Tirade de Jean Roule dans Les Mauvais Bergers d’Octave Mirbeau (Acte III, Scène 5)

Jean Roule, leader anarchiste, présente les revendications des ouvriers en grève au patron, Hargand.

Jean Rouleun peu solennel.
Nous venons ici pour la paix de notre conscience. (Un temps.) Si vous repoussez les propositions, qu’au nom de cinq mille ouvriers, je suis, pour la dernière fois, chargé de vous transmettre… je n’ai pas besoin de vous déclarer que nous sommes prêts à toutes les résistances. Ce ne sont point les régiments que vous appelez à votre secours, ni la famine que vous déchaînez contre nous qui nous font peur !… Ces propositions sont raisonnables et justes… À vous de voir si vous préférez la guerre… (Un temps.) Je vous prie de remarquer en outre que, si nous avons éliminé de notre programme certaines revendications, nous ne les abandonnons pas… nous les ajournons… (Avec une grande hauteur.) C’est notre plaisir !… (Un temps. Hargand est de marbre, pas un pli de son visage ne bouge. Jean prend dans la poche de sa cotte un papier qu’il consulte de temps en temps.) Premièrement… Nous maintenons, en tête de nos réclamations, la journée de huit heures… sans aucune diminution de salaire… Je vous ai expliqué pourquoi, déjà… je ne vous l’expliquerai pas à nouveau… (Silence d’Hargand.) D’ailleurs je vois que vous n’êtes pas en humeur de causer, aujourd’hui !… Deuxièmement… Assainissement des usines… Si, comme vous le faites dire par tous vos journaux, vous êtes un patron plein d’humanité, vous ne pouvez exiger des hommes qu’ils travaillent dans des bâtiments empestés, parmi des installations mortelles… Au cas où vous accepteriez en principe cette condition à laquelle nous attachons un intérêt capital, nous aurions à nous entendre, ultérieurement, sur l’importance et la nature des travaux, et nous aurions aussi un droit de contrôle absolu sur leur exécution… (Hargand est toujours immobile et silencieux. Jean Roule le regarde un instant fixement, puis il fait un geste vague.) Allons jusqu’au bout ! puisque c’est pour la paix de notre conscience que nous sommes ici… (Un temps.) Troisièmement… Substitution des procédés mécaniques à toutes les opérations du puddlage… Le puddlage n’est pas un travail, c’est un supplice ! Il a disparu d’une quantité d’usines moins riches que les vôtres… C’est un assassinat que d’astreindre des hommes, pendant trois heures, sous la douche, nus, la face collée à la gueule des fours, la peau fumante, la gorge dévorée par la soif, à brasser la fonte, et faire leur boule de feu !… Vous savez bien, pourtant, que le misérable que vous condamnez à cette torture sauvage… au bout de dix ans… vous l’avez tué !… (Hargand est toujours immobile. Jean Roule fait un geste… Un temps…) Quatrièmement… Surveillance sévère sur la qualité des vins et alcools… (Un temps.) Bien que sous le prétexte fallacieux de sociétés coopératives, vous ayez accaparé tout le commerce d’ici… que vous soyez notre boucher… notre boulanger… notre épicier… notre marchand de vins !… etc…, etc…, il y aurait peut-être lieu de vous résigner à gagner un peu moins d’argent sur notre santé, en nous vendant autre chose que du poison… Tout ce que nous respirons ici, c’est de la mort !… tout ce que nous buvons ici… c’est de la mort !… Eh bien… nous voulons boire et respirer de la vie !… (Silence d’Hargand.) Cinquièmement… Ceci est la conséquence morale, naturelle et nécessaire de la journée de huit heures… Fondation d’une bibliothèque ouvrière, avec tous les livres de philosophie, d’histoire, de science, de littérature, de poésie et d’art, dont je vous remettrai la liste… Car, si pauvre qu’il soit, un homme ne vit pas que de pain… (Un temps.) Il a droit, comme les riches, à de la beauté !… (Silence glacial.) Enfin… réintégration à l’usine, avec paiement entier des journées de chômage, de tous les ouvriers que vous avez chassés depuis la grève… Je vous fais grâce de ma personne… L’accord signé, je partirai…
Il dépose son papier sur le bureau d’Hargand.

Lien vers le texte intégral de la pièce sur Libre Théâtre

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53094810t/f77
Le bon berger, O. Mirbeau, fustige les mauvais bergers : Ch. Léandre. Source : BnF/Gallica
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