Les ressorts comiques du langage chez Feydeau

Au-delà de la belle mécanique du vaudeville et de la modernité de la critique de société de la Belle Epoque, Feydeau propose dans ses pièces une langue théâtrale très riche, au service de la comédie.
Libre Théâtre vous propose d’explorer quelques procédés utilisés par Feydeau à travers son œuvre : l’argot, les jurons,  les accents, les mots inventés, les mots mal utilisés, les erreurs de liaison, les dérèglements du langage, l’invention d’une langue, les formules-scie, l’onomastique ridicule des personnages, les jeux de mots, les répétitions…

L’argot

C’est la pièce  Occupe toi d’Amélie ! qui offre le plus grand nombre d’expressions argotiques : on retiendra le « Qu’il est bath !  » d’Amélie devant un diamant,  » et la célèbre séquence :

Marcel, se laissant tomber sur l’extrême droite du canapé, le coude gauche sur le dossier, la tête dans la main.
Eh ! parce que j’en ai assez de la mouise où je me débats depuis un an !
Irènequi ne comprend pas.
La mouise?
Amélie.
Oui, c’est-à-dire la purée.
Irènemême jeu.
La purée?
Etienne.
La débine.
Irènemême jeu.
La débine?
Pochettrès gentiment.
La crotte.
Irènerépétant machinalement.
La cr… Oh !
Marcelsans se lever, se retournant vers Irène.
Je n’ai plus le sou, quoi ! Je n’ai plus le sou, voilà !…

Jurons

L’exemple le plus marquant est le « Ta gueule », prononcé par le jeune Toto (7 ans) à M. Chouilloux, fonctionnaire du Ministère des Armées, dans On purge Bébé !

Les accents

Théâtre des Nouveautés. Affiche de Paul Maurou, 1893.
Théâtre des Nouveautés. Affiche de Paul Maurou, 1893.

L’accent suisse de Chamel dans Champignol malgré lui
Fus ne nus entendiez donc pas ? Nus fus abbelions.
L’accent alsacien d’Annette dans Feu la mère de Madame qui ne cesse de dire Mâtâme ! Mâtâme ! Mon Tié ! Mon Tié !
Annette.
Che fais mette ine chipe !
Lucien.
 Eh! “ine chipe! ine chipe !” si vous croyez qu’on fera attention à vous ! à cinq heures du matin !
Annette.
Che peux pas aller comme ça en chipon ! c’est pas gôrrect .
Lucien.
Eh ! bien prenez un waterproof.
Annette.
Ché n’ai bas dé vatfairpoufe.
Lucien.
 Eh ! bien ! vous prendrez mon pardessus qui est pendu dans l’antichambre.
Annette.
Ah ! c’est écal ! c’est pas gôrrect !
Lucien.
Bon, bon, ça va bien, allez !
Annette.
De quoi qu’est-ce que che vais avoir l’air ! t’ine femme touteuse !
Lucien.
Eh ! bien ! si on vous enlève, vous viendrez me le dire.
Annette.
 Comme ine crue ! (Elle sort par le fond).

Affiche du Théâtre du Palais-Royal, 09-01-1894. Source : Bnf/ Gallica
Affiche du Théâtre du Palais-Royal, 09-01-1894. Source : Bnf/ Gallica

L’accent hispanique du Général Irriga dans Un Fil à la patte

Yo no pouis pas ! Yo souis trop émoute ! Ah ! quand yo recevous cette lettre de vouss ! Cette lettre ousqué il m’accordait la grâce dé… oune entrefou pour tous les deusses ; ah ! Caramba ! caramba !… (Ne trouvant pas de mot pour exprimer ce qu’il ressent.) Qué yo no pouis dire.

L’accent hispanique Carlos Homenides de Histangua dans La Puce à l’oreille

Cé n’est pas la yhaloussie ! mais yo trouve qué c’est ounférior à la dignité.

L’accent britannique de Maggy dans le Dindon

Maggy.
Oh ! yes ! parce que je vous haime toujours, moâ ! Ah ! dear me ! pour trouver vous, j’ai quitté London, j’ai traversé le Manche qui me rend bien malade… j’ai eu le mal de mer, j’ai rendu… j’ai rendu… comment disé ?
Vatelin.
Oui ! oui. Ca suffit ! Après ?…
Maggy.
No, j’ai rendu l’âme, mais ce m’est égal !… Je disei ! Je vais la voir, loui… et je souis là, pour houitt jours.

…puis le mari de Maggy, Soldignac toujours dans le Dindon

Soldignac.
Mon cher ami, j’ai appris une chose, vous allez être bien étonné, je suis coquiou.
Vatelin.
Co… quoi ?
Soldignac.
Pas coquoi, coquiou… madame Soldignac me trompe si vous préférez.

Dans Un Fil à la patte,  le comique repose sur un dialogue mêlant anglais et français : Miss Betting, la suivante de Mlle Vivianne, dialogue en anglais avec la Baronne, mère de Vivianne qui ne comprend rien.

Mots inventés

Dans Occupe toi d’Amélie :

Pochet : Sufficit ! en matière de duel, le règlement est péremptoire: c’est celui qu’il a reçu la première gifle qu’il est l’offensé ! le reste ne compte pas.
Van Putzeboum : te voilà, filske !… Eh bien ! me voilà, moi ! A la bonne heure ! on sent ici que tu deviens un homme sérieux… dans ce foyer familial, n’est-ce pas?

Mots mal utilisés

Pochet dans Occupe toi d’Amélie

J’espère qu’après ça, monsieur, vous ne refuserez pas d’obtempérer au retrait de vos allégations suppositoires

Dans Mais n’te promène donc pas toute nue, Clarisse multiplie les mots incorrectement utilisés :

C’est encore heureux ! Parbleu, tu es au frais, ici ! Tu ne te doutes pas que dehors nous avons au moins…trente-cinq au trente-six degrés…de latitude !

Ah ! ben ! il a du culot ! Cet homme qui a dit de toi… ping pong !

Dans Hortense a dit : « je m’en fous »

Hortense
Est-ce que Monsieur pourra me faire mon certificat ?
Follbraguet, tout en écrivant.
Oh ! pas aujourd’hui, vous le ferez prendre demain (Achevant d’écrire) cent quarante-huit francs vingt ! Neuf février 1915. Là, écrivez en dessous, “pour acquit”, et signez.
Hortense, prenant la plume.
Oui, Monsieur.
Follbraguet.
Non, non, “pour acquit”, pas en trois mots, c’est pas une interrogation (Épelant) P-o-u-r, plus loin…a-c-q-u-i-t !…
Hortense.
J’ai oublié de mettre les traits d’oignon.
Follbraguet.
Ce n’est pas utile. Signez.

Erreurs de liaisons : pataquès, cuirs, velours et psiloses

Charlotte dans Champignol malgré lui

Blanchite et nourrite ?

Dans Occupe-toi d’Amélie

Paquet – Je tiens à z’y leur dire !
Pochet –  Lui as-tu, oui z’ou non, octroyé une calotte la première ?
Pochet – Eh ! bien, quand on a z’eu tort, y a pas d’honte à le reconnaître.

Source INA
Source INA

Dans On purge Bébé, Follavoine demande à la servante si elle sait où se trouvent les Hébrides :

Elle ne sait rien cette fille ! Rien ! qu’est-ce qu’on lui a appris à l’école ? (Redescendant jusque devant la table contre laquelle il s’adosse.) « C’est pas elle qui a rangé les Hébrides » ! Je te crois, parbleu ! (Se replongeant dans son dictionnaire.) « Z’Hébrides… Z’Hébrides… » (Au public.) C’est extraordinaire ! je trouve zèbre, zébré, zébrure, zébu !… Mais de Zhébrides, pas plus que dans mon œil ! Si ça y était, ce serait entre zébré et zébrure. On ne trouve rien dans ce dictionnaire !

puis la mère, Julie, s’y met sans plus de succès et enfin ils trouvent et résument la scène :

Julie, furieuse, allant jusqu’au coin gauche de la table sur laquelle elle pose son seau.
Oh ! c’est trop fort ! Quand c’est moi qui ai pris le dictionnaire ! quand c’est moi qui ai cherché dedans !
Follavoine, descendant par la droite de la table. Sur un ton persifleur.
Oui, dans les E !
Julie.
Dans les E…dans les E d’abord ; comme toi avant, dans les Z ; mais ensuite dans les H.
Follavoine, s’asseyant sur le fauteuil qui est à droite devant la table. L’air détaché, les yeux au plafond.
Belle malice, quand j’ai eu dit : “Pourquoi pas dans les H” ?
Julie, gagnant la gauche.
Oui, comme tu aurais dit “Pourquoi pas dans les Q” ?
Follavoine.
Oh ! non, ma chère amie, non ! si nous en arrivons aux grossièretés !…

Les dérèglements du langage

Camille a le « palais perforé » et ne peut prononcer que les voyelles à moins d’équiper une prothèse dans Un Fil à la Patte.
Le député Coustouillu, célèbre pour ses talents d’orateur, devient maladivement timide face à la femme qu’il aime et le maçon Lapige, sous le coup de l’émotion, se met à aboyer (La Main passe).
Mathieu est affligé de crises de bégaiement en cas de mauvais temps dans Hotel du Libre échange. Pinglet essaiera de censurer le discours du bègue Mathieu, témoin indésirable, en profitant de son handicap :

Mathieu. – Nous avons été passer la nuit avec mes filles au dépôt…
Pinglet, vivement. – … toir !… au dépotoir !… (Se retournant.) Ne faites pas attention ! Il bégaie ! Il bégaie !

L’invention d’une langue

Dans Occupe-toi d’Amélie, Feydeau invente une langue slave et met la traduction française de manière à ce que les acteurs puissent mettre l’intonation voulue :

Le Généralla main à son front, au prince qui arpente nerveusement la chambre.
Swoya Altessia na jabo dot schalipp as madié? (Votre Altesse n’a pas d’ordres à me donner ?)
Le Princes’arrêtant, et après une seconde d’hésitation.
Nack. (Non.)
Le Général.
Lovo, sta Swoya Altessia lo madiet, me pipilski teradief. (Alors, si Votre Altesse le permet, je vais me retirer.)
Le Prince.
Bonadia Koschnadieff ! (Bonjour, Koschnadieff.)
Le Général.
Arwalouck, Motjarnié ! (Au revoir, Monseigneur.)

La formule-scie

La plus célèbre scie est celle de la Môme Crevette, dans La Dame de chez Maxim reprise dans La Duchesse des Folies-Bergère, signe ses apparitions et ses sorties d’un sonore et : « Et allez donc ! C’est pas mon père ! », la plupart du temps accompagné d’un lancer de jambe au-dessus d’une chaise.

Onomastique ridicule des personnages

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53049803x
Portrait d’acteurs / dessin de Yves Marevéry 1907 . Source : BnF/ Gallica

Feydeau utilise dans toutes ces pièces des noms ridicules pour mieux caractériser ses personnages. Quelques exemples…
Dufausset (pris pour un ténor) Dujeton (le ténor) dans Chat en Poche
Charançon, Gratin, Pinçon (L’Affaire Edouard)
Plucheux (Les Fiancés de Loches)
Lemplumé (La Lycéenne)
Bouzin (Un fil à la Patte)
Bamboche (Séance de nuit)
Van Putzeboum (Occupe toi d’Amélie)
Bassinet (Tailleur pour dames)
Chouilloux et Follavoine (On purge Bébé)
…sans oublier  Tunékunc, vengeance personnelle de Feydeau dans la Dame de chez Maxim (voir l’histoire de ce nom dans Les progrès techniques dans les pièces de Feydeau)

Jeux de mots

C’est la pièce Chat en poche qui offre le plus de jeux de mots. La mère du jeune Lanoix lui a  recommandé de « tourner sa langue sept fois dans la bouche avant de parler »… expression qu’il prend au sens littéral rendant toute conversation avec eux très difficile…

Autres jeux de mots dans la même pièce :

Marthe.
Parle !… Mon mari était fait pour être tribun,
Pacarel.
Messieurs… Mesdames… on ne pourra pas nier.
Marthe.
Ah ! à propos de panier, ma chère Amandine, j’ai retrouvé le vôtre, votre panier à ouvrage
…..
Pacarel.
Allons ! tendez vos verres… et vous savez, c’est du vin ! Je ne vous dis que ça… il me vient de Troyes, ville aussi célèbre par son champagne que par le cheval de ce nom.
Julie.
Mais non papa, le cheval et le champagne, ça n’a aucun rapport. Ça ne s’écrit même pas la même chose.
Pacarel.
Pardon ! ai-je dit que… cheval et champagne, ça s’écrit la même chose ?
Julie.
Je ne te dis pas !… Mais il y a Troie et Troyes…ce qui fait deux.
Landernau.
Permettez… trois et trois font six.

Dans un Fil à la patte les exemples sont nombreux, mais la réplique la plus célèbre reste « comme je pus « :

De Fontanet.
Pourtant, une fois j’ai essayé de faire une chanson, une espèce de scie… (À Bois-d’Enghien, bien dans la figure.) Je me rappelle, c’était intitulé : « Ah ! pffu ! ! »
Bois-d’Enghienqui a reçu le souffle en plein visage ne peut retenir un recul de tête qu’il dissimule aussitôt dans un sourire de complaisance à Fontanet ; puis à part, gagnant la droite.
Pff ! ! quelle drôle de manie ont les gens à odeur de vous parler toujours dans le nez !
Lucetteà Fontanet
Et vous en vîntes à bout ?
De Fontanetbien modeste
Mon Dieu,… comme je pus !
Bois-d’Enghienavec conviction
Oh ! oui !
Tout le monde éclate de rire.

Répétitions de mots

Dans On purge Bébé, les mots se répètent…

Follavoine
Cela me fait… cela me fait… que j’ai une bonne pour qu’elle fasse le service de ma femme ; et non une femme pour qu’elle fasse le service de ma bonne !… ou alors, si c’est ça, je supprime la bonne.
Julie
Ce n’est pas des jarretières parce qu’on n’en fait pas des jarretières; mais puisque j’en fais des jarretières, ça devient des jarretières.

Dans Hotel du Libre échange, c’est la répétition de l’expression « Quelle nuit, mon Dieu, quelle nuit ! » par 5 personnages différents dans le troisième acte qui rythme la scène.

 

Vous pouvez explorer l’univers de Feydeau à travers d’autres articles :

– Le Théâtre de Georges Feydeau
– Biographie de Georges Feydeau
– La politique dans les pièces de Feydeau
– Les progrès techniques dans les pièces de Feydeau
– Le vaudeville et Feydeau (à travers deux articles de Feydeau).

Autres liens

Site en italien consacré à l’œuvre de Feydeau : https://annamariamartinolli.wordpress.com/

Retour en haut