Monsieur Felix de Georges Courteline
Texte établi par Libre Théâtre à partir de l’édition de Coco, Coco et Toto Albin Michel, Paris, 1905 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k66297d)
Courte pièce en 3 scènes pour 2 hommes, 2 femmes, 1 enfant
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Le Texte
Scène première
La chambre étroite et close dont parle le poète.
La pendule marque neuf heures.
À droite de la cheminée, où un feu de charbon de terre siffle comme un nez pris, – selon l’expression de Jules Renard, – Monsieur, les semelles montrées à la flamme, se cure les dents avec une épingle à chapeau en lisant dans Le Soir la Séance du Parlement.
En face de lui, sa femme brode à la clarté de la lampe. Par terre, entre eux, le jeune Toto joue à faire voir son derrière.
Silence prolongé. C’est l’intimité douce et calme des ménages étroitement unis.
Soudain coup de sonnette.
Monsieur, absorbé par sa lecture.
Bon ! Qui est ce qui vient nous raser ?
Madame.
Neuf heures, ce ne peut être que Félix.
Toto, au comble de la joie.
On a sonné !! On a sonné ! On a sonné !
Monsieur,
Hé ! ne danse donc pas comme ça ; tu nous donnes le mal de mer.
(A la bonne qui apparaît.)
Qui est-ce ?
La Bonne.
C’est M. Félix.
Monsieur,
Encore !… Ah ! Ça, ce bougre-là passe sa vie ici !
Madame, les yeux penchés sur son ouvrage.
Le fait est…
Monsieur,
Comment le fait est ?… Nous sommes jeudi, ça fait la cinquième fois qu’il vient nous em… depuis le commencement de la semaine, et tu trouves que le fait est ?
Madame.
Puisque je suis de ton avis.
Monsieur,
Zut !
Madame.
Ne t’excite donc pas.
Monsieur,
Tu m’embêtes !
Madame, résignée.
Bien.
Monsieur,
Et lui aussi, il m’embête ! Vous m’embêtez tous les deux !
Effaré, Toto, d’abord muet, donne brusquement un libre cours aux sentiments de terreur qui l’agitent. Son jeune visage se déchire comme le fond d’une culotte trop mûre. La pièce s’emplit de hurlements.
Madame.
Tu vois, avec tes colères ? Tu fais pleurer le petit, voilà tout ce que tu fais.
Monsieur, qui s’est levé et qui fiévreusement, va et vient.
C’est insensé, ça, aussi, ne de plus pouvoir être chez soi ! Je suis de là, les pieds au feu, à goûter la paix de mon foyer en lisant le compte rendu de la Chambre ; je me dis : « Un tel a bien parlé ou « Le cabinet est fichu ! » ou « Gare à l’interpellation ! », enfin, je pense, quoi ; je réfléchis. Bon ! on sonne ; c’est M. Félix ! (Hors de lui. ) Et encore M. Félix !… Et toujours M. Félix !… Alors, quoi ? je n’ai plus qu’à en prendre mon parti et à perdre toute espérance. C’est la condamnation à perpétuité ?
Madame.
Ce garçon est excusable. Il a si peu de relations !
Monsieur.
C’est le dernier des goujats !
Madame, conciliante.
Mais non.
Monsieur,
Et des mufles !
Madame.
Tu exagères.
Monsieur.
On n’est pas fourré chez les gens depuis le jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre, ou on est le dernier des mufles ; voilà la loi et les prophètes. Tu m’embêtes, encore une fois. Quant à ce monsieur, je ne veux plus en entendre parler !
(A la bonne.)
Vous avez dit que j’étais là ?
La Bonne.
Mon Dieu, je l’ai dit sans le dire. J’ai dit… J’ai dit…
Monsieur.
Oui, enfin, tranchons le mot, vous êtes une idiote.
La Bonne.
Une idiote ?
Monsieur.
Vous n’êtes pas contente ? La porte est là, ma fille, et le tramway passe devant. Qu’est-ce qui m’a bâti une buse pareille, qui coûte trente-cinq francs par mois et qui a encore le toupet d’élever des réclamations ? (La Bonne tente de placer un mot). Assez ! Fichez-moi la paix ! (A Madame.) Je vais passer dans le salon. Toi, tu vas me faire le plaisir de recevoir M. Félix.
Madame.
Bien.
Toto.
Moi aussi, j’irai dans le salon ! Moi aussi, j’irai dans le salon !
Monsieur.
Tu l’expédieras en cinq secs…
Toto.
Je veux y aller avec papa ! Je veux y aller avec papa !
Monsieur,
…et tu lui feras comprendre.
Toto.
Je veux y aller tout de suite ! Je veux y aller à l’instant même !
Monsieur,
Veux-tu te taire, tonnerre de Dieu ! (A Octavie)… tu lui feras comprendre que ses visites commencent à devenir trop fréquentes. Et puis tu sais, inutile de prendre des gants ; on ne se gêne pas avec des mufles.
Madame.
Et s’il me demande où tu es ?
Monsieur.
Tu diras que tu n’en sais rien.
Toto.
Quand est-ce qu’on va y aller, dis, papa, dans le salon ?
Monsieur,
Mon Dieu que cet enfant m’agace (À Toto.) Tiens, file !
(Sortant, précédé de Toto, par une porte dérobée).
Cinq visites !… Cinq !… Cinq en cinq jours !… J’ai vu des gens avoir du culot, mais pas dans ces proportions-là
Exit.
Madame reste seule.
Madame.
Faites entrer, Victoire.
Disparition de la bonne. Un temps, puis :
Scène II
M. Félix, surgissant dans le cadre de la porte ouverte.
Madame, Monsieur !… (Il s’incline jusqu’à terre.) J’étais de passage dans le quartier ; je n’ai pu résister au désir de monter prendre de vos nouvelles.
Madame.
Ce n’est pas la peine ; il n’y est pas. (Les bras écartés.) Mon Félix !
M. Félix.
Mon Octavie !
Madame.
Mon amour !
M. Félix
Ma bien-aimée !
Ils s’embrassent éperdument.
Scène III
Le salon, lugubre et glacial, où s’est réfugié Monsieur. Une bougie brûle à ras de bobèche à l’une des appliques du piano, jetant plus d’ombres que de lumière. Les meubles sont revêtus de housses. La trappe de la cheminée, levée, révèle un âtre vierge de souillures, pareil dans son cadre de cuivre, à la scène d’un petit théâtre dont on aurait enlevé les décors. Une pluie abondante fouette les vitres.
Monsieur, assis sur le canapé.
Ah ! Ça, il ne va pas foutre le camp
Toto.
J’ai froid.
Monsieur.
Personne ne t’en empêche.
Toto.
Ah ‘Et toi, dis papa, t’as chaud ?
Monsieur.
A croire que je suis au bain de vapeur !…C’est au point que si ça continue, je vais attraper une congestion. (Il se lève, va au piano et y allume une cigarette.) A vrai dire, ce M. Félix, qui est déjà le dernier des goujats, serait aussi le dernier des crétins si ma femme n’était encore plus bête que lui. Mais la stupidité de Coco est sans bornes et sa niaiserie défie toute comparaison. Quelle vie !
(Dix heures sonnent à une église lointaine.)
Quand on pense que, depuis une heure, elle subit la conversation de ce Jocrisse, de ce niais, de cet imbécile, et qu’elle n’a pas encore trouvé le moyen de se débarrasser de lui !…Croyez-vous qu’elle en a une couche !
Il hausse les épaules et ricane.
Toto.
Je m’embête.
Monsieur.
Tu en as le droit.
Toto.
Ah !… Et toi, papa, tu t’amuses ?
Monsieur.
Comme une petite folle, tout bonnement.
(Il éternue.)
Un bouffon manquait à cette fête. Serviteur au rhume de cerveau ! Ah ! on pourra dire ce qu’on voudra et philosopher à perte de vue on ne fera jamais que femme ne soit la subalterne de l’homme! Race inférieure ! Tas de bonnes à rien! Je vous demande un peu s’il y a du bon sens à se laisser canuler une heure par un idiot, quand il serait si simple de lui dire « Je serai franche ; vous nous rasez ; Monsieur Félix. Restez chez vous et fichez-nous la paix. » Enfin, voyons ?…
(Il éternue.)
Ça y est! c’est le coryza lui-même.
(S’emportant bruyamment.)
Oh ! mais non, en voilà assez ! J’en ai plein le dos à la fin ! – Ecoute voir un peu, Toto.
(Toto s’approche.)
Ôte tes souliers.
Toto.
Faut que j’ôte mes souliers ?
Monsieur.
Oui.
Toto.
Pourquoi ?
Monsieur.
Ôte tes souliers, que je te dis.
(Toto enlève ses souliers.)
Bon. Maintenant, fais bien attention. Tu vas aller sur la pointe du pied écouter à travers la porte ce que disent M. Félix et ta maman, et tu viendras me le rapporter.
Toto.
J’aurai deux sous. ?
Monsieur.
Oui, t’auras deux sous.
Toto.
Chic !…J’y vais !
Il sort sans bruit.
Long temps.
Monsieur, qui s’impatiente, exécute, par les diagonales du salon, une promenade de lion en cage. Au dehors, la pluie redouble. L’horloge de l’église voisine sonne le quart après dix heures.
Enfin, apparition du jeune Toto.
Monsieur.
Ah ! Te voilà enfin… Eh Bien ?
Toto, mystérieux.
Tu ne sais pas ? Y a M. Félix qui veut faire caca par terre.
Monsieur, ahuri.
Comment faire caca, par terre !…
Toto.
Oui !… J’ai écouté à la porte et j’ai très bien entendu. Il disait comme ça à maman qu’il allait retirer sa culotte. – Faut croire, des fois, qu’il a envie.
FIN
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