La première leçon de Georges Courteline
Monologue extrait de l’Illustre Piégelé
Texte à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre
Le texte
— Tenez le guidon sans raideur ; veillez bien à ce que vos pieds ne quittent jamais la pédale, et allez carrément de l’avant !… De la confiance !… Toute l’affaire est là !— Allez ! Je vous tiens.
Ainsi me parlait dans le dos l’auteur charmant du Mari Pacifique, mon ami Tristan Bernard, maître en l’art d’écrire le français et agrégé de vélocipède, si j’ose m’exprimer ainsi. En même temps, joignant le geste à la parole, il avait, de sa dextre robuste, empoigné, au ras de mon fond de culotte, la selle de la bicyclette, théâtre de mes premiers essais, et il en maintenait le fragile équilibre.
— Je vous tiens, répétait-il ; allez !… Nom d’un pétard ! ne lâchez donc pas la pédale !… Ne lâchez donc pas la pédale !… Mais ne lâchez donc pas la pédale !…
— C’est à elle que vous devriez dire de ne pas me lâcher, répondis-je un peu agacé, inquiet, aussi, flairant la minute — prochaine — qui allait me voir couché, les quatre fers en l’air, dans les poussières du chemin.
Et le fait est qu’elle semblait le faire exprès, la pédale, tant était manifeste son obstination à se dérober à ma semelle pour tourbillonner ensuite dans le vide, avec la rotation précipitée d’une bobine qui se déroule. Mais, aveuglé par la passion, Tristan Bernard ne voulait rien entendre. Il apportait dans les débats une partialité révoltante, disant que j’étais dans mon tort, que je me servais de mes pieds comme un cochon de sa queue, et que tout cela, ça venait de ce que j’avais la vesse.
La vesse…
Rouge d’humiliation, je résolus d’infliger sans retard le plus éclatant démenti à cette assertion mensongère, et, ayant roidi mes mollets dont la tension élargit, aussitôt les mailles de mes bas de laine à côtes, je mis ma bicyclette en mouvement.
La machine fit trois tours de roues.
Derrière moi :
—Très bien ! Vous y êtes ! fit l’invisible Tristan Bernard. Puis, comme il répétait encore une fois : « Je vous tiens ! » ajoutant : « Vous ne tomberez pas ; c’est impossible ! »
— Oui, déclarai-je avec humilité bien feinte du monsieur qui a craint de mourir et qui sent se développer en soi d’héroïques témérités à mesure que son cœur se rouvre à l’espérance, je crois que ça ira tout de même.
Et, en somme, mon Dieu, ça allait. Ça allait mal, mais ça allait. Ma roue de devant se conduisait bien un peu à la manière d’une femme saoule, hésitante de la route à suivre, opérant de brusques conversions tantôt à droite, tantôt à gauche, qui m’eussent inévitablement précipité à bas de ma selle, n’eût été la main tutélaire de l’excellent Tristan Bernard ; n’importe ! la conscience où j’étais des progrès, déjà accomplis décuplait mon énergie, et ma confiance puisait des forces toujours nouvelles en ma certitude désormais absolue de ne plus courir aucun péril.
De temps en temps, avide d’être encouragé, de recueillir de justes éloges :
— Ça va, hein ? demandais-je à Bernard toujours arc-bouté sur ma selle.
Lui, immédiatement :
—Très bien ! Vous avez des dispositions.
— Sans blague ?
— Ma parole d’honneur.
— Tristan Bernard, vous vous moquez !
Alors, comme Alceste à Philanthe :
— Je ne moque point ! assurait-il. Que ma figure se couvre de pustules, si vous n’allez seul dans deux jours !
Ces paroles me donnaient de l’espoir.
Cependant, il arrivait cette chose extraordinaire que plus je gagnais en vitesse, plus la voix de Tristan Bernard perdait en sonorité !… Il semblait qu’elle s’évaporât !… à croire que la mince couche d’air interposée entre moi et mon interlocuteur s’élargissait petit à petit, comme un soumet d’accordéon, et je me réjouissais in petto mille fois plus que je ne saurais dire, car je ne doutais point que l’auteur du Mari Pacifique s’époumonât à courir sur mes traces, préposé qu’il était au maintien et à la sauvegarde de mon centre de gravité.
L’homme est naturellement bon ; il aime à faire payer les services qu’on lui rend. L’idée que mon obligeant ami pouvait payer ses bons offices d’un commencement d’apoplexie n’avait rien qui me déplût ; loin de là ! En sorte que, me représentant par la pensée ses yeux injectés d’épuisement et son épaisse barbe brune ruisselante d’une humidité de mauvais aloi, je sentais pousser à mes pieds les ailes du divin Mercure, et que ma bicyclette, à cette heure, filait sur ses pneus, comme le vent. Quelques minutes s’écoulèrent.
Soudain :
— Vous avez chaud, mon vieux ? demandai-je à Tristan Bernard, d’une voix doucement ironique. L’interpellé ne répondit pas.
— Plus un mot ! pensai-je, pouffant de rire ; il ne peut plus placer un mot !…
Puis, haut :
— Ne vous gênez pas pour moi. Voulez-vous vous reposer un peu ?
Silence. Ça devenait surprenant.
— Vous m’entendez, Tristan Bernard ?
Rien encore.
Du coup, l’inquiétude me prit. Que signifiait un tel mutisme ? Les pieds rivés à la pédale, les doigts crispés sur le guidon, je jetai un coup d’œil derrière moi… Miséricorde ! J’étais seul ! ! ! A droite, à gauche, à perte de vue, fuyait l’immense tapis des champs, hérissés de bleuets et de coquelicots, tandis que là-bas, tout là-bas, silhouette que détachait en noir d’ombre chinoise le fond clair de l’horizon, Tristan Bernard, assis sur la crête d’un talus, me faisait signe de continuer.
Quoi donc !… je tenais sur ma machine sans le concours de qui que ce soit ?… Depuis peut-être cinq minutes, je devais à mes seuls talents de fouler le sol poudreux de la route ?… Ah ! ça ne traîna pas, je vous le jure ! Le sursaut des charmes rompus me frappa, à l’instant même, d’un coup de pied dans l’estomac. Je culbutai. Ma bicyclette tomba sur le flanc comme une masse, et je tombai, moi, sur la figure, empourprant du sang de mon nez les mille arêtes d’un tas de cailloux que la main de la Providence toujours généreuse en ses vues, avait mis là, fort à propos, pour me recevoir.
Pour explorer l’œuvre théâtrale de Georges Courteline dans Libre Théâtre :