Yougoslavie
Écrire sa vie – Autobiographie-Roman / Jean-Pierre Martinez
Je reviens à Rijeka au début de l’été, après avoir découvert l’Amérique. Nada n’a pas bougé de sa ville natale, et elle n’a pas changé. C’est moi qui ai changé. Nos différences sont encore plus évidentes qu’un an auparavant. Elles s’avéreront de plus en plus difficiles à concilier. J’étais déjà un homme de l’Ouest, je reviens en cowboy dans cette charmante petite ville de la toujours communiste Yougoslavie. Pour avoir l’autorisation de dormir avec elle chez ses parents, je dois non seulement avoir l’approbation de son père, mais aussi celle du Parti Communiste. En d’autres termes, je dois indiquer chaque jour à la police locale chez qui je suis hébergé. On préférerait, j’imagine, que j’aille dépenser mes devises à l’hôtel en payant le prix fort réservé aux touristes. À moins qu’on ne me soupçonne d’être un espion chargé de fournir à l’OTAN des renseignements sur les chantiers navals tout proches.
Nada et moi dormons dans le même lit, mais nous ne vivons pas dans le même monde. J’ai dans la tête tous les souvenirs de cette année pendant laquelle j’ai expérimenté tant de choses nouvelles. Sans elle. Qu’à cela ne tienne, je lui ferai découvrir le monde, en tout cas une partie, en le découvrant avec elle. Elle ne connaît pratiquement que la Croatie, et encore. J’ai déjà conscience que ce sera le seul voyage que nous ferons ensemble. Je veux qu’on s’en souvienne tous les deux, pour toujours.
Pour la première fois de ma vie, j’ai devant moi à la fois de l’argent, du temps, et une liberté totale. Elle est prête à me suivre. Reste à convaincre ses parents, qui à juste titre sont un peu inquiets de la voir partir avec un étranger. Mon premier dîner chez eux est mémorable. Ce sont de braves gens et ils se montrent hospitaliers, mais son père, surtout, me regarde avec suspicion. Il a travaillé toute sa vie sur les chantiers navals, il n’a rien connu d’autre que la Yougoslavie de Tito. Alors évidemment, pour lui, je ne suis pas le gendre idéal. Et s’il savait qu’en plus je n’ai pas le projet de devenir son gendre…
Ni le père ni la mère ne parlent un seul mot d’anglais, la conversation est donc difficile. Nada sert un peu d’interprète, mais quoi qu’il en soit, son père est un homme de peu de mots. Il me regarde. Je soutiens son regard. Je le respecte, et je crois que c’est réciproque.
Il faut croire que je ne leur fais pas trop mauvaise impression, car le lendemain, ces parents pourtant très attentifs laissent leur fille partir avec un inconnu pour un long périple qui nous conduira à travers toute la Yougoslavie jusqu’au Sud de l’Europe et au-delà jusqu’aux portes du Soudan. Malgré tout, en nous voyant partir, sa mère écrase une larme, se demandant si elle reverra sa fille un jour. Elle a raison, nous aurions pu ne jamais revenir, car nous entreprenons un voyage hasardeux.
Comme d’habitude, je n’ai défini ni calendrier ni itinéraire, et je ne sais pas jusqu’où nous irons. Chaque matin nous nous lèverons sans savoir où nous dormirons le soir. Faut-il qu’elle m’aime, qu’elle me fasse confiance ou qu’elle soit totalement folle pour me suivre aveuglément dans une telle aventure ? Elle qui depuis son enfance n’a connu que la petite vie bien réglée de toute jeune fille dans un pays communiste relativement prospère comme la Yougoslavie, ne manquant de rien et sachant se passer du superflu.
D’ailleurs, tous les jeunes de son âge paraissent plus ou moins heureux. Ils vivent dans une bulle très protectrice, sans perspective d’avenir mirobolant mais sans crainte du futur. Je me permets d’émettre quelques doutes. C’est très bien, mais que feront-ils quand tout ça va s’effondrer ? Nada ne comprend pas ma question. C’est comme ça. Ça a toujours été comme ça. Et ça ne changera jamais. Deux ans après, ce sera la chute du mur de Berlin, et deux années plus tard la Yougoslavie n’existera plus. Mais pour l’instant, nous allons la traverser une dernière fois.
Ce qu’on appelle encore la Yougoslavie c’est, sur une superficie moindre que celle de l’Italie, un patchwork de cultures européennes et orientales les plus diverses. Parcourir la Yougoslavie, c’est en quelques kilomètres passer de l’Occident à l’Orient, des églises aux mosquées, de la Grèce Antique à l’Empire Ottoman, des stations balnéaires pour Allemands aux campagnes moyenâgeuses, de la Mercedes à la voiture à cheval. C’est donc aussi un voyage dans le temps et dans l’histoire. C’est un territoire d’une incroyable richesse, diversité et complexité, qu’il est beaucoup plus intéressant d’appréhender en voyageant en train ou en bus qu’en se contentant de le survoler en avion pour aller visiter la très touristique Dubrovnik.
De l’italienne Istrie à la grecque Macédoine, en passant par l’austro-hongroise Serbie, nous arrivons finalement au Kosovo qui ressemble à la Turquie, et nous poursuivrons le lendemain jusqu’à la frontière albanaise, à Ohrid d’où l’on peut apercevoir de l’autre côté du lac la mystérieuse Albanie encore stalinienne. Pendant ce périple, Nada découvre avec moi son propre pays, qu’elle ne connaît qu’en partie, et qui dans deux ans ne sera plus le pays de personne. Pour l’heure, nous pensons faire étape à Prizren, où bien entendu nous n’avons réservé aucune chambre.
Dans les rues de la ville, nous croisons un bossu, qui se propose aussitôt d’être notre guide. Il faut dire qu’avec Nada, je ne passe pas inaperçu, surtout au Kosovo. Il paraît que les filles de Rijeka sont réputées pour leur beauté. Enfin, c’est une fille de Rijeka qui me l’a dit, ce jugement est peut-être un peu subjectif. Quoi qu’il en soit, la blondeur cendrée et la silhouette élégante de ma compagne de voyage attirent les regards.
Le bossu nous invite à passer la nuit chez lui, tout en nous racontant qu’il doit partir de bonne heure le lendemain matin pour un tournoi de ping-pong. C’est selon ses dires un champion dans cette discipline. Nada, toujours enthousiaste et souvent un peu naïve, est partante. Je suis un peu sur la défensive, mais j’accepte. J’avais raison de me méfier, car la soirée va prendre une tournure plutôt inhabituelle…