Psychose
Écrire sa vie – Autobiographie-Roman / Jean-Pierre Martinez
Le lendemain matin, je retourne à l’université pour rencontrer le Directeur du Département de Français. Il s’appelle Jean-Pierre, comme moi. Il doit avoir des origines françaises, et il parle parfaitement notre langue, sans aucun accent. C’est donc en français que nous échangeons. Au moins, il ne s’apercevra pas tout de suite de mon niveau catastrophique en anglais. Il est très courtois et, malgré la distance qu’impose sa fonction, il se montre attentionné. Je m’attendais à un entretien d’embauche, sa première question est pour savoir où je loge. Je lui parle du motel sur Congress Avenue. Il me regarde avec un air inquiet, comme si je venais de lui annoncer que j’étais descendu dans le motel de Psychose. Il décroche immédiatement son téléphone pour appeler un de ses lecteurs français qui enseigne ici depuis plusieurs années. Après avoir raccroché, il m’informe que le type arrive tout de suite. Pas question que je passe une nuit de plus dans ce motel.
Mon compatriote m’accompagnera en voiture récupérer mes affaires, et je dormirai quelques jours chez lui le temps de trouver un logement, ce qui au Texas ne semble pas être un problème. Je n’aurai passé qu’une seule nuit à l’hôtel, et je suis désormais placé sous la protection de la communauté française d’Austin. De fait, deux jours plus tard, j’emménage dans le confortable studio qu’on m’a aidé à trouver à proximité du Département de Français. L’appartement est déjà à peu près meublé. J’y pose mes deux sacs en arrivant. Je les reprendrai en partant deux ans plus tard. Je ne suis pas du genre à m’installer pour si peu de temps.
Je sais maintenant qu’être lecteur, c’est tout simplement être professeur de français pour débutant à l’université. J’aurai seul la charge de deux classes, à raison de deux séances pour chacune par semaine. Je serai en totale autonomie, devant des étudiants ne parlant pas un mot de français, moi qui en sais à peine plus en anglais, et qui n’ai jamais été professeur de langue. Les résultats de mon test TOEFL, qui tomberont quelques semaines plus tard, confirmeront d’ailleurs mon incompétence. Je n’ai aucune légitimité pour occuper cette fonction. Je suis à nouveau un imposteur, et j’appréhende évidemment le moment où pour la première fois je vais devoir faire face à des étudiants pas forcément motivés et peut-être indisciplinés.
Le moment fatidique arrive. L’université est riche, les droits d’inscription très élevés, et les étudiants désireux d’apprendre le français ne sont pas légion. Les classes sont donc loin d’être surchargées, une petite vingtaine d’étudiants en moyenne. Aucun problème de discipline, c’est déjà ça. Ils ont entre dix-sept et vingt-cinq ans pour la plupart. Certains plus âgés, qui reprennent leurs études après une interruption pendant laquelle ils ont travaillé pour payer les frais de scolarité faramineux dans cette université pourtant publique. Ils sont généralement issus de milieux favorisés, mais les moins fortunés doivent malgré tout travailler pendant leurs études. Les filles le plus souvent comme serveuses dans les nombreux bars et restaurants d’Austin, réputée pour être une party town, c’est-à-dire une ville très animée où on peut faire la fête, notamment la nuit. Bref, ces étudiants ont payé cher le droit d’être dans ma classe, et ils ne viennent pas pour bavarder ou foutre le bordel. Ou alors ils sont juste bien élevés. Quoi qu’il en soit, ils ne sont pas vraiment là pour apprendre le français, mais d’abord pour valider une unité de valeur qui contribuera à l’obtention de leur diplôme.
En classe, je fais de mon mieux, avec un engagement total pour compenser mon incompétence. J’ai donc tendance à préparer davantage mes cours que les autres lecteurs, plus habitués que moi à l’enseignement, plus à l’aise en anglais et sans doute un peu plus flemmards. En quelques jours, je connais les prénoms de tous mes étudiants par cœur. Je ne reste jamais assis à mon bureau, et je leur pose des questions simples, préparées d’avance, auxquelles ils doivent apporter des réponses simples, leur permettant ainsi d’acquérir les notions au programme. Ça a l’air de marcher. Ils ont l’air contents, même s’il m’arrive très souvent de ne rien comprendre du tout quand par malchance ce sont eux qui me posent une question. Ils se montrent cependant très bienveillants à mon égard. Ils sont très respectueux du professeur que je suis pendant la classe mais, le cours terminé, certains se montrent amicaux, proposant de me faire découvrir les joies de la vie étudiante à Austin. Je décline poliment tout d’abord, craignant de me mettre dans une position délicate. Mais je suis à peine plus âgé que certains d’entre eux, et je sens que ça va vite devenir compliqué de garder très longtemps la bonne distance.
Si en effet la plupart ne s’intéressent pas au français, ce Français les intrigue. De mon côté, mes étudiants sont les seuls Américains avec lesquels j’ai la possibilité d’avoir un échange. Le Département de Français est un petit bout de France, et ceux qui le fréquentent parlent exclusivement la langue de Molière. La quinzaine de lecteurs en poste, pour commencer, qui ne vont pas se mettre à parler anglais entre eux, et tous les autres enseignants de nationalité américaine, qui en profitent pour pratiquer. En dehors du Département de Français, les lecteurs, et au-delà la communauté française d’Austin, forment une grande famille. Le week-end, il y a toujours une fête quelque part, où nous sommes tous conviés. Si l’un d’entre nous a un problème, il sait qu’il peut compter sur tous les autres. Mais à l’inverse, on ne peut rien faire sans que tout le monde soit au courant, et décliner une invitation peut vite être considéré comme un geste inamical. Comment espérer améliorer mon anglais si je suis en permanence avec des Français ? Si je veux revenir en ayant appris quelque chose sur l’Amérique et sur les Américains, il va bien falloir que j’accepte les invitations de certains de mes élèves à sortir avec eux en dehors des cours. Une pente qui peut vite s’avérer dangereuse…