La politique dans les pièces de Feydeau

Georges Feydeau, auteur de "La puce à l'oreille" aux Nouveautés : dessin de Yves Marevéry (1907)
Georges Feydeau, auteur de « La puce à l’oreille » aux Nouveautés : dessin de Yves Marevéry (1907)

Si Feydeau est davantage connu pour son talent dans le genre du vaudeville, une plongée dans l’ensemble de son œuvre permet de découvrir qu’il est aussi un témoin attentif et critique des mœurs sociales et politiques de son époque. Il propose ainsi un regard décalé, entre absurde et humour noir, dans les monologues et dans ses dernières pièces.
Nous vous proposons plusieurs extraits de pièces pour explorer une autre facette de ce grand dramaturge français, qui vous inciteront à découvrir l’intégralité des textes, disponibles sur Libre Théâtre.

Les mentions politiques sont au début légères dans les monologues :

Ainsi dans Le volontaire, monologue de 1884, un jeune homme qui fait son service militaire refuse d’obéir aux commandements et d’aller à droite :

Quant à moi, je ne bronche pas.
Honte ! est-ce ainsi que l’on débauche,
Que l’on débauche des soldats !
Mon père est député de gauche,
Honneur à son opinion !
A son parti je me rallie.
« Qui ? moi ! faire conversion
A droite ? Jamais de la vie ! « 


En 1884, Feydeau écrit une comédie-bouffe en un acte assez décapante pour l’époque, L’homme de paille. Deux hommes se présentent chez la Citoyenne Marie pour l’épouser. La veille, celle-ci a passé une annonce : elle cherche un homme de paille en vue des prochaines élections (la présidence du Parti Radical Libéral)… La porte est ouverte, Marie n’est pas là : les deux prétendants Farlane et Salmèque vont se prendre réciproquement pour La Citoyenne. Ils se charment, se flattent, et finissent par se demander en mariage.


Dans Mais n’te promène donc pas toute nue ! (1911), la politique est au centre de la pièce.
Clarisse voudrait aller à la campagne car il fait trop chaud à Paris, mais son mari, le député Ventroux, s’insurge contre l’absentéisme parlementaire.

Ventroux
Je ne sais pas si la Chambre peut ou non se passer de moi ; ce que je sais, c’est que, quand on a assumé une fonction, on la remplit ! Ah ! ben ! ce serait du joli, si, sous prétexte qu’individuellement la Chambre n’a pas positivement besoin de chacun de nous, chaque député se mettait à fiche le camp ! Il n’y aurait plus qu’à fermer la Chambre !
Clarisse.
Eh ben ! La belle affaire ! Ça n’en irait pas plus mal ! C’est toujours quand la Chambre est en vacances que le pays est le plus tranquille ; alors !…
Ventroux,
Mais, ma chère amie, nous ne sommes pas à la Chambre pour que le pays soit tranquille ! C’est pas pour ça que nous sommes élus ! Et puis, et puis enfin, nous sortons de la question ! Je te demande pourquoi tu te promènes en chemise, tu me réponds en faisant le procès du parlementarisme ; ça n’a aucun rapport.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530948118
Dessinateurs et humoristes. Charles Léandre. Tome 2. Georges Clémenceau. 1898. Source BnF/Gallica

Ventroux tente de convaincre sa femme, Clarisse, d’arrêter de se promener en tenue légère dans l’appartement comme elle en a pris l’habitude.  Il ne cesse de lui répéter « Mais n’te promène donc pas toute nue ! », car Clémenceau habite en face.

Ventroux.
Tu ne connais pas Clémenceau ! c’est notre premier comique, à nous !… Il a un esprit gavroche ! Il est terrible ! Qu’il fasse un mot sur moi, qu’il me colle un sobriquet, il peut me couler !
Clarisse.
T’as pas ça à craindre, il est de ton parti.
Ventroux.
Mais, justement ! c’est toujours dans son parti qu’on trouve ses ennemis ! Clémenceau serait de la droite, parbleu ! je m’en ficherais !… et lui aussi !… mais, du même bord, on est rivaux ! Clémenceau se dit qu’il peut redevenir ministre !… que je peux le devenir aussi !…
Clarisse, le toisant.
Toi?
Ventroux, se levant.
Quoi ? Tu le sais bien ! Tu sais bien que, dans une des dernières combinaisons, à la suite de mon discours sur la question agricole, on est venu tout de suite m’offrir… le portefeuille… de la Marine.

Le député Ventroux est d’autant plus soucieux de la tenue de sa femme qu’il doit recevoir un important industriel, M. Hochepaix, par ailleurs maire de Moussillon-les-Indrets et adversaire politique. Une fois arrivée, Clarisse se présente de nouveau en petite tenue.

Ventrouxéclatant et en marchant sur sa femme de façon à la faire remonter.
Oui ! Eh ! bien, en voilà assez ! je te prie de t’en aller !
Clarisse, tout en remontant.
C’est bien ! c’est bien ! mais alors c’était pas la peine de me demander d’être aimable.
Ventroux, redescendant.
Eh ! qui est-ce qui te demande d’être aimable ?
Clarisse.
Comment qui ? Mais toi ! toi ! C’est toi qui m’as bien recommandé : « Et si tu vois M. Hochepaix… »
Ventroux,  flairant la gaffe, ne faisant qu’un bond vers sa femme, et vivement à voix basse.
Oui ! bon ! bon ! Ça va bien !
Clarisse, sans merci.
Il n’y a pas de : « Bon, bon ! ça va bien !  » (Poursuivant) « … Je te prie au contraire d’affecter la plus grande amabilité !…  »
Ventroux, allant protester vers Hochepaix.
Moi ! Moi ! mais jamais de la vie ! jamais de la vie !
Clarisse, de même.
C’est trop fort ! tu as même ajouté : « Ça a beau être le dernier des chameaux… »
Ventrouxavec le mouvement du corps d’un monsieur qui recevrait un coup de pied quelque part.
Oh !
Hochepaix, avec une inclination de tête qu’accompagne un sourire de malice.
Ah ?
Clarisse, poursuivant sans pitié.
« … n’empêche que c’est un gros industriel qui occupe de cinq à six cents ouvriers, il est bon de se le ménager !  »
Ventroux, parlant en même temps que Clarisse et de façon à couvrir sa voix.
Mais non ! mais non ! Mais jamais de la vie ! jamais de la vie je n’ai parlé de ça ! Monsieur Hochepaix ! vous ne croyez pas, j’espère ?…
Hochepaix, indulgent.
Ah ! bah ! quand vous auriez dit !…

Arrive ensuite un journaliste du Figaro, Romain de Jaival venu réaliser une interview du député.

Voici : je vous suis envoyé par mon journal pour vous demander une interview. (…)Sur la politique en général… Comme vos derniers discours vous ont mis très en vue !…(…) Je dis ce que tout le monde pense !… et en particulier sur le projet de loi dont vous êtes un des promoteurs : « Les accouchements ouvriers ». L’accouchement gratuit et l’État sage-femme. Seulement, je voudrais faire quelque chose de pimpant, de pittoresque, de pas tout le monde ! Je m’attache à faire des chroniques brillantes ; si vous m’avez déjà lu !…

Lorsqu’une guêpe s’en mêle et pique Clarisse à la fesse, celle-ci s’affole… Elle prend le journaliste du Figaro pour le médecin et lui demande d’ôter l’aiguillon, tout cela sous les fenêtres de Clémenceau…


Dans Les Réformes (monologue 1885), un « Candidat du parti de ses électeurs » décrit son programme réformiste d’une étonnante actualité :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6400856s
Coquelin cadet : portrait / par Lhéritier. Source : BnF/ Gallica

 » Et d’abord, je réforme tout ! Je suis pour la réforme, moi !…Ainsi, tenez, la révision, puisque nous en parlons, la fameuse révision ! Qu’est-ce que c’est ? On veut réformer la Constitution ! C’est parfait ! je ne la connais pas, moi, cette Constitution ; mais il est évident qu’elle a besoin de réparations parce qu’il n’est pas de si bonne Constitution qui ne se détériore avec le temps. Alors il s’est agi de s’entendre. C’est pour cela qu’on a réuni le Congrès… et on n’a rien entendu du tout ! On a crié si fort, qu’il n’y a que les sourds qui ont entendu quelque chose, et que ceux qui entendaient en sont revenus sourds. Eh ! bien, pendant qu’on criait, je l’ai trouvé le remède ; je l’ai trouvé dans le journal. Pour les constitutions faibles, demander le fer Bravais ! Eh bien, voilà votre affaire ! le fer ! tout le monde aux fers ! C’est le seul moyen d’avoir un peuple libre et indépendant. Eh ! bien, alors, vling ! vlan ! Réformons ! »


Le texte de la Lycéenne (1887) est plus subversif : Monsieur et Madame Bichu veulent marier leur fille, Finette, lycéenne de 17 ans à Saboulot, un professeur de physique de 47 ans. Finette refuse ce mariage : elle est amoureuse d’Apollon Bouvard,  jeune peintre désargenté, qui s’introduit dans la maison de la jeune fille au moment de la signature du contrat de mariage. Apollon et Finette font tout pour empêcher cette signature : Finette est renvoyée au pensionnat, où elle provoque la révolte des lycéennes…

Finette,
« En voilà un sous clé ! Et voilà comment on fait les révolutions. Ah ! mesdemoiselles, si vous le vouliez, c’est vous qui feriez la loi ici.
Les élèves. 
Comment cela ?…
Finette.
Tenez, puisque nous sommes seules, eh bien ! conspirons ! Nous allons faire un meeting
Les élèves. 
C’est cela ! un meeting ! un meeting !
Finette, montant à la chaire. 
Je m’accorde la parole !… Oui, mesdemoiselles !…
Rose.
Appelez-nous « lycéennes »
Finette.
Oui, lycéennes, il ne tient qu’à vous d’être maîtresses ici. Mais regardez !… À quels adversaires avons-nous affaire ? À des hommes ! Qu’est-ce que c’est que ça, des hommes ?
Toutes.
Hé ! Hé !
Finette.
Il n’y a pas de hé ! hé ! Qu’est-ce qui fait la force de nos chefs, c’est notre faiblesse. Oui, lycéennes, relevez la tête, vous représentez le nombre, par conséquent, vous êtes la force.
Chœur.
Lycéenne, prépare-toi !
Bientôt l’heure sera sonnée
Où tu pourras faire la loi
En conquérant tout ton lycée.
Marchons ! Renversons tout à bas,
Et toutes femmes que nous sommes,
Prouvons qu’on ne nous conduit pas
Ainsi que l’on conduit des hommes.

Si l’on peut rire de cette pochade, la morale de cette histoire est que la jeune Finette parviendra à ses fins : épouser l’homme qu’elle aime et non pas le vieux barbon que lui destinaient ses parents !


http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84364783
Maquette d’Emile Bertin, pour le tableau de « l’Orgie », dans l’Age d’Or. : [estampe] / L. Geisler sc 1905. Source : BnF/Gallica
Une autre pièce étonnante à redécouvrir est l’Âge d’or (1905). Feydeau propose un voyage dans le passé et dans le futur. Il imagine notamment les années 2000 : le féminisme triomphe, les voitures roulent si vite qu’on ne les voit même plus et le luxe absolu est de vivre aux derniers étages des immeubles car l’on bénéficie de terrasses verdoyantes. La publicité est partout.

Les progressistes et les anticléricaux ont gagné. La statue de Thalamas a remplacé la statue de Jeanne d’Arc : Feydeau rend ainsi hommage au professeur Thalamas, insulté et frappé par les camelots du Roi, la branche étudiante de l’Action française lorsqu’il a osé enseigner l’histoire de Jeanne d’Arc. De même, la rue des Abbesses est renommée Emile Combes, un des héros de la laïcité en France.
Dans la rue, on croise un « pauvre archimillionnaire » touché par « l’impôt progressif » : ce rentier qui touche deux millions de rente est imposé à 102%… et il est contraint de travailler pour payer les 2% en plus… (voir aussi la Complainte du pauv’ propriétaire de 1916 le dernier monologue écrit par Feydeau).


Dans Cent millions qui tombent (pièce inachevée de 1911), Georges Feydeau évoque avec humour le syndicalisme et la révolte ouvrière : John, nom qui lui a été donné par la maîtresse de maison, alors qu’il s’appelle Alphonse, est secrétaire de la Confédération générale des gens de maison, la C.G.D.G.D.M. Il est préposé spécialement aux sabotages et s’explique :

« Que ce soir, il me plaise d’envoyer l’ordre, et à sept heures et demie sonnantes, tous les valets de chambre de Paris auront craché en même temps dans le potage de leurs maîtres ! Ça n’est pas beau, ça ? (…)
Oh ! mais patience, nous aurons notre tour ! pas vrai Isidore ? (…)
Notre tour ? Mais ça sera qu’il n’y aura plus de domestiques ni de maîtres ! qu’on prendra l’argent à ceux qu’en ont pour nous le donner, à nous… et comme ils seront pauvres, ce sera eux qui seront obligés de devenir nos domestiques et nous les ferons trimer. Ce sera la revanche ! C’est ce qu’on appelle l’émancipation générale. »

Vous pouvez explorer l’univers de Feydeau à travers les autres articles :

– Le Théâtre de Georges Feydeau
– Biographie de Georges Feydeau
– Les ressorts comiques du langage chez Feydeau
– Les progrès techniques dans les pièces de Feydeau
– Le vaudeville et Feydeau (à travers deux articles de Feydeau).

Site en italien consacré à l’œuvre de Feydeau : https://annamariamartinolli.wordpress.com/
Traduction de cet article en italien : https://annamariamartinolli.wordpress.com/2016/03/03/la-politica-nelle-pieces-di-georges-feydeau/

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