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Cabosse ou la particularité de Fanny Corbasson. Le paradoxe de la norme, et de la tyrannie qu'elle exerce sur chacun de nous, c'est que la norme n'existe pas. Ce que la société nous présente comme la norme relève en réalité d'un idéal auquel se comparer et vers lequel tendre en se conformant à tous les préceptes de... la société elle-même. Et notamment de la société de consommation. La norme n'est donc finalement que l'ultime instrument social de la soumission volontaire. Avec ce seule-en-scène, Fanny Corbasson nous raconte l'histoire de sa "particularité", qu'enfant elle ne perçoit d'abord pas comme un réel handicap, mais que le miroir social s'attache à lui renvoyer comme une "monstruosité", dont la médecine se propose de la délivrer. Avec plus ou moins de succès d'ailleurs. Le spectateur se reconnaît d'autant mieux dans ce personnage cabossé que sa difformité, loin de sauter aux yeux, est plutôt de l'ordre du complexe soigneusement fabriqué et entretenu par le jugement social. Et ce n'est qu'en changeant son regard sur elle-même que cette enfant puis cette femme en devenir, comme dans un conte de fée, finira libérée... et délivrée. Un spectacle émouvant sur la différence qui constitue l'identité de chacun de nous, et donc sur l'acceptation de nous-même qui seule nous permettra de vivre pleinement notre vie d'adulte.
Bannie de la cour, la belle Rosalinde se réfugie dans une forêt, travestie en homme. Elle y rencontrera l'amour... Tel est en une ligne l'argument de cette comédie de Shakespeare, célèbre notamment pour son monologue proclamant que "la vie est un théâtre". Comme toujours avec Shakespeare, tout autant que l'intrigue somme toute assez classique de cette comédie de travestissement, c'est la truculence de la langue, très bien rendue dans cette traduction, qui fait le charme de la pièce. Avec cette mise en scène très rock and roll, Léna Bréban (qui joue aussi le personnage de Célia), nous offre un réjouissant spectacle, en s'appuyant principalement sur le talent et l'enthousiasme communicatif des comédiens, semblant animés par un esprit de troupe comme à l'époque du grand William. On ne pourra s'empêcher cependant de saluer tout particulièrement la performance de Barbara Schulz, qui incarne une Rosalinde pétillante et espiègle, galvanisant l'ensemble de ses partenaires de jeu et avec eux son auditoire. Un spectacle à ne pas manquer.
La relation trouble entre la bourgeoisie et sa domesticité a inspiré de très nombreuses œuvres littéraires, théâtrales, cinématographique ou audiovisuelles. Il n'est que de citer "Les bonnes", "L'amant de Lady Chatterley" ou "Downtown Abbey". Cette dialectique du maître et de l’esclave, affranchi mais toujours aliéné, est en effet à la fois tragique, complexe et ambiguë. Car au-delà de la violence symbolique et physique, comme dans le célèbre syndrome de Stockholm, l'esclave peut en arriver à chérir Avec "Le journal d'une femme de chambre", Octave Mirbeau nous offre une version relativement optimiste de la lutte des classes. Célestine, cabossée par cette vie de soumission au service de ses différents maîtres, finira par trouver l'amour et ouvrir un café, en devenant ainsi son propre patron. "Le journal d'une femme de chambre", c'est donc en quelque sorte "L’assommoir" qui se terminerait bien. Dans cette adaptation pour la scène par Patrick Valette du roman de Mirbeau, Dorothée Hardy incarne avec passion ce personnage lumineux, et nous donne à entendre à la perfection le propos de l'auteur. Tour à tour espiègle et bouleversante, elle nous livre de façon très convaincante et très émouvante cette sublime histoire de résilience. À ne pas manquer.
Dans le couloir d’une maternité, une mère parle à sa fille qui vient de naître, et qui a dû être placée sous respirateur artificiel. Pendant une nuit entière, elle va l'exhorter à choisir la vie. Malgré la difficulté à respirer dans un monde devenu... irrespirable ? Cette mère courage n’élude aucun des problèmes auxquels sa fille se trouvera confrontée dans cet univers impitoyable. Au fil des heures pourtant, à mesure que l’espoir s’amenuise, son discours se fait plus lumineux. Accompagnée par le musicien Bruno Ralle, qui parvient à créer au clavier et à la guitare une atmosphère sonore tour à tour enveloppante ou angoissante, Romane Bohringer incarne avec passion ce personnage de mère héroïque créé par Sophie Maurer. Sur la scène, elle devient cette femme à la fois fantasque, déterminée, et poignante. Sa proximité avec le public permet le partage de toutes les émotions qui la traversent, sans jamais verser dans la sensiblerie. Un spectacle bouleversant, mais dont on sort finalement réconforté.
La plupart d'entre nous apprendrons déjà avec ce spectacle jubilatoire et pédagogique l'existence bien réelle et les étranges mœurs du tardigrade, un micro-organisme très ancien et très primitif, ayant notamment la faculté de se mettre en état de mort apparente et d'hibernation pour faire face à un stress occasionnel ou à des conditions de survie difficiles. Ce curieux animal a inspiré à Guillaume Mika une fable drolatique sur l'évolution de l'homme, avec son nécessaire et problématique passage par l'état larvaire de l'adolescence. Raconter trop en détail l'histoire de cette expérience théâtrale serait divulgâcher la pièce. Disons seulement qu'il s'agit en quelque sorte, dans cette comédie à la fois scientifique et symbolique, du monstre de la Métamorphose de Kafka à qui Ionesco ferait La Leçon. L'auteur et metteur en scène joue aussi un rôle dans la pièce aux côtés de la pétillante Heidi-Eva Clavier. On saluera également la performance d'Adalberto Fernandez Torres qui, en interprétant ce rôle muet de tardigrade géant, nous livre un incroyable numéro de contorsionniste. Un spectacle tout public à ne pas manquer.
Loin de l'argument du conte ayant inspiré le ballet originel, Edouard Hue nous propose une interprétation psychanalytique de ce récit initiatique. Il met pour cela en œuvre l'opposition plastique entre les ténèbres et la lumière, et celle du noir et de la couleur, pour symboliser le passage de l'inconscient à la conscience, et le surgissement progressif de l'identité au milieu de l'indistinction collective. Au centre de ce récit d'émergence de l'identité à travers celle de la conscience, un être à la fois unique et ordinaire se meut avec difficulté, tantôt entravé et tantôt porté par les forces obscures qui l'entourent. De cette noirceur surgit parfois un bleu foncé moins profond que le noir, avant l'apparition fantastique et fugace de la couleur sous la forme d'un voile multicolore. Au final, l'avénement de l'identité chez cet être en devenir semble réveiller en lui la mémoire de ceux qui l'ont précédé et la prémonition de ceux qui le suivront dans ce voyage mythique de l'inconscient vers la conscience collective. Un ballet très graphique et d'une grande portée symbolique.
Le 5 avril à la FabricA, Tiago Rodrigues, nouveau Directeur du Festival d’Avignon, a dévoilé avec enthousiasme et humour la programmation de la 77ème édition, qui s’inscrit dans la tradition du Festival, alliant exigence dans la création et démocratisation de l’accès au théâtre. L’hypersensibilité des artistes envers la vulnérabilité humaine, et leur capacité à nourrir l’imaginaire en proposant des relectures fictionnelles de la réalité, sera le fil rouge de ce programme foisonnant et très séduisant. À travers les différents spectacles présentés, dont plus de la moitié sont portés par des femmes, c’est un projet politique qui se dessine pour rendre compte de la complexité du monde et combattre les simplifications dangereuses des discours populistes. La diversité, d'ailleurs, sera sur scène mais aussi dans le public, avec notamment le projet « Première fois » invitant 5000 jeunes de toute la France à découvrir le théâtre lors de ce Festival.
En ce premier avril, à la Scala Provence, le Sirba Octet nous invitait à un voyage à travers les musiques klezmer et tziganes d’Europe orientale. Le répertoire revisité par ces musiciens d'exception proposait de nombreuses découvertes à côté de morceaux plus connus. La virtuosité des interprètes et la qualité des arrangements, mêlant cordes, piano, clarinette et cymbalum, conféraient à l'ensemble un éclat et un timbre particuliers, en une fusion parfaite des musiques traditionnelles avec le classique voire le jazz.
Écrite un demi-siècle avant la Révolution, cette pièce de Marivaux ne semble guère prêcher la révolte. Elle se moque à la fois des maîtres et des valets, et mise sur la miséricorde pour régler la lutte des classes. Il s'agit donc plutôt d'une comédie de mœurs assez légère, délicieusement interprétée par cinq comédiens pleins d'allant et de talent. La mise en scène est soignée, et les lumières très réussies. Le tout dans un petit théâtre permettant une grande proximité avec le public. Un spectacle tout public, à ne pas manquer.
La Compagnie Deraïdenz recevait hier soir le public avignonnais au Théâtre du Chêne Noir pour échanger avec lui sur le processus de création en cours de son prochain spectacle : Le Dernier Jour de Pierre. Un moment rare de partage. Si un magicien ne révèle jamais ses trucs, il est aussi exceptionnel qu’une compagnie de marionnettes prenne ainsi le risque de mettre à jour la mécanique généralement cachée derrière les rideaux, et de dévoiler ses secrets voire ses doutes. Imaginé par Baptiste Zsilina, assisté par de nombreux membres de cette compagnie avignonnaise, ce spectacle de marionnettes, sans parole, s'annonce comme une expérience esthétique, sensorielle et émotionnelle unique, dans la lignée des précédentes créations de la Compagnie (Les souffrances de Job, InKarne ou Baba Youv) qui en convoquant des univers très singuliers et des sujets très forts ont durablement marqué tous les spectateurs.
Olivier Fredj joue avec intelligence des images vidéos, tout en convoquant la machinerie traditionnelle de l’opéra pour proposer des scènes d’une grande beauté. Il parvient à provoquer l’hilarité du public par la gestuelle et la voix de ces personnages extravagants, ainsi que par les costumes dont ils sont affublés. Olivier Fredj réussit également à transmettre avec finesse le message de l’œuvre originale, prônant la tolérance vis-à-vis de l’Autre et critiquant les préjugés de la société bourgeoise, en ce qui concerne la condition féminine notamment. Jamais le choix de mélanger les genres n’a paru aussi pertinent et cohérent, le tout sous le portrait en transparence d'un Offenbach goguenard, plus actuel que jamais. La musique entraînante de Jacques Offenbach, servie avec allant par l’orchestre de l’Opéra Grand Avignon sous la direction d’Yves Senn, réjouit par son inventivité. Elle provoque elle aussi le rire, et parfois l’émotion. L’ensemble des interprètes, solistes et membres du Chœur de l’Opéra Grand Avignon, jouent la comédie aussi bien qu’ils chantent. Le duo dans les airs d’Héloïse Mas, incarnant avec panache le rôle travesti de Caprice, et de Sheva Toval, une Fantasia tour à tour enjouée ou touchante, restera longtemps dans nos mémoires. On n’oubliera pas les danseurs acrobates qui contribuent également au succès de cette féerie.
Programmées dans le cadre du Festival Andalou, les trois musiciennes de la formation Chakâm ont enchanté le public avignonnais venu en nombre pour les écouter au théâtre Le Chien qui fume. La richesse mélodique et la variété rythmique des compositions et des improvisations de ce trio féminin très attachant nous entraînent dans un voyage hors du temps, tout en constituant au présent un engagement pour la liberté, notamment celle des femmes, d'exprimer sa passion par la voix et par la musique. Une formation à suivre.