Cromwell de Victor Hugo

Drame romantique édité en 1827. Représenté pour la première fois, en 1956,  dans une version abrégée d’Alain Truta, mise en scène par Jean Serge dans la cour carrée du Louvre.
Texte retraité par Libre Théâtre à partir de l’édition des Oeuvres complètes de Victor Hugo, Editions J. Hetzel sur Gallica.
Distribution : environ 70 personnages, dont plusieurs peuvent être joués par un seul acteur. Au total, une vingtaine de rôles masculins et une dizaine de rôles féminins.
Texte intégral de la pièce (et de la préface) à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre

L’argument

Une conjuration réunit royalistes et républicains contre Cromwell, le Lord Protecteur d’Angleterre : les uns ne lui pardonnent pas l’exécution de Charles I ; les autres n’admettent pas qu’il se fasse couronner. Cromwell déjoue le complot dont il est averti par Carr, un puritain exalté. Une nouvelle conjuration s’organise mais au dernier moment, le jour du sacre, Cromwell refuse la couronne.

Extrait de la Préface de Cromwell.

« Comme tout le monde, l’auteur de ce livre s’en tenait là. Le nom d’Olivier Cromwell ne réveillait en lui que l’idée sommaire d’un fanatique régicide, grand capitaine.
C’est en furetant la chronique, ce qu’il fait avec amour, c’est en fouillant au hasard les mémoires anglais du dix-septième siècle, qu’il fut frappé de voir se dérouler peu à peu devant ses yeux un Cromwell tout nouveau. Ce n’était plus seulement le Cromwell militaire, le Cromwell politique de Bossuet ; c’était un être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse ; une sorte de Tibère-Dandin, tyran de l’Europe et jouet de sa famille ; vieux régicide, humiliant les ambassadeurs de tous les rois, torturé par sa jeune fille royaliste ; austère et sombre dans ses mœurs et entretenant quatre fous de cour autour de lui ; faisant de méchants vers ; sobre, simple, frugal, et guindé sur l’étiquette ; soldat grossier et politique délié ; rompu aux arguties théologiques et s’y plaisant ; orateur lourd, diffus, obscur, mais habile à parler le langage de tous ceux qu’il voulait séduire ; hypocrite et fanatique ; visionnaire dominé par des fantômes de son enfance, croyant aux astrologues et les proscrivant ; défiant à l’excès, toujours menaçant, rarement sanguinaire ; rigide observateur des prescriptions puritaines, perdant gravement plusieurs heures par jour à des bouffonneries ; brusque et dédaigneux avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu’il redoutait ; trompant ses remords avec des subtilités, rusant avec sa conscience ; intarissable en adresse, en pièges, en ressources ; maîtrisant son imagination par son intelligence ; grotesque et sublime ; enfin, un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon, le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l’algèbre, colorée comme la poésie.
(…) Il y a surtout une époque dans sa vie où ce caractère singulier se développe sous toutes ses formes. Ce n’est pas, comme on le croirait au premier coup d’œil, celle du procès de Charles Ier, toute palpitante qu’elle est d’un intérêt sombre et terrible ; c’est le moment où l’ambitieux essaya de cueillir le fruit de cette mort. C’est l’instant où Cromwell, arrivé à ce qui eût été pour quelque autre la sommité d’une fortune possible, maître de l’Angleterre dont les mille factions se taisent sous ses pieds, maître de l’Écosse dont il fait un pachalik, et de l’Irlande, dont il fait un bagne, maître de l’Europe par ses flottes, par ses armées, par sa diplomatie, essaie enfin d’accomplir le premier rêve de son enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi. L’histoire n’a jamais caché plus haute leçon sous un drame plus haut. Le Protecteur se fait d’abord prier ; l’auguste farce commence par des adresses de communautés, des adresses de villes, des adresses de comtés ; puis c’est un bill du parlement. Cromwell, auteur anonyme de la pièce, en veut paraître mécontent ; on le voit avancer une main vers le sceptre et la retirer ; il s’approche à pas obliques de ce trône dont il a balayé la dynastie. Enfin, il se décide brusquement ; par son ordre, Westminster est pavoisé, l’estrade est dressée, la couronne est commandée à l’orfèvre, le jour de la cérémonie est fixé. Dénouement étrange ! C’est ce jour-là même, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Westminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se réveiller à l’aspect de la couronne, demande s’il rêve, ce que veut dire cette cérémonie, et dans un discours qui dure trois heures refuse la dignité royale. — Était-ce que ses espions l’avaient averti de deux conspirations combinées des cavaliers et des puritains, qui devaient, profitant de sa faute, éclater le même jour ? Était-ce révolution produite en lui par le silence ou les murmures, de ce peuple, déconcerté de voir son régicide aboutir au trône ? Était-ce seulement sagacité du génie, instinct d’une ambition prudente, quoique effrénée, qui sait combien un pas de plus change souvent la position et l’attitude d’un homme, et qui n’ose exposer son édifice plébéien au vent de l’impopularité ? Était-ce tout cela à la fois ? C’est ce que nul document contemporain n’éclaircit souverainement. Tant mieux ; la liberté du poète en est plus entière, et le drame gagne à ces latitudes que lui laisse l’histoire. On voit ici qu’il est immense et unique ; c’est bien là l’heure décisive, la grande péripétie de la vie de Cromwell. C’est le moment où sa chimère lui échappe, où le présent lui tue l’avenir, où, pour employer une vulgarité énergique, sa destinée rate. Tout Cromwell est en jeu dans cette comédie qui se joue entre l’Angleterre et lui.
Voilà donc l’homme, voilà l’époque qu’on a tenté d’esquisser dans ce livre.
L’auteur s’est laissé entraîner au plaisir d’enfant de faire mouvoir les touches de ce grand clavecin. »

La préface

La préface de Cromwell  est un véritable manifeste en faveur du drame romantique. Hugo distingue tout d’abord trois  grandes époques dans l’histoire de l’humanité auxquelles correspondent des expressions littéraires spécifiques
 : les temps primitifs
 (l’âge du lyrisme), 
les temps antiques (le temps de l’épopée) et les temps modernes
 (l’âge du drame).

Victor Hugo développe ensuite les caractéristiques du drame :

  • le refus de la règle des trois unités :  les unités de temps et de lieu sont contraires à la vraisemblance. Seule l’unité d’action doit être maintenue. Dans Cromwell, les cinq actes se déroulent dans cinq décors : la taverne des Trois-Grues, la salle des banquets à White-Hall, la chambre peinte à White-Hall, la poterne du parc de White-Hall et la grande salle de Westminster.

  • le mélange des genres (Cromwell en est un excellent exemple) : mêler le grotesque au sublime pour peindre le réel. Hugo alterne dans Crowmwell scènes historiques, comiques, mélodramatiques et tragiques.

  • le mélange des vers et de la prose. Dans Cromwell, drame en vers avec quelques chansons et extraits de lettres en prose, Hugo s’amuse avec la versification et ose même une réplique : « Ah Dieu ! que de rimes en ite ! »
  • La couleur historique et géographique  : « le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ». Le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France (voir plus bas) montre les recherches effectuées par Hugo pour rendre compte à travers les dialogues du contexte historique très particulier de l’époque de Cromwell. À propos de  l’épisode où Richard Cromwell boit à la santé du roi Charles dans une taverne avec les conjurés royalistes, Hugo tient à préciser dans une note : « Historique. Au reste, afin d’épargner au lecteur la fastidieuse répétition de ce mot, nous le prévenons qu’ici, comme dans le palais de Cromwell, comme dans la grande salle de Westminster, l’auteur n’a hasardé aucun détail, si étrange qu’il puisse paraître, qui n’ait ou son germe ou son analogue dans l’histoire. Les personnes qui connaissent à fond l’époque lui rendront cette justice que tout ce qui se passe dans ce drame s’est passé, ou, ce qui revient au même, a pu se passer dans la réalité. »

Une pièce injouable ?

lica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2200128r/f6.item
Acte I, scène V :] Lord Rochester [à Carr] : Tu radotes! A quoi vous serviraient alors vos grandes bottes? S’il ne pleut point sur vous, pourquoi ces grands chapeaux .Illustration de Cromwell par J. A. Beaucé, dessinateur Pouget, Pisan, graveur. 1866. Source: BnF/Gallica
Extrait de la Préface :

« Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s’encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu’il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C’est en s’approchant de son sujet pour l’étudier que l’auteur reconnut ou crut reconnaître l’impossibilité d’en faire admettre une reproduction fidèle sur notre théâtre, dans l’état d’exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d’être faite ; il a préféré tenter la seconde. C’est pourquoi, désespérant d’être jamais mis en scène, il s’est livré libre et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la dérouler à plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et qui, s’ils achèvent d’éloigner son drame du théâtre, ont du moins l’avantage de le rendre presque complet sous le rapport historique. Du reste, les comités de lecture ne sont qu’un obstacle de second ordre. S’il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l’accès du théâtre, l’auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée. »

Comme le montre  Florence Naugrette  dans un article de 2004, publié dans le recueil Impossibles théâtres et disponible sur le site Fabula Publier Cromwell et sa Préface : une provocation fondatrice, ce sont principalement les circonstances politiques qui ont rendu injouable cette pièce à l’époque de Victor Hugo.
Aujourd’hui, un metteur en scène ambitieux et astucieux pourrait porter  un tel projet (sans doute avec quelques coupes pour éviter que la pièce ne dure quatre heures) : tout l’art de Victor Hugo est déjà présent dans cette pièce aux accents shakespeariens.    On retiendra surtout pour notre part les très nombreuses répliques et situations comiques, qui désamorcent systématiquement  les scènes les plus tragiques. Le personnage de Rochester est à ce titre particulièrement réussi : poète médiocre qui veut faire écouter ses vers alors que les conjurés sont en pleine discussion, amoureux de la fille de Cromwell mais qui souhaite tout de même assassiner le père,  galant homme qui aime jurer mais qui doit se déguiser en chapelain puritain pour parvenir jusqu’à Cromwell, obligé d’épouser une duègne pour éviter d’être tué… « Mêler le grotesque au sublime pour peindre le réel »….

Pour aller plus loin

Manuscrit autographe sur le site de Gallica

Adaptation pour la radio par la Société des Comédiens Français, le 27 avril 1952, sur le site de l’INA  (version intégrale payante).
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