est bien ensemble. Mais quand on n'a vraiment plus rien à dire, et que le verbiage quotidien n'est plus là pour empêcher le passage à l'acte, la situation peut vite devenir explosive. Le silence est une bombe à retardement que seul une explosion de rire peut désamorcer... Un spectacle d'une drôlerie cruelle sur le non-sens de la socialité, servi par une mise en scène très burlesque. À ne pas manquer.
On connaît tous (plus ou moins bien) les moments clefs de la tragédie qui marqua à jamais l'histoire moderne du Chili : l'élection d'Allende, le coup d'état de Pinochet, la terrible répression qui s'ensuivit, l'exil forcé de milliers de Chiliens, le référendum qui mit progressivement fin à la dictature... et très récemment le rejet de celui qui devait débarrasser le pays de la constitution imposé par le dictateur, qui reste donc à ce jour en vigueur, le projet de nouvelle constitution ayant été visiblement jugé trop progressiste par les électeurs, notamment en ce qui concerne les droits LGBT. Et c'est d'ailleurs une des originalités de ce spectacle fort et émouvant, en forme de cabaret très culotté et parfois même très déculotté, que mettre en lumière le sort tragique des minorités sexuelles, dont la cause est généralement pour le moins oubliée par toutes les révolutions qui devraient pourtant s'attacher à promouvoir toutes les formes de liberté, sans exclusive. Le spectacle est en espagnol, sur-titré en français. Il est inclus notamment des vidéos d'archives, des extraits de discours, ou encore les chansons mythiques qui ont rythmé cette histoire mouvementée de la dictature au Chili, qui bien sûr trouve encore des résonances aujourd'hui. Un spectacle nécessaire, à ne pas manquer donc.
Le 30 novembre 2020, en écoutant la radio, les auditeurs apprenaient la disparition d’une chanteuse qui pour beaucoup, au fil des ans, était presque devenue un membre de la famille. En effet, Anne Sylvestre a accompagné beaucoup de Français, et singulièrement de Françaises, à chaque étape de leur vie, telle une grande sœur qui vous comprend et à qui on peut se confier. Ses chansons ont ainsi aidé plusieurs générations à se construire, à supporter les épreuves, et à mener au quotidien les combats nécessaires à l'émancipation. C’est cette émotion, semblant si personnelle à chacun, que Marie Forfuit, accompagnée par la remarquable pianiste Lucie Sanse, parvient à transmettre dans ce magnifique spectacle. À travers les chansons et les engagements d’Anne Sylvestre, elles évoquent leur propre parcours artistique, avec humour et poésie. Elles nous rappellent comment cette grande autrice, compositrice et interprète a su raconter le quotidien et surtout mettre des mots sur les injustices ou les crimes de la société patriarcale pour donner corps à sa colère. Chacun peut y retrouver quelque chose de sa vie et l’on voudrait rester jusqu’au bout de la nuit pour partager avec ces artistes et le public de tous âges les chansons de notre vie : t’en souviens-tu, comme ça me revient ? Si Anne Sylvestre a compté pour vous ne manquez pas ce spectacle bouleversant. Et si vous ne la connaissez pas ou mal, courez y pour découvrir l’œuvre immense de cette femme du vent, cette « sorcière comme les autres ». Un coup de cœur de Libre Théâtre.
Le Tourbillon retrace la vie de Serge Rezvani, l’auteur d'inoubliables chansons interprétées entre autres par Jeanne Moreau. Né à Téhéran, d’une mère russe qui décède alors qu’il n’a que neuf ans, et d’un père d’origine persane, illusionniste à ses heures, Serge Rezvani commence dès l’âge de 15 ans à peindre. Le spectacle retrace le parcours extraordinaire de cet artiste presque centenaire aujourd’hui, de la peinture à la littérature en passant par l’écriture de chansons. Isabelle Richard raconte la vie de Rezvani à la première personne, à travers des extraits de ses œuvres autobiographiques et de ses chansons. La guitare de Parsa Sanjari offre un écrin musical à ce joli spectacle, qui fait aussi la part belle aux projections de peintures et de films.
Comment, par une imposture littéraire élevée au rang d'une éthique artistique, un poème écrit en français par un Suisse, est-il devenu en espagnol l'hymne de la résistance à la dictature au Chili ? Pour le savoir, courez voir ce spectacle en forme d'enquête presque policière et de quête absolument existentielle. Et si au-delà des egos parfois surdimensionnés, l'auteur d'une œuvre n'était finalement que le porte-parole de tous les êtres humains avec qui il fait société ? Si nous sommes tous plus ou moins des poètes, nous sommes donc tous un peu Juan Luis Martínez ou Jean-Louis Martinez, nous parlons tous la langue des hommes, nous sommes citoyens de la Terre et nous habitons tous entre autres Valparaiso. Une histoire tout à fait invraisemblable mais rigoureusement authentique, racontée dans un spectacle à suspense, qui donne à réfléchir tout en étant à la fois émouvant et très drôle. Un vrai coup de cœur de Libre Théâtre. Pensez néanmoins à réserver car sans aucune affiche, le bouche-à-oreille fonctionnant déjà à plein, ce spectacle est déjà souvent complet.
La Compagnie Tangente nous invite à redécouvrir l'une des œuvres emblématiques de Roland Dubillard, écrite en 1971, et qualifiée par l'auteur de "cauchemar comique". Il est bien sûr difficile, et il serait surtout vain, d'en résumer l'intrigue. Disons seulement que la pièce met en scène la confrontation d'un jeune couple de propriétaires avec un autre couple plus âgé à qui par nécessité ils ont loué leur "villa" de bord de mer... envahie par les moustiques et qui prend l'eau de partout. Ce faisant, se seraient-ils aussi vendus corps et âmes à ces intrus très envahissants ? Un sujet qui en lui-même semble étrangement moderne à l'époque où un peu partout dans nos villes, et singulièrement à Avignon pendant le festival, fleurissent les locations entre particuliers, chaque propriétaire étant susceptible d'inviter un inconnu à dormir dans son lit moyennant finance. Cette tragi-comédie aux accents absurdes, symboliques et surréalistes est interprétée par quatre comédiens d'exception : Maria Machado, qui fonda la Compagnie Tangente avec Roland Dubillard, Samuel Mercer, qui la dirige aujourd'hui, Denis Lavant, et Nèle Lavant. Autant dire qu'on est au plus près de la famille théâtrale de ce grand dramaturge. La mise en scène, très esthétique, est de Frank Hoffmann. Si tous les comédiens sont excellents, on se permettra de souligner une nouvelle fois l'extraordinaire performance de Denis Lavant, ici dans le registre d'un comique grinçant. À une époque où la prétendue nouveauté, au théâtre, est devenue un prérequis labellisable, on constate avec ce spectacle que lorsqu'elle ne cède pas à la mode, la modernité d'hier reste éternellement d'actualité. Quant à cet enfant terrible du théâtre et du cinéma français qu'est Denis Lavant, il nous prouve à nouveau que la jeunesse n'est pas une question d'âge. Un vrai coup de cœur de Libre Théâtre.
Au crépuscule de sa vie, Nioukhine convie son auditoire à une conférence tragi-comique, qui servira surtout de prétexte à ce pauvre homme pour faire un bilan désabusé de son existence absurde, en se plaignant de ce que ce long naufrage doit à son mariage, et en particulier à sa mégère de femme qu'il n'est jamais parvenu à apprivoiser. Avec cette habile adaptation du monologue de Tchekhov "Les Méfaits du tabac", Alain Payen nous transporte dans la Russie de la toute fin du XIXème siècle. Il fallait le merveilleux talent de ce conteur hors pair pour rendre avec une telle saveur la langue truculente de Tchekhov, et donner vie à ce personnage pathétique de petit bourgeois russe, et à cet univers déliquescent qui disparaîtra bientôt avec la révolution de 1917. Un spectacle à ne pas manquer.
Comme Claude Nougaro ou Nino Ferrer avant elle, Caroline Devismes rêve d'être une chanteuse black. Et par un miracle dont on ne vous révélera pas la nature afin de ne pas divulgâcher le spectacle, elle va le devenir... ou presque. Accompagnée aux claviers et à la batterie par ses deux complices Alex Anglio et Mehdi Bourayou, aspirant eux aussi avec plus ou moins de succès à être afro-américains, elle nous livre un numéro étonnant, tenant à la fois du one woman show à trois et de la comédie musicale en solo. Cette diable de femme sait tout faire : chanter, danser, jouer la comédie... Un spectacle complet, donc, porté par une comédienne attachante et souvent émouvante, alliant sincérité et auto-dérision pour nous raconter ce destin extraordinaire de femme et d'artiste. Attention, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être fortuite. On ne vous en dit pas plus... Courrez voir ce spectacle presqu'afro-américain, mais où les aficionados reconnaîtront aussi l'inimitable Le Douarec's touch ! Un véritable coup de cœur de Libre Théâtre.
En s’appuyant sur les écrits de Jean Zay, rédigés pendant sa captivité et publiés en 1945, Xavier Béja nous livre un très beau spectacle, à la fois instructif et émouvant, sur cette figure politique, souvent visionnaire. Le spectateur est frappé par la beauté de l’écriture qui entremêle souvenirs politiques, témoignages sur le quotidien dans les prisons, et réflexions bouleversantes sur la privation de liberté, la solitude et le temps qui passe. Sans oublier quelques touches de cet humour qui dit-on est la politesse du désespoir. La mise en scène de Michel Cochet, toute en sobriété, renforce la lisibilité de ces différents moments, alternant jeux de lumière, effets sonores et images d’archives. Xavier Béja incarne avec talent cet homme élégant, sensible et déterminé. Un spectacle nécessaire à ne pas manquer.
Cela commence comme du théâtre dans le théâtre. Une troupe répète un spectacle sur la création et le destin à la fois tragique et héroïque de la ville ouvrière de Malakoff. En cinq épisodes, ces six comédiens aux talents multiples vont nous raconter, comme souvent au théâtre justement, la grande Histoire à travers la petite. Car derrière les quelques grands hommes qui laisseront leurs noms dans les livres pour avoir marqué leur époque, et qui pour certains entreront au Panthéon, il y a des cohortes de héros et (singulièrement) d'héroïnes ordinaires sans qui rien de tout cela n'aurait été possible. Ne vous y trompez pas, cependant, cette réjouissante comédie presque musicale n'a rien d'un "métingue" politique. L'épopée de Malakoff et du mouvement ouvrier nous est racontée aussi à travers des chansons d'époque et des sketchs humoristiques. On est ému. On rit. On est bien au théâtre. Et le fait que cette messe républicaine soit célébrée dans une église ne fait qu'ajouter à la malice de ce spectacle, à ne manquer sous aucun prétexte.
La mise en scène de Samson et Dalila par Paco Azorin à l’Opéra Grand Avignon restera gravée dans la mémoire des spectateurs pendant longtemps. Dans cet opéra participatif et inclusif, la foule des Hébreux et des Philistins est interprétée par des personnes « à capacité différente », des personnes en situation de handicap avec leurs accompagnants, des enfants du Grand Avignon et des comédiens amateurs... Le récit biblique de la confrontation des deux peuples devient le symbole de toutes les guerres. Loin d’être anecdotique, le parti-pris de mise en scène donne à l’opéra de Saint-Saëns une profondeur remarquable, en particulier grâce aux costumes contemporains, aux projections d’images de conflits en arrière plan et à la présence constante sur le plateau d’une journaliste reporter de guerre. Tout au long de l’œuvre, l’émotion naît du contraste entre la dureté de ce qui est montré ou suggéré sur le plateau (toutes les exactions que les guerres provoquent, dans tous les camps) et la richesse harmonique de la partition musicale de Saint-Saëns, magnifiquement interprétée par l’Orchestre national Avignon-Provence, sous la direction de Nicolas Krüger. Tous les solistes répondent avec brio à l'exigence de cette œuvre riche et expressive. Comme dans la tradition antique, le chœur est un personnage à part entière : les nombreuses interventions du chœur de l’Opéra Grand Avignon, associé au chœur de l’Opéra de Toulon, sont d’une grande beauté, entre puissance et sensibilité, offrant des versions grandioses du Chœur des Hébreux et du Chœur des Philistins. Les danseurs du Ballet de l’Opéra sont tout aussi remarquables, qu’ils guident les mouvements de foule ou qu’ils soient au premier plan. Un spectacle total, engagé et poignant, longtemps ovationné lors de la première par un public conquis.
Dans une caravane, un homme contemple son cadavre, perché sur un réfrigérateur. Sous forme de flashs qui le projettent dans son passé, il se remémore avec ironie sa vie, tristement banale, de quincaillier et amateur de peinture. Témoin amusé des réactions de ses proches à sa disparition, il suit attentivement toutes les étapes qui mènent à l’enterrement de son corps. Christian Mulot signe l’adaptation théâtrale du roman de Didier Van Cauwelaert et réussit à donner vie à ce récit plein d’humour, en incarnant avec énergie et gourmandise les multiples personnages souvent truculents de cette histoire originale. La performance du comédien réside aussi dans l’évolution subtile du caractère du mort, d’abord caustique puis sensible et enfin débordant de tendresse. Un spectacle drôle et finalement optimiste.
Cabosse ou la particularité de Fanny Corbasson. Le paradoxe de la norme, et de la tyrannie qu'elle exerce sur chacun de nous, c'est que la norme n'existe pas. Ce que la société nous présente comme la norme relève en réalité d'un idéal auquel se comparer et vers lequel tendre en se conformant à tous les préceptes de... la société elle-même. Et notamment de la société de consommation. La norme n'est donc finalement que l'ultime instrument social de la soumission volontaire. Avec ce seule-en-scène, Fanny Corbasson nous raconte l'histoire de sa "particularité", qu'enfant elle ne perçoit d'abord pas comme un réel handicap, mais que le miroir social s'attache à lui renvoyer comme une "monstruosité", dont la médecine se propose de la délivrer. Avec plus ou moins de succès d'ailleurs. Le spectateur se reconnaît d'autant mieux dans ce personnage cabossé que sa difformité, loin de sauter aux yeux, est plutôt de l'ordre du complexe soigneusement fabriqué et entretenu par le jugement social. Et ce n'est qu'en changeant son regard sur elle-même que cette enfant puis cette femme en devenir, comme dans un conte de fée, finira libérée... et délivrée. Un spectacle émouvant sur la différence qui constitue l'identité de chacun de nous, et donc sur l'acceptation de nous-même qui seule nous permettra de vivre pleinement notre vie d'adulte.
Bannie de la cour, la belle Rosalinde se réfugie dans une forêt, travestie en homme. Elle y rencontrera l'amour... Tel est en une ligne l'argument de cette comédie de Shakespeare, célèbre notamment pour son monologue proclamant que "la vie est un théâtre". Comme toujours avec Shakespeare, tout autant que l'intrigue somme toute assez classique de cette comédie de travestissement, c'est la truculence de la langue, très bien rendue dans cette traduction, qui fait le charme de la pièce. Avec cette mise en scène très rock and roll, Léna Bréban (qui joue aussi le personnage de Célia), nous offre un réjouissant spectacle, en s'appuyant principalement sur le talent et l'enthousiasme communicatif des comédiens, semblant animés par un esprit de troupe comme à l'époque du grand William. On ne pourra s'empêcher cependant de saluer tout particulièrement la performance de Barbara Schulz, qui incarne une Rosalinde pétillante et espiègle, galvanisant l'ensemble de ses partenaires de jeu et avec eux son auditoire. Un spectacle à ne pas manquer.
La relation trouble entre la bourgeoisie et sa domesticité a inspiré de très nombreuses œuvres littéraires, théâtrales, cinématographique ou audiovisuelles. Il n'est que de citer "Les bonnes", "L'amant de Lady Chatterley" ou "Downtown Abbey". Cette dialectique du maître et de l’esclave, affranchi mais toujours aliéné, est en effet à la fois tragique, complexe et ambiguë. Car au-delà de la violence symbolique et physique, comme dans le célèbre syndrome de Stockholm, l'esclave peut en arriver à chérir Avec "Le journal d'une femme de chambre", Octave Mirbeau nous offre une version relativement optimiste de la lutte des classes. Célestine, cabossée par cette vie de soumission au service de ses différents maîtres, finira par trouver l'amour et ouvrir un café, en devenant ainsi son propre patron. "Le journal d'une femme de chambre", c'est donc en quelque sorte "L’assommoir" qui se terminerait bien. Dans cette adaptation pour la scène par Patrick Valette du roman de Mirbeau, Dorothée Hardy incarne avec passion ce personnage lumineux, et nous donne à entendre à la perfection le propos de l'auteur. Tour à tour espiègle et bouleversante, elle nous livre de façon très convaincante et très émouvante cette sublime histoire de résilience. À ne pas manquer.
Dans le couloir d’une maternité, une mère parle à sa fille qui vient de naître, et qui a dû être placée sous respirateur artificiel. Pendant une nuit entière, elle va l'exhorter à choisir la vie. Malgré la difficulté à respirer dans un monde devenu... irrespirable ? Cette mère courage n’élude aucun des problèmes auxquels sa fille se trouvera confrontée dans cet univers impitoyable. Au fil des heures pourtant, à mesure que l’espoir s’amenuise, son discours se fait plus lumineux. Accompagnée par le musicien Bruno Ralle, qui parvient à créer au clavier et à la guitare une atmosphère sonore tour à tour enveloppante ou angoissante, Romane Bohringer incarne avec passion ce personnage de mère héroïque créé par Sophie Maurer. Sur la scène, elle devient cette femme à la fois fantasque, déterminée, et poignante. Sa proximité avec le public permet le partage de toutes les émotions qui la traversent, sans jamais verser dans la sensiblerie. Un spectacle bouleversant, mais dont on sort finalement réconforté.
La plupart d'entre nous apprendrons déjà avec ce spectacle jubilatoire et pédagogique l'existence bien réelle et les étranges mœurs du tardigrade, un micro-organisme très ancien et très primitif, ayant notamment la faculté de se mettre en état de mort apparente et d'hibernation pour faire face à un stress occasionnel ou à des conditions de survie difficiles. Ce curieux animal a inspiré à Guillaume Mika une fable drolatique sur l'évolution de l'homme, avec son nécessaire et problématique passage par l'état larvaire de l'adolescence. Raconter trop en détail l'histoire de cette expérience théâtrale serait divulgâcher la pièce. Disons seulement qu'il s'agit en quelque sorte, dans cette comédie à la fois scientifique et symbolique, du monstre de la Métamorphose de Kafka à qui Ionesco ferait La Leçon. L'auteur et metteur en scène joue aussi un rôle dans la pièce aux côtés de la pétillante Heidi-Eva Clavier. On saluera également la performance d'Adalberto Fernandez Torres qui, en interprétant ce rôle muet de tardigrade géant, nous livre un incroyable numéro de contorsionniste. Un spectacle tout public à ne pas manquer.
Loin de l'argument du conte ayant inspiré le ballet originel, Edouard Hue nous propose une interprétation psychanalytique de ce récit initiatique. Il met pour cela en œuvre l'opposition plastique entre les ténèbres et la lumière, et celle du noir et de la couleur, pour symboliser le passage de l'inconscient à la conscience, et le surgissement progressif de l'identité au milieu de l'indistinction collective. Au centre de ce récit d'émergence de l'identité à travers celle de la conscience, un être à la fois unique et ordinaire se meut avec difficulté, tantôt entravé et tantôt porté par les forces obscures qui l'entourent. De cette noirceur surgit parfois un bleu foncé moins profond que le noir, avant l'apparition fantastique et fugace de la couleur sous la forme d'un voile multicolore. Au final, l'avénement de l'identité chez cet être en devenir semble réveiller en lui la mémoire de ceux qui l'ont précédé et la prémonition de ceux qui le suivront dans ce voyage mythique de l'inconscient vers la conscience collective. Un ballet très graphique et d'une grande portée symbolique.
Le 5 avril à la FabricA, Tiago Rodrigues, nouveau Directeur du Festival d’Avignon, a dévoilé avec enthousiasme et humour la programmation de la 77ème édition, qui s’inscrit dans la tradition du Festival, alliant exigence dans la création et démocratisation de l’accès au théâtre. L’hypersensibilité des artistes envers la vulnérabilité humaine, et leur capacité à nourrir l’imaginaire en proposant des relectures fictionnelles de la réalité, sera le fil rouge de ce programme foisonnant et très séduisant. À travers les différents spectacles présentés, dont plus de la moitié sont portés par des femmes, c’est un projet politique qui se dessine pour rendre compte de la complexité du monde et combattre les simplifications dangereuses des discours populistes. La diversité, d'ailleurs, sera sur scène mais aussi dans le public, avec notamment le projet « Première fois » invitant 5000 jeunes de toute la France à découvrir le théâtre lors de ce Festival.
En ce premier avril, à la Scala Provence, le Sirba Octet nous invitait à un voyage à travers les musiques klezmer et tziganes d’Europe orientale. Le répertoire revisité par ces musiciens d'exception proposait de nombreuses découvertes à côté de morceaux plus connus. La virtuosité des interprètes et la qualité des arrangements, mêlant cordes, piano, clarinette et cymbalum, conféraient à l'ensemble un éclat et un timbre particuliers, en une fusion parfaite des musiques traditionnelles avec le classique voire le jazz.
Écrite un demi-siècle avant la Révolution, cette pièce de Marivaux ne semble guère prêcher la révolte. Elle se moque à la fois des maîtres et des valets, et mise sur la miséricorde pour régler la lutte des classes. Il s'agit donc plutôt d'une comédie de mœurs assez légère, délicieusement interprétée par cinq comédiens pleins d'allant et de talent. La mise en scène est soignée, et les lumières très réussies. Le tout dans un petit théâtre permettant une grande proximité avec le public. Un spectacle tout public, à ne pas manquer.
La Compagnie Deraïdenz recevait hier soir le public avignonnais au Théâtre du Chêne Noir pour échanger avec lui sur le processus de création en cours de son prochain spectacle : Le Dernier Jour de Pierre. Un moment rare de partage. Si un magicien ne révèle jamais ses trucs, il est aussi exceptionnel qu’une compagnie de marionnettes prenne ainsi le risque de mettre à jour la mécanique généralement cachée derrière les rideaux, et de dévoiler ses secrets voire ses doutes. Imaginé par Baptiste Zsilina, assisté par de nombreux membres de cette compagnie avignonnaise, ce spectacle de marionnettes, sans parole, s'annonce comme une expérience esthétique, sensorielle et émotionnelle unique, dans la lignée des précédentes créations de la Compagnie (Les souffrances de Job, InKarne ou Baba Youv) qui en convoquant des univers très singuliers et des sujets très forts ont durablement marqué tous les spectateurs.
Olivier Fredj joue avec intelligence des images vidéos, tout en convoquant la machinerie traditionnelle de l’opéra pour proposer des scènes d’une grande beauté. Il parvient à provoquer l’hilarité du public par la gestuelle et la voix de ces personnages extravagants, ainsi que par les costumes dont ils sont affublés. Olivier Fredj réussit également à transmettre avec finesse le message de l’œuvre originale, prônant la tolérance vis-à-vis de l’Autre et critiquant les préjugés de la société bourgeoise, en ce qui concerne la condition féminine notamment. Jamais le choix de mélanger les genres n’a paru aussi pertinent et cohérent, le tout sous le portrait en transparence d'un Offenbach goguenard, plus actuel que jamais. La musique entraînante de Jacques Offenbach, servie avec allant par l’orchestre de l’Opéra Grand Avignon sous la direction d’Yves Senn, réjouit par son inventivité. Elle provoque elle aussi le rire, et parfois l’émotion. L’ensemble des interprètes, solistes et membres du Chœur de l’Opéra Grand Avignon, jouent la comédie aussi bien qu’ils chantent. Le duo dans les airs d’Héloïse Mas, incarnant avec panache le rôle travesti de Caprice, et de Sheva Toval, une Fantasia tour à tour enjouée ou touchante, restera longtemps dans nos mémoires. On n’oubliera pas les danseurs acrobates qui contribuent également au succès de cette féerie.
Programmées dans le cadre du Festival Andalou, les trois musiciennes de la formation Chakâm ont enchanté le public avignonnais venu en nombre pour les écouter au théâtre Le Chien qui fume. La richesse mélodique et la variété rythmique des compositions et des improvisations de ce trio féminin très attachant nous entraînent dans un voyage hors du temps, tout en constituant au présent un engagement pour la liberté, notamment celle des femmes, d'exprimer sa passion par la voix et par la musique. Une formation à suivre.
Il faut d'abord parler du lieu. Car venir au Rouge Gorge, surtout pour la première fois, est en soi un événement extraordinaire. Installé dans l'ancienne imprimerie Aubanel, au pied du monumental Palais des Papes, et adossée au Rocher des Doms qui affleure encore à l'intérieur, le Rouge Gorge, avec sa structure métallique et sa vaste nef centrale entourée d'une coursive, le tout surplombé d'une verrière, a des allures de cathédrale industrielle ou de paquebot transatlantique. C'est d'ailleurs à un voyage musical et culturel entre l'Occident et l'Orient que nous invitaient l'Orchestre Tarab et la chorale Les Chandalous, sous la direction du maître Fouad Didi. Un voyage de l'Andalousie à Damas, nous invitant à découvrir des musiques savantes ou populaires, associées à des textes poétiques et philosophiques.
Lors de l’édition 2023 du Festival d’Avignon, Libre Théâtre a assisté à 58 spectacles (dont 4 spectacles dans le IN). Nous avons sélectionné, sans exclusive, des spectacles relevant de genres très variés, joués dans des théâtres réputés mais aussi dans de très petites salles, par des compagnies connues et d’autres pour lesquelles Avignon était une première. Sur ces 58 spectacles vus, nous en avons recommandé 39 (dont 15 « Coups de Cœur). Notre ligne éditoriale étant « Du texte à la scène », nous avons comme toujours été particulièrement attentifs à l’écriture des spectacles, que cette écriture soit textuelle ou visuelle, chorégraphique ou musicale. Comme il ne saurait y avoir de grand concert sans une bonne partition, il n’y a pas de bons spectacles sans une bonne dramaturgie.