Les Mauvais Bergers d’Octave Mirbeau

http://www.europeana.eu/portal/record/2026109/Partage_Plus_ProvidedCHO_KIK_IRPA__Brussels__Belgium__10136476.html#
Théatre de la Renaissance, Représentations de Mme Sarah-Bernardt: Mauvais Bergers | Mucha, Alfons. © KIK-IRPA, Brussels (Belgium) . Source Europeana CCBYNCSA

Tragédie en cinq actes et en prose, représentée au Théâtre de la Renaissance le 15 décembre 1897, avec Sarah Bernhardt et Lucien Guitry dans les rôles principaux.
Texte intégral à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre

L’argument

L’histoire tragique d’une grève ouvrière, lancée par Jean Roule, ouvrier anarchiste, et Madeleine Thirieux, qui vient de perdre sa mère morte d’épuisement. Malgré les tentatives de conciliation du fils du patron, Robert Hargand, la troupe est envoyée.


Pour en savoir plus

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53094810t/f77
Le bon berger, O. Mirbeau, fustige les mauvais bergers : Ch. Léandre. Source : BnF/Gallica

Octave Mirbeau a regretté certains passages trop emphatiques, apparement écrits à la demande de Sarah Bernhardt. Cette pièce reste malgré tout une très belle tragédie sociale et un témoignage poignant sur la lutte des ouvriers (voir les extraits ci-dessous).  Elle évite tout manichéisme : le patron Hargand apparaît très humain, son fils Robert prend le parti des ouvriers, les ouvriers sont versatiles voire violents envers leur propre camp. On comprend que les « mauvais bergers » sont tous les politiques, et notamment les députés socialistes qui utilisent les grèves ouvrières, mais également Jean ou Madeleine qui entraînent les ouvriers à la mort, avec des discours exaltés.

A lire :  l’édition préfacée et commentée par Pierre Michel en libre accès sur Scribd.
Pour en savoir plus sur Octave Mirbeau : le site  mirbeau.asso.fr

Quelques extraits à travers la pièce

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Les_mauvais_bergers.jpg
Affiche de Malterre, décembre 1897. Source wikipedia.

Jean Roule  à Louis Thirieux qui vient de perdre sa femme :

Mais regarde en toi-même… regarde autour de toi ?… Te voici au bord de la vieillesse, épuisé par les labeurs écrasants, à demi tué par l’air empoisonné que l’on respire ici… Tu n’es plus qu’une scorie humaine… Tes deux grands qui, maintenant, seraient pour toi un soutien… sont morts de ça… (Il montre l’usine.) Ta femme est morte de ça… Madeleine et les petits à qui il faudrait de l’air, de la bonne nourriture, un peu de joie, de soleil au cœur, de la confiance… meurent de ça, lentement, tous les jours… Et c’est pour de tels bienfaits, qui sont des meurtres, que tu aliènes aux mains de tes assassins… des assassins de ta famille… ta liberté et la part de vie des tiens… C’est pour des mensonges, de honteuses aumônes, pour des chiffons inutiles… pour la desserte des cuisines que leur charité jette à ta faim, comme on jette un os à un chien… c’est pour ça… pour ça… que tu t’obstines à ne pas te plaindre, à ne pas prendre ce qui est à toi… et à rester la brute servile soumise au bât et au joug, au lieu de t’élever jusqu’à l’effort d’être un homme ?

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Echanges entre deux propriétaires et le jeune Robert, le fils du patron qui a pris fait et cause pour les ouvriers

Capron.
Eh bien, cela m’est indifférent… Ce que je veux constater, c’est que les intérêts sont immuables… immuables, comprenez-vous ?… Or, l’intérêt exige que je m’enrichisse de toutes les manières, et le plus qu’il m’est possible… Je n’ai pas à savoir ceci et cela… je m’enrichis, voilà le fait… Quant aux ouvriers… ils touchent leurs salaires, n’est-ce pas ?… Qu’ils nous laissent tranquilles… Ah ça ! vous n’allez pas, je pense, établir une comparaison entre un économiste et un producteur tel que je suis, et le stupide ouvrier qui ignore tout, qui ignore même ce que c’est que Jean-Baptiste Say et Leroy-Beaulieu ?…

Robert, ironique.
Lesquels, d’ailleurs, ignorent aussi totalement ce qu’est l’ouvrier…

Capron.
L’ouvrier ?… Heu !… L’ouvrier, mon jeune ami, mais c’est le champ vivant que je laboure, que je défonce jusqu’au tuf… (S’animant.) pour y semer la graine des richesses que je récolterai, que j’engrangerai dans mes coffres. Quant à l’affranchissement social… à l’égalité… à — comment dites-vous cela ? — la solidarité ?… Mon Dieu ! je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’ils s’établissent, dans l’autre monde… Mais dans ce monde-ci… halte-là !… Des gendarmes… encore des gendarmes… et toujours des gendarmes… Voilà comment je la résous, moi, la question sociale…

Duhormel.
Vous allez un peu loin, Capron… et je ne suis pas aussi exclusif que vous… étant plus libéral que vous… Pourtant, je ne puis nier qu’il y ait beaucoup de vérité dans ce que vous avancez…

Capron.
Parbleu !… ce ne sont pas des paroles en l’air. Je ne suis ni un poète ni un rêveur, moi… je suis un économiste… un penseur… et, ne l’oubliez pas, un républicain… un véritable républicain… Ce n’est pas l’esprit du passé qui parle en moi… c’est l’esprit moderne… Et c’est comme républicain, que vous me verrez toujours prêt à défendre les sublimes conquêtes de 89, contre l’insatiable appétit des pauvres !…

Duhormel.
Il est certain qu’on ne peut rien changer à ce qui est… Dans une société démocratique bien construite, il faut des riches…

Capron.
Et des pauvres…

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Dialogue entre Hargand, le patron de l’usine, et son fils Robert, qui a pris le parti des ouvriers.

Hargand.
Écoute-moi encore ! Dans la vie, je n’ai pas eu d’autre passion… que le travail… non pour l’argent, les richesses, le luxe… mais pour la forte et noble joie qu’il donne… et aussi, depuis quelques années, pour l’oubli qu’il verse au cœur !… Je puis me rendre cette justice que mon rôle social, mon rôle de grand laborieux aura été utile aux autres, plus que les théories nuageuses… les vaines promesses… et les impossibles rêves… Par tout ce que j’ai produit, par tout ce que j’ai tiré de la matière… si je n’ai pas enrichi les petites gens… du moins, j’ai considérablement augmenté leur bien-être… adouci la dure condition de leur existence… en les mettant à même de se procurer à bon marché des choses nécessaires et qu’ils n’avaient pas eues, avant moi… et que j’ai créées pour eux… pour eux !… J’ai été sobre de paroles… mais j’ai apporté des résultats… fourni des actes… Est-ce vrai ?

Robert.
Je n’ai jamais nié la bonne volonté de vos intentions… ni la persistance de vos efforts !…

Hargand.
Quant aux rapports sociaux que j’ai établis — au prix de quelles luttes — entre les ouvriers et moi… j’ai été aussi loin que possible dans la voie de l’affranchissement… tellement loin, que mes amis me le reprochent comme une défaillance… comme une abdication… Enfants, je me préoccupe de les élever et de les instruire ;… hommes, de les moraliser, de les amener à la pleine conscience de leur individu ;… vieillards, je les ai mis à l’abri du besoin… Chez moi, ils peuvent naître, vivre et mourir…

Robert, interrompant.
Pauvres !… (Un temps.) Oui, vous avez fait tout cela… et c’est toujours… toujours de la misère ! …

Hargand, d’une voix plus haute.
Ce n’est pas de ma faute !

Robert.
Est-ce de la leur ?

Hargand.
Puis-je donc transgresser cette intransgressible loi de la vie qui veut que rien ne se crée… rien ne se fonde que dans la douleur ?

Robert.
Justification de toutes les violences… excuse de toutes les tyrannies… parole exécrable, mon père !

Hargand.
Elle a dominé toute l’histoire !

Robert.
Tortures… massacres… bûchers !… voilà l’histoire !… L’histoire est un charnier… N’en remuez pas la pourriture… Ne vous obstinez pas toujours à interroger ce passé de nuit et de sang !… C’est vers l’avenir qu’il faut chercher la lumière… Tuer, toujours tuer ! Est-ce que l’humanité n’est point lasse de ces éternelles immolations !… Et l’heure n’a-t-elle point sonné, enfin, pour les hommes, de la pitié ?

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Les revendications des ouvriers, présentées par Jean Roule à Hargand.

Jean Roule, un peu solennel.
Nous venons ici pour la paix de notre conscience. (Un temps.) Si vous repoussez les propositions, qu’au nom de cinq mille ouvriers, je suis, pour la dernière fois, chargé de vous transmettre… je n’ai pas besoin de vous déclarer que nous sommes prêts à toutes les résistances. Ce ne sont point les régiments que vous appelez à votre secours, ni la famine que vous déchaînez contre nous qui nous font peur !… Ces propositions sont raisonnables et justes… À vous de voir si vous préférez la guerre… (Un temps.) Je vous prie de remarquer en outre que, si nous avons éliminé de notre programme certaines revendications, nous ne les abandonnons pas… nous les ajournons… (Avec une grande hauteur.) C’est notre plaisir !… (Un temps. Hargand est de marbre, pas un pli de son visage ne bouge. Jean prend dans la poche de sa cotte un papier qu’il consulte de temps en temps.) Premièrement… Nous maintenons, en tête de nos réclamations, la journée de huit heures… sans aucune diminution de salaire… Je vous ai expliqué pourquoi, déjà… je ne vous l’expliquerai pas à nouveau… (Silence d’Hargand.) D’ailleurs je vois que vous n’êtes pas en humeur de causer, aujourd’hui !… Deuxièmement… Assainissement des usines… Si, comme vous le faites dire par tous vos journaux, vous êtes un patron plein d’humanité, vous ne pouvez exiger des hommes qu’ils travaillent dans des bâtiments empestés, parmi des installations mortelles… Au cas où vous accepteriez en principe cette condition à laquelle nous attachons un intérêt capital, nous aurions à nous entendre, ultérieurement, sur l’importance et la nature des travaux, et nous aurions aussi un droit de contrôle absolu sur leur exécution… (Hargand est toujours immobile et silencieux. Jean Roule le regarde un instant fixement, puis il fait un geste vague.) Allons jusqu’au bout ! puisque c’est pour la paix de notre conscience que nous sommes ici… (Un temps.) Troisièmement… Substitution des procédés mécaniques à toutes les opérations du puddlage… Le puddlage n’est pas un travail, c’est un supplice ! Il a disparu d’une quantité d’usines moins riches que les vôtres… C’est un assassinat que d’astreindre des hommes, pendant trois heures, sous la douche, nus, la face collée à la gueule des fours, la peau fumante, la gorge dévorée par la soif, à brasser la fonte, et faire leur boule de feu !… Vous savez bien, pourtant, que le misérable que vous condamnez à cette torture sauvage… au bout de dix ans… vous l’avez tué !… (Hargand est toujours immobile. Jean Roule fait un geste… Un temps…) Quatrièmement… Surveillance sévère sur la qualité des vins et alcools… (Un temps.) Bien que sous le prétexte fallacieux de sociétés coopératives, vous ayez accaparé tout le commerce d’ici… que vous soyez notre boucher… notre boulanger… notre épicier… notre marchand de vins !… etc…, etc…, il y aurait peut-être lieu de vous résigner à gagner un peu moins d’argent sur notre santé, en nous vendant autre chose que du poison… Tout ce que nous respirons ici, c’est de la mort !… tout ce que nous buvons ici… c’est de la mort !… Eh bien… nous voulons boire et respirer de la vie !… (Silence d’Hargand.) Cinquièmement… Ceci est la conséquence morale, naturelle et nécessaire de la journée de huit heures… Fondation d’une bibliothèque ouvrière, avec tous les livres de philosophie, d’histoire, de science, de littérature, de poésie et d’art, dont je vous remettrai la liste… Car, si pauvre qu’il soit, un homme ne vit pas que de pain… (Un temps.) Il a droit, comme les riches, à de la beauté !… (Silence glacial.) Enfin… réintégration à l’usine, avec paiement entier des journées de chômage, de tous les ouvriers que vous avez chassés depuis la grève… Je vous fais grâce de ma personne… L’accord signé, je partirai…
Il dépose son papier sur le bureau d’Hargand.

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Hargand discutant avec Maigret, le contremaitre, après le départ de son fils et avant l’arrivée de la troupe

Hargand.
Je suis sans force maintenant… sans courage… Je suis frappé là… (Il met sa main avec celle de Maigret sur son cœur.) là !… Ils m’ont pris mon fils, comprenez-vous ?… Et c’est ma faute !… Je n’ai pas su l’émouvoir… je l’ai trop tenté !… Et puisqu’ils ont pris mon fils… eh bien ! qu’ils prennent l’usine !… qu’ils prennent tout… tout !… Je leur abandonne tout… (…)
Et puis… (Avec plus d’efforts.) Je croyais avoir été un brave homme… avoir fait du bien autour de moi… avoir vécu, toujours, d’un travail acharné, utile et sans tache… Cette fortune dont j’avais l’orgueil — un sot orgueil, Maigret — parce qu’elle était un aliment à ma fièvre de production, et qu’il me semblait aussi que je la répandais, avec justice, sur les autres… oui, cette fortune, je croyais n’en avoir pas mésusé… l’avoir gagnée… méritée… qu’elle était à moi… quelque chose, enfin, sorti de mon cerveau… une propriété de mon intelligence… une création de ma volonté…
Maigret.
Alors !… ça n’est plus ça maintenant ?…
Hargand, avec découragement.
Il paraît !…
Maigret.
Je rêve, ma parole !… Ces gens-là vous ont donc tourné la tête ?… Ah ! c’est trop fort !
Hargand.
Ils ne m’ont demandé que des choses justes, après tout !…
Maigret, hochant la tête.
Des choses justes !… Jean Roule !… ça m’étonnerait !…
Hargand.
Ils veulent vivre !… ça n’est pourtant pas un crime !…

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Harangue de Jean Roule devant les grévistes, qui lui reprochent de ne pas avoir accepté l’aide des députés radicaux et socialistes.
J’ai fait cela… c’est vrai !… et je m’en honore ! (Mouvements divers.) Vos députés !… ah ! je les ai vus à l’œuvre !… Et vous-mêmes, vous avez donc oublié déjà le rôle infâme… la comédie piteusement sinistre qu’ils jouèrent dans la dernière grève… et comment… après avoir poussé les ouvriers à une résistance désespérée, ils les livrèrent… diminués… dépouillés… pieds et poings liés… au patron… le jour même où un dernier effort… un dernier élan… l’eussent obligé à capituler… peut-être !… Eh ! bien, non !… Je n’ai pas voulu que, sous prétexte de vous défendre, des intrigants viennent nous imposer des combinaisons où vous n’êtes — entendez-vous — qu’un moyen pour maintenir et accroître leur puissance électorale… et qu’une proie pour satisfaire leurs appétits politiques !… Vous n’avez rien de commun avec ces gens-là ! Leurs intérêts ne se confondent pas plus dans les vôtres… que ceux de l’usurier et de son débiteur… de l’assassin et de sa victime !… (…)
Voyons !… qu’ont-ils fait pour vous ?… qu’ont-ils tenté pour vous ?… Où est-elle la loi libératrice qu’ils aient votée… qu’ils aient proposée, même ?… (…)
Et à défaut de cette loi… impossible… je l’accorde… un cri… un seul cri de pitié qu’ils aient poussé ?… ce cri qui sort des entrailles mêmes de l’amour… et qui maintient aux âmes des déshérités… l’indispensable espérance… cherchez-le… redites-le-moi… et, nommez-m’en un seul, parmi les politiques, un seul, qui soit mort pour vous… qui ait affronté la mort pour vous !… (…)
Comprenez donc qu’ils n’existent que par votre crédulité !… Votre abrutissement séculaire, ils l’exploitent comme une ferme… votre servitude, ils la traitent comme une rente… Vous, vivants, ils s’engraissent de votre pauvreté et de votre ignorance… et, morts, ils se font un piédestal de vos cadavres !… Est-ce donc ce que vous vouliez ? (…)
Et le jour où les fusils des soldats abattent sur le sol rouge, vous… vos enfants et vos femmes, où sont-ils ?… À la Chambre ?… Que font-ils ?… Ils parlent ?… (Applaudissements et protestations.) Pauvre troupeau aveugle, vous laisserez-vous donc toujours conduire par ces mauvais bergers ?…(…)
Ah ! je lis dans vos âmes… Vous avez peur d’être des hommes… De vous sentir affranchis et désenchaînés, cela vous effare… Vos yeux habitués aux ténèbres n’osent plus regarder la lumière du grand soleil… vous êtes comme le prisonnier que l’air de la plaine, au sortir du cachot, fait chanceler et tomber sur la terre libre !… Il vous faut encore… il vous faut toujours un maître !… Eh bien, soit !… Mais choisissez-le… et, oppression pour oppression… maître pour maître… (Mouvement de la foule… avec un grand geste.) gardez le patron !… (Explosion de colère.) Gardez le patron !… (Poings levés et bouches hurlantes, les grévistes se massent plus près du Calvaire. Jean descend deux marches et empoignant par les épaules, un gréviste, il le secoue, et d’une voix retentissante.) Le patron est un homme comme vous !… On l’a devant soi… on lui parle… on l’émeut… on le menace… on le tue !… Au moins il a un visage, lui… une poitrine où enfoncer le couteau !… Mais allez donc émouvoir cet être sans visage qu’on appelle un politicien !… allez donc tuer cette chose qu’on appelle la politique !… cette chose glissante et fuyante que l’on croit tenir, et toujours vous échappe… que l’on croit morte et toujours recommence !… cette chose abominable, par quoi tout a été avili, tout corrompu, tout acheté, tout vendu !… justice, amour, beauté !… qui a fait de la vénalité des consciences, une institution nationale de la France… qui a fait pis encore, puisque de sa vase immonde elle a sali la face auguste du pauvre !… pis encore… puisqu’elle a détruit en vous le dernier idéal… la foi dans la Révolution !… (L’attitude énergique de Jean, les gestes, la force avec laquelle il a prononcé ces dernières paroles, imposent momentanément le silence. La foule recule, mais reste houleuse et grondante.) Comprenez-vous ce que j’ai voulu de vous… ce que je demande encore à votre énergie, à votre dignité… à votre intelligence ?… J’ai voulu… et je veux… que vous montriez, une fois… au monde des prébendiers politiques… cet exemple nouveau… fécond… terrible… d’une grève, faite… enfin… par vous seuls… pour vous seuls !… (Un temps.) Et si vous devez mourir encore, dans cette lutte que vous avez entreprise… sachez mourir… une fois… pour vous… pour vos fils… pour ceux-là qui naîtront de vos fils… non plus pour les thésauriseurs de votre souffrance… comme toujours !

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Harangue de Madeleine, alors que les grévistes menacent de lyncher Jean Roule

Depuis le commencement de cette longue et douloureuse grève, Jean s’épuise à vous aimer, à vous servir, à vous défendre contre vos ennemis et contre vous-mêmes, qui êtes vos pires ennemis… Il n’a qu’une pensée… vous… encore vous… toujours vous !… Je le sais… et je vous le dis, moi la compagne de sa vie… moi la confidente de ses rêves, de ses projets, de ses luttes… moi qui n’étais qu’une pauvre fille, et qui pourtant ai pu puiser, dans son amour, assez de courage, assez de foi ardente, pour que j’ose vous parler comme je le fais, ce soir… moi, moi, l’enfant silencieuse et triste, que vous avez connue, et que beaucoup d’entre vous ont tenue, toute petite, dans leurs bras !… (…)
Et voilà comment vous le remerciez !… Vous lui réclamez de l’argent et du pain ?… Mais il en a moins que vous… puisque, chaque fois, il vous a donné sa part et la mienne !… Vous lui demandez d’où il vient ?… Que vous importe d’où il vient ?… puisque vous savez où il va !… Hélas !… mes pauvres enfants, il vient du même pays que vous… du même pays que tous ceux qui souffrent… de la misère… Et il va vers l’unique patrie de tous ceux qui espèrent… le bonheur libre !… (…)
Allez-y donc, vers cette patrie !… Jean connaît les chemins qui y mènent… Marchez… marchez avec lui… et non plus avec ceux dont les mains sont rouges du sang des pauvres !… Marchez !… La route sera longue et dure !… vous tomberez bien des fois sur vos genoux brisés… Qu’importe ?… Relevez-vous et marchez encore ! La justice est au bout !… (…)
Et ne craignez pas la mort !… Aimez la mort !… La mort est splendide… nécessaire… et divine !… Elle enfante la vie !… Ah ! ne donnez plus vos larmes !… Depuis des siècles que vous pleurez, qui donc les voit, qui donc les entend couler !… Offrez votre sang !… Si le sang est comme une tache hideuse sur la face des bourreaux… il rayonne sur la face des martyrs, comme un éternel soleil… Chaque goutte de sang qui tombe de vos veines… chaque coulée de sang qui ruisselle de vos poitrines… font naître un héros… un saint… (Montrant le Calvaire.) un Dieu !… Ah ! je voudrais avoir mille vies pour vous les donner toutes… Je voudrais avoir mille poitrines… pour que tout ce sang de délivrance et d’amour… en jaillisse sur la terre où vous souffrez !…


Pour aller plus loin :

Tout le théâtre d’Octave Mirbeau
Biographie d’Octave Mirbeau
Le site mirbeau.asso.fr consacré à Mirbeau

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