Roland de Georges Courteline
Extrait de l’Illustre Piégelé.
Saynète pour 6 hommes. Piégelé costumé en guerrier du moyen-âge ne connaît pas son texte et entend mal les répliques dites par le souffleur.
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Le Texte
A Marcel Schwob.
SCENE PREMIERE.
Les trois coups de l’avertisseur. L’orchestre attaque, mais au même instant, Piégelé costumé en guerrier moyen âge apparaît devant le rideau ; il fait un signe à l’orchestre qui se tait.
Piégelé
Mesdames et Messieurs, pendant que notre illustre Sarah achève de se faire friser pour la reprise du « Fils de Ganelon », je vous demanderai une seconde d’attention pour une petite affaire personnelle. Jusqu’à ce jour, je m’en étais tenu à remplir l’emploi, plutôt modeste, d’un messager sarrazin. — Ça consistait à saluer Charlemagne et à lui remettre une lettre avec toutes les marques de la considération la plus distinguée. Je m’en tirais assez gentiment, mais enfin, comme effet produit c’était plutôt limité. Or, Ledaim, qui remplit le petit rôle de Roland, s’étant trouvé indisposé, j’ai profité de la circonstance, pour faire un petit peu de chahut et j’ai obtenu de le remplacer au pied levé. — Je vais donc débuter tout à l’heure dans le rôle de Roland, — vingt lignes… dont je ne sais d’ailleurs pas la première syllabe. Oh ! mais là ! rien ! pas une broque ! Ce n’est pas de ma faute ; je n’ai pas de mémoire ! c’est même curieux pour un comédien — aucune mémoire. Sorti de : « Ah ! ah ! voici ma fidèle armée ! », je ne me rappelle pas un mot.
Philosophe.
Ah ! et puis qu’ça fait ? je prendrai du souffleur.
Au souffleur.
Tu entends, Courgougniou ? Ah ! zut ! Il n’y est pas ! En voilà un souffleur ! Quand il ne dort pas, il est chez le marchand de vin. — Je vous demanderai donc, Mesdames et Messieurs, de m’accorder toute votre indulgence, au cas où le manque de mémoire, joint à l’émotion inséparable d’un premier début…
L’avertisseur, passant sa tête par le manteau d’Arlequin
Comment, vous êtes-là ? Voilà une heure qu’on vous cherche de tous les côtés ; si on vous trouve faisant la conversation avec les spectateurs ?… Vingt francs d’amende !…
Piégelé
suffoqué.
Vingt fr… ! Un mois d’appointements !
L’avertisseur.
En scène ! En scène !…
Piégelé
Voilà…
Sortant.
J’ai encore deux ou trois minutes. Si j’essayais de rassembler mes souvenirs… Voyons, j’entre et je dis: « Ah ! ah ! voici ma fidèle armée… »Parfaitement ; je ne me rappelle pas un mot.
Philosophe.
Ah ! Et puis je m’en fiche, je prendrai du souffleur.
Il sort.
SCENE II.
Le décor représente les gorges de Roncevaux.
Les preux, entrant.
Noël ! Noël ! Gloire à l’illustrissime Roland !
Piégelé.
« Ah ! ah ! Voici ma fidèle armée… » euh… « ma fidèle armée… »
Il va au souffleur.
Courgougnioux !
Le souffleur.
« Ma fidèle armée… ma fidèle armée… » Ah ! voilà.
Il souffle.
« Voici mes vieux compagnons d’armes. Salut, ô mes preux ! »
Piégelé, jouant.
« Voici mes vieux compagnons d’Arles ; salut aux nez creux. »
Le souffleur, rectifiant.
« Ô mes preux ! »
Piégelé, qui n’a pas saisi.
Quoi ?
Le souffleur.
« Ô mes preux ! »
Piégelé.
« Aux lépreux », c’est vrai. « Salut aux lépreux !.. » Euh… euh… euh…
Le souffleur.
« Je suis le fameux paladin ! »
Piégelé, d’une voix éclatante.
« Je suis le fameux Paul Adam ! »
Le souffleur.
« Paladin ! »
Piégelé, se reprenant.
« Péladan, » pardon ! « Je suis le fameux Péladan ! »
Le souffleur.
« Autour de mon nom brille une légende illustre. »
Piégelé.
« Auteur de mon nombril, légende illustrée. »
Le souffleur.
« Par cent fait. »
Piégelé.
« Par Sanfourche. » Heu… heu…
à part.
Je ne me rappelle pas un mot, c’est épatant. Avec ça, le public commence à faire une tête… tout à l’heure ça va se gâter.
Haut.
Heu… Heu… .
Tumulte dans la salle
Le souffleur.
« Hé bien, mes preux. »
Piégelé.
« Hé bien, lépreux. »
Un spectateur
Assez à la porte !
Le souffleur.
« Aussi vrai que. je suis Roland ! »
Piégelé.
« Aussi vrai que je suis Laurent… Durand, je veux dire ;… non pas, Durand… chose ! »
Le souffleur.
« Aussi vrai que je suis neveu de Charlemagne. »
Piégelé.
« Aussi vrai que je suis le vieux Charlemagne. »
Le souffleur.
« Je suis content. »
Piégelé.
« Je suis Gontran. »
Le souffleur.
« A voir tant de vaillances… »
Piégelé.
« Avorton de Mayence ! » heu !… heu !… « Je suis Gontran, avorton de Mayence ! » heu !… heu !… « Salut aux lépreux ! »
Dans la salle, potin indescriptible : huées, sifflets aigus, cris d’oiseaux.
Piégelé, justement indigné.
Oh ! vous pouvez faire du pétard, ça ne change rien à la question !
Très affirmatif.
Je suis Gontran, je suis Gontran, vous dis-je, et je suis également Laurent, et même l’Empereur Charlemagne ! Honte et mépris à la cabale ! C’est une indignité de s’opposer ainsi à l’éclosion des talents jeunes !
Le public.
Au rideau ! Des excuses ! On insulte les spectateurs !
Le souffleur, qui tient bon
« Sus aux Sarrazins ! »
Piégelé.
« Suce un Sarrazin ! »
Le public.
Assez ! Assez donc !
Le souffleur.
« Je veux voir tournoyer au-dessus de leurs têtes l’épée immense du grand Empereur ! »
Piégelé.
« Je veux voir tournoyer au-dessus de leurs têtes les pieds immenses du grand Empereur. »
Le régisseur, paraissant en scène.
Retirez-vous !
Piégelé.
Jamais !
Le régisseur.
A moi !
Entrent des machinistes, des pompiers, des garçons d’accessoires, lesquels s’emparent de Piégelé — Hurlements dans la salle.
Piégelé, soulevé de terre et emmené à bout de bras.
Je n’ai pas fini, je n’ai pas fini ! c’est ignoble. On veut m’empêcher de me produire ! Salut aux lépreux !… Salut aux lépreux ! Je suis… Je suis… heu… Je suis Galswinthe…
Il disparaît.
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