L’Ours de Georges Courteline
Extrait du recueil l’Illustre Piégelé.
Distribution : 2 hommes
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Le texte
SCENE PREMIERE
Les coulisses du petit théâtre de l’Ambigu-Dramatique.
Lapotasse, costumé en Brésilien farouche
Écoute-moi bien, Piégelé.
Piégelé, costumé en ours et tenant sa tête sous son bras
Je suis tatoué, Lapotasse…
Se reprenant
Heu !.. je suis tout ouïe, c’est-à-dire…
Lapotasse, solennel
Grâce à mon intervention, te voici enfin parvenu à la réalisation de tes vœux les plus chers : tu es artiste ! Dans un instant, tu auras paru devant ton souverain juge, le grand public parisien. Tu y auras parti, il est vrai, sous les traits modestes d’un ours, mais… — Piégelé, tu me portes sur les nerfs, à regarder ta tête au lieu de m’écouter.
Piégelé
Je t’écoute, Lapotasse, je t’écoute.
Lapotasse
Je t’en suis obligé. —… Mais, dis-je, il n’y a pas de petits emplois, il n’y a que de petits acteurs. Médite cette vérité. Ceci posé, prête la plus attentive oreille aux instructions que tu vas recevoir de ton aîné, maître, et ami. … De tes débuts, Piégelé, une carrière tout entière dépend !… — Mon Dieu que tu es agaçant de laisser tomber ta tête à chaque minute.
Piégelé
Ne te fâche pas, Lapotasse.
Lapotasse
De tes débuts, — j’insiste sur ce point essentiel, – dépend une carrière tout entière. Donc… — Quand tu auras fini de débarbouiller ta tête avec le fond de ta culotte, tu me feras un sensible plaisir —… voici la situation ; tâche voir à ne pas te tromper. Je fais le Brésilien Hernandez ; toi tu fais l’ours que je dois tuer d’un coup de rifle. Très bien ; je suis en scène et je dis : « Caramba ! »
Piégelé
Caramba !… C’est de l’espagnol !
Lapotasse, très important.
Ne t’inquiète pas de ça, ce n’est pas ton affaire. Est-ce que tu es compétent pour savoir si c’est de l’espagnol ? Non. Alors, de quoi te mêles-tu ?
Haussement d’épaules.
C’est curieux, ce besoin de compéter sans savoir. D’abord, les Brésiliens sont des espèces d’Espagnols.
Piégelé
C’est juste. Continue..
Lapotasse
Bon ! Au même moment où je dis : « Caramba ! » toi tu entres, et tu imites l’ours. Sais-tu imiter l’ours ?
Piégelé
Oh ! très bien.
Lapotasse
Imite voir.
Piégelé, imitant
« Paye tes dettes ! Paye tes dettes ! » Ah non ! je confondais avec la caille ! L’ours, c’est comme ça:
Imitant
« Couic ! couic ! Couic ! »
Lapotasse
Eh non ! ce n’est pas comme ça ! Tu fais le cochon d’Inde en ce moment. L’ours, voilà comment c’est.
Imitant.
« Hoû ! Hoû ! Hoû ! »
Piégelé, répétant.
« Hoû ! Hoû ! Hoû ! ». .
Lapotasse
Tu y es. Moi, là-dessus, qu’est-ce que je fais ? Je te fous un coup de fusil.
Piégelé, inquiet
Pour de rire ?
Lapotasse
Naturellement, pour de rire. Alors tu tombes mort, et c’est tout. Tu as bien compris ?
Piégelé
Parbleu ! me prends-tu pour un idiot ? — Ah ! dis donc, et si le fusil rate ?
Lapotasse
Le cas est prévu : j’ai une arme à deux coups. Tu attendrais.
Piégelé
Entendu.
Lapotasse
Hé bien ! attention tiens-toi prêt ! Voici le moment de mon entrée.
Piégelé
Sois tranquille.
A part.
Je crois que je ne serai pas mal, dans l’ours. Je le sens, ce rôle, je le sens !
SCENE II
La scène. Le décor représente une forêt vierge.
Lapotasse, achevant son monologue
« Caramba ! »
Entrée de l’ours. Mouvement dans la salle.
L’ours
« Hoû ! Hoû ! Hoû ! »
Lapotasse, jouant
« Que vois-je, un ours !… A moi, mon bon rifle de Tolède ! »
Il ajuste l’ours et presse du doigt la gâchette. Le fusil rate. Rires dans la salle.
L’ours
« Hoû ! Hoû ! »
Lapotasse, improvisant
«Attends, lâche animal ! Ah ! tu crois me faire peur ! Peur à moi !… l’intrépide Hernandez ! »
Il ajuste l’ours de nouveau.
« Meurs donc ! »
Il presse la gâchette. Le fusil rate une seconde fois. Rires énormes dans le public
L’ours, à part
Ah diable ! Je ne sais que faire, moi. Ma foi tant pis !
Haut
« Hoû ! Hoû ! Hoû !»
Lapotasse, exaspéré et ne voulant pas, manquer son effet
«Ah ! c’est ainsi ! et mon arme fidèle me trahit à l’heure du danger !… »
Il empoigne l’arme par le canon et assène sur la tête de l’ours un formidable coup de crosse
Meurs !
L’ours
Sacré nom de Dieu de nom de Dieu ! Enfant de salaud qui m’a mis un coup, de crosse ! J’en ai la mâchoire détraquée et la gueule comme une tomate.
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