Troisième semestre

Écrire sa vie – Autobiographie-Roman / Jean-Pierre Martinez

À Austin, l’année universitaire s’achève en mai. Ou plutôt le deuxième semestre, car en réalité, l’université ne ferme jamais tout à fait, et il y a un semestre d’été. Comment douter encore de la grandeur de l’Amérique alors que ces gens arrivent à caser trois semestres dans une année ? Pendant l’été, toutefois, l’université tourne au ralenti. Ce troisième semestre est surtout destiné aux étudiants qui auraient des matières à rattraper, parce qu’ils ont échoué aux examens ou parce qu’ils n’ont pas pu les passer tous par manque de temps. Certains, en effet, doivent travailler pour payer leurs études, et ils profitent de l’été pour compléter leur cursus.


Pour moi, ce mois de mai devrait marquer la fin de mon séjour à Austin. Je n’ai de contrat et de visa que pour un an. Apparemment, pour l’instant, tout le monde semble content de moi. Chaque enseignant a droit une fois par an à une inspection dans sa classe par le professeur américain chargé de l’encadrement des lecteurs. A priori, rien de traumatisant. Nous sommes prévenus à l’avance, et le professeur en question, que nous connaissons tous, est d’une grande bienveillance. Mais tout de même. Jusque là, aucun témoin extérieur n’a jamais assisté à un de mes cours. Et si on se rendait compte tout à coup de mon incompétence ?


Pour ne pas mettre mes étudiants mal à l’aise, et pour ne pas avoir l’air de leur demander la faveur d’un comportement exemplaire, je ne les ai pas prévenus. En arrivant en classe, cependant, et en voyant s’asseoir tout au fond un type en cravate qui pourrait être leur père, et dont je feins d’ignorer l’existence, ils voient bien qu’il se passe quelque chose d’inhabituel. Ils doivent aussi sentir que je suis un peu plus nerveux que d’habitude. Comme ils m’adorent et qu’ils sont extrêmement bien élevés, je les sens tout à coup aussi nerveux que moi. Ils sont encore plus attentifs qu’à l’ordinaire, ils évitent tout bavardage ou toute plaisanterie. Bref ils sont sages comme des images, et s’efforcent de se comporter en élèves-modèles.


Pour montrer qu’elle participe activement au cours, l’une de mes étudiantes se hasarde même à poser une question, en anglais, bien sûr. Cette intervention n’est absolument pas destinée à me mettre en défaut, mais au contraire à me valoriser. Le problème, comme souvent, c’est que je ne comprends rien à la question. Je la fais répéter mais, tétanisé par la présence de mon inspecteur, je ne comprends toujours pas. La fille est tout aussi embarrassée que moi. Elle pensait me rendre service, et me voilà planté là, tel un comédien victime d’un trou de mémoire au beau milieu d’un spectacle.


Elle tente de retirer sa question. Trop tard. Mon inspecteur vient poliment à mon secours en me donnant la traduction afin que je puisse répondre. Mais évidemment, je suis mort de honte. Mes étudiants n’ouvriront plus la bouche jusqu’à la fin du cours. L’inspecteur parti, ils viendront me voir aussitôt pour me demander qui était ce type. La fille s’excuse de m’avoir mis bien involontairement dans l’embarras. Plus tard, l’inspecteur, sans mentionner cet incident, me couvrira d’éloges, surtout pour la qualité exceptionnelle de la relation que j’entretiens avec mes étudiants. S’il savait qu’il m’arrive de fumer des joints avec eux après la classe…


À la fin de chaque semestre, les étudiants, pour leur part, ont le devoir d’évaluer leurs enseignants de façon anonyme, en leur attribuant une note, assortie d’un commentaire libre. Là encore, les propos sont très sympathiques à mon égard, voire tellement dithyrambiques que cela en devient suspect. Je suis donc apprécié à la fois par ma hiérarchie et par mes élèves. Le Directeur du Département constitue déjà son équipe de lecteurs pour la rentrée, et il me propose de rempiler. Je n’ai pas l’impression d’être allé au bout de mon expérience aux États-Unis. J’accepte la proposition.
J’ai presque trois mois de vacances devant moi, et je décide de rentrer en Europe. Non pas que la France me manque vraiment, mais pour garder un minimum de contact avec mes proches, pour ne pas couper tous les ponts avec ma vie d’avant, et assurer mes arrières au cas où.


Et puis quelqu’un m’attend à Rijeka en Croatie. J’ai rencontré Nada deux mois avant de partir aux États-Unis, et elle est venue me voir quelques jours à Paris juste avant mon départ pour Austin. Elle était prête à me suivre jusqu’au bout du monde, mais je ne pouvais pas l’emmener. Cette première traversée de l’Atlantique, c’était pour moi un saut dans l’inconnu, pour ne pas dire un saut dans le vide. Et on ne saute pas dans le vide en tenant quelqu’un par la main.


À Paris, elle ouvrait de grands yeux émerveillés et s’étonnait de tout, mais à l’évidence, cette jeune fille élevée dans la Yougoslavie de Tito, et qui n’avait jamais quitté son pays avant de me connaître, n’était pas armée pour survivre dans le monde capitaliste, sauf à dépendre entièrement de moi. Quant à m’accompagner aux États-Unis… Je ne savais déjà pas comment j’allais me débrouiller tout seul, comment aurais-je pu m’occuper aussi d’une étudiante aux Beaux-Arts de Rijeka, ne parlant pas un mot de français, et dont l’anglais était encore plus mauvais que le mien ? De toute façon, n’ayant pas de contrat de travail, elle n’aurait jamais pu obtenir autre chose qu’un visa de tourisme pour quelques mois.


Et puis pour être parfaitement sincère, je partais en Amérique pour vivre une grande aventure. Et les grandes aventures se vivent rarement en couple. Néanmoins, même si je n’avais pas fait vœu de chasteté, et que des aventures, justement, j’en avais eu plusieurs pendant cette année plutôt intense, je restais fidèle à ma parole. Notre histoire ne pouvait pas finir avant d’avoir vraiment commencé. Et tout simplement j’avais envie de la voir, elle qui incarnait si bien la douceur dans ce monde de brutes. Je décidais de passer ce troisième semestre avec elle. Même si, comme chacun sait, les troisièmes semestres, c’est comme la Quatrième Dimension, ça n’existe qu’aux États-Unis.

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