L’Ours de Georges Courteline

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61500084
Illustration de Barrère dans L’Illustre Piégelé, 1904. Source : BnF/ Gallica

Extrait du recueil l’Illustre Piégelé.
Distribution : 2 hommes
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Le texte

SCENE PREMIERE

Les coulisses du petit théâtre de l’Ambigu-Dramatique.

Lapotasse, costumé en Brésilien farouche
Écoute-moi bien, Piégelé.

Piégelé, costumé en ours et tenant sa tête sous son bras
Je suis tatoué, Lapotasse…
Se reprenant
Heu  !.. je suis tout ouïe, c’est-à-dire…

Lapotasse, solennel
Grâce à mon intervention, te voici enfin parvenu à la réalisation de tes vœux les plus chers : tu es artiste ! Dans un instant, tu auras paru devant ton souverain juge, le grand public parisien. Tu y auras parti, il est vrai, sous les traits modestes d’un ours, mais… — Piégelé, tu me portes sur les nerfs, à regarder ta tête au lieu de m’écouter.

Piégelé
Je t’écoute, Lapotasse, je t’écoute.

Lapotasse
Je t’en suis obligé. —… Mais, dis-je, il n’y a pas de petits emplois, il n’y a que de petits acteurs. Médite cette vérité. Ceci posé, prête la plus attentive oreille aux instructions que tu vas recevoir de ton aîné, maître, et ami. … De tes débuts, Piégelé, une carrière tout entière dépend  !… — Mon Dieu que tu es agaçant de laisser tomber ta tête à chaque minute.

Piégelé
Ne te fâche pas, Lapotasse.

Lapotasse
De tes débuts, — j’insiste sur ce point essentiel, – dépend une carrière tout entière. Donc… — Quand tu auras fini de débarbouiller ta tête avec le fond de ta culotte, tu me feras un sensible plaisir —… voici la situation ; tâche voir à ne pas te tromper. Je fais le Brésilien Hernandez  ; toi tu fais l’ours que je dois tuer d’un coup de rifle. Très bien  ; je suis en scène et je dis : « Caramba  !  »

Piégelé
Caramba !… C’est de l’espagnol !

Lapotasse, très important.
Ne t’inquiète pas de ça, ce n’est pas ton affaire. Est-ce que tu es compétent pour savoir si c’est de l’espagnol  ? Non. Alors, de quoi te mêles-tu  ?
Haussement d’épaules.
C’est curieux, ce besoin de compéter sans savoir. D’abord, les Brésiliens sont des espèces d’Espagnols.

Piégelé
C’est juste. Continue..

Lapotasse
Bon  ! Au même moment où je dis : « Caramba  ! » toi tu entres, et tu imites l’ours. Sais-tu imiter l’ours ?

Piégelé
Oh  ! très bien.

Lapotasse
Imite voir.

Piégelé, imitant
« Paye tes dettes  ! Paye tes dettes  ! » Ah non  ! je confondais avec la caille  ! L’ours, c’est comme ça:
Imitant
« Couic  ! couic  ! Couic  !  »

Lapotasse
Eh non  ! ce n’est pas comme ça  ! Tu fais le cochon d’Inde en ce moment. L’ours, voilà comment c’est.
Imitant.
« Hoû  ! Hoû  ! Hoû  ! »

Piégelé, répétant.
« Hoû  ! Hoû  ! Hoû  ! ». .

Lapotasse
Tu y es. Moi, là-dessus, qu’est-ce que je fais  ? Je te fous un coup de fusil.

Piégelé, inquiet
Pour de rire  ?

Lapotasse
Naturellement, pour de rire. Alors tu tombes mort, et c’est tout. Tu as bien compris  ?

Piégelé
Parbleu  ! me prends-tu pour un idiot  ? — Ah  ! dis donc, et si le fusil rate  ?

Lapotasse
Le cas est prévu : j’ai une arme à deux coups. Tu attendrais.

Piégelé
Entendu.

Lapotasse
Hé bien  ! attention tiens-toi prêt  ! Voici le moment de mon entrée.

Piégelé
Sois tranquille.
A part.
Je crois que je ne serai pas mal, dans l’ours. Je le sens, ce rôle, je le sens  !

SCENE II

La scène. Le décor représente une forêt vierge.

Lapotasse, achevant son monologue

« Caramba  ! »

Entrée de l’ours. Mouvement dans la salle. 

L’ours
« Hoû  ! Hoû  ! Hoû  ! »

Lapotasse, jouant
« Que vois-je, un ours  !… A moi, mon bon rifle de Tolède  ! »
Il ajuste l’ours et presse du doigt la gâchette. Le fusil rate. Rires dans la salle.

L’ours
« Hoû  ! Hoû  ! »

Lapotasse, improvisant
«Attends, lâche animal  ! Ah  ! tu crois me faire peur ! Peur à moi  !… l’intrépide Hernandez  ! »
Il ajuste l’ours de nouveau.
« Meurs donc  ! »
Il presse la gâchette. Le fusil rate une seconde fois. Rires énormes dans le public

L’ours, à part
Ah diable  ! Je ne sais que faire, moi. Ma foi tant pis  !
Haut
« Hoû  ! Hoû  ! Hoû  !»

Lapotasse, exaspéré et ne voulant pas, manquer son effet
«Ah  ! c’est ainsi  ! et mon arme fidèle me trahit à l’heure du danger  !… »
Il empoigne l’arme par le canon et assène sur la tête de l’ours un formidable coup de crosse
Meurs  !

L’ours
Sacré nom de Dieu de nom de Dieu  ! Enfant de salaud qui m’a mis un coup, de crosse  ! J’en ai la mâchoire détraquée et la gueule comme une tomate.

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