L’Incendie de Georges Courteline

Extrait de l‘Illustre Piégelé.
Monologue
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Le Texte

J’ai fait hier un rêve symbolique, dont je ne suis pas mécontent.

Voici ce rêve.

Sur un théâtre que je ne reconnaissais pas, je voyais jouer une comédie dont je ne comprenais pas un mot, encore qu’elle ne m’apparût pas comme dénuée de toute valeur. Simplement elle était obscure, d’une obscurité de tombeau à travers laquelle, par instant, passaient des souffles de vague grandeur qui me faisaient hocher la tête et penser en moi :

— C’est bien, ça !… Il y a du talent, là-dedans.

Tout à coup, derrière mon dos, un grand brouhaha, et des cris. Je regardai et je m’aperçus, avec cette sérénité que sait garder l’âme dans le rêve, que le feu avait pris à la salle. A cette heure une fumée épaisse l’emplissait, et, du balcon au poulailler, des gens hurlaient éperdus, en proie à d’horribles angoisses. Ils disputaient entre eux et bataillaient les uns les autres, les plus robustes foulant aux pieds les plus faibles afin de leur passer sur le corps et de gagner un peu plus vite la sortie. C’était un terrible spectacle, dont je n’étais point ému d’ailleurs et qui, même, ne laissait pas que de m’intéresser vivement. Mais ma surprise fut extrême de voir, d’un élan spontané, les acteurs s’approcher de la rampe et crier de toutes leurs forces :

— Ne vous en allez pas ! Ne vous en allez pas ! Nous n’avons pas encore fini. Attendez, mesdames et messieurs ; vous allez voir comme nous jouons bien, comme nous avons du talent !….

La conscience de leur valeur les aveuglaient à un tel point qu’ils ne prenaient point souci à songer que les autres brûlaient. Peut-être, même, ne voyaient-ils pas l’incendie !… Or, la foule demeurant sourde à leurs prières, il advint qu’un des comédiens, pourvu sans doute de la puissance magnétique, fut pris d’une violente colère. Il vint à la boîte de souffleur, étendit le bras dans le vide en s’écriant d’un ton de commandement :

— Restez !

Et les spectateurs, comme frappés de paralysie, eurent les pieds rivés au sol, pareils, dès lors, à de rugissantes statues, les regards fixés malgré eux sur les acteurs qui s’étaient remis à bien jouer.

Car en vérité ils jouaient bien. Deux, surtout : un grime à perruque, duquel les bouffonnes contorsions étaient à faire pâmer de rire, et un exquis jeune premier, dont la bouche fleurie de phrases amoureuses évoquait l’idée d’un cul de poule qui aurait pondu du miel. Ils se complaisaient tellement à s’écouter, qu’un moment vint où ils se mirent à parler tous deux à la fois, chacun n’entendant que sa propre diction, déclamant avec une volubilité surprenante et s’interrompant de temps en temps pour jeter aux gens de la salle qui se lamentaient de plus en plus et braillaient à qui mieux mieux :

— Ne criez donc pas comme ça. Vous n’écoutez pas ce que je dis. C’est ridicule.

Cependant l’incendie gagnait. On en entendait le grondement sourd, dans les dessous du théâtre. Soudain d’entre les fentes du plancher de la scène, des langues de feu surgirent, et bientôt la scène tout entière fût envahie par les flammes. Les comédiens, impassibles, jouaient toujours ; et je pensais :

— C’est le suintement de leur vanité qui, les isolant, les protège.

La salle maintenant n’était plus qu’un brasier empli de cris épouvantables. Mais, comme, d’un tas de fumée opaque, s’élevaient les voix des acteurs entêtés à se faire admirer et annonçant : « Nous n’en avons plus que pour une petite demi-heure » ; les pompiers jugèrent que la farce avait suffisamment duré. Ils pénétrèrent sur la scène de tous les côtés à la fois, et, à coups énormes de leurs haches, ils réduisirent au silence ces exécrables personnes. Ceci au grand soulagement des spectateurs qui n’étaient point encore calcinés, et qui, rendus à la liberté de leurs mouvements, regagnèrent leurs domiciles en toute hâte.

Pour explorer l’œuvre théâtrale de Georges Courteline dans Libre Théâtre :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61500084
L’illustre Piégelé. Albin Michel 1904. Source : BnF/Gallica
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