Hanna Schygulla

Écrire sa vie – Autobiographie-Roman / Jean-Pierre Martinez

Avant de céder à la tentation coupable de nouer avec mes étudiants, voire mes étudiantes, des relations extra-scolaires, je décide d’explorer davantage les possibilités de sorties, autres qu’en groupe, avec mes compatriotes du Département de Français, en privilégiant ceux qui sont installés sur place depuis plusieurs années déjà, et qui sont donc mieux intégrés dans la société américaine. Il y a parmi eux un garçon un peu plus âgé que les autres, c’est-à-dire plus ou moins de mon âge, Charles, qui termine une thèse en littérature, alors que la plupart des autres lecteurs français ne sont là que pour un an, en faisant une pause dans leurs études. Lui, au moins, garde comme moi quelques distances avec la communauté française.
Il vit pas très loin du campus dans ce qu’on appelle là-bas une coop, c’est-à-dire une maison collective où chacun a sa chambre, mais où les tâches ménagères sont gérées collectivement à tour de rôle selon un planning bien précis. Même si ce mode d’hébergement ne conviendrait pas du tout à mon caractère individualiste, je trouve le concept amusant. La plupart des pensionnaires sont des étudiants étrangers, mais peu d’entre eux sont français. Il y a là entre autres une Allemande qui ressemble à Hanna Shygulla au temps de sa splendeur. En attendant de pouvoir me rapprocher d’elle, et je parviendrai par la suite à m’en rapprocher de très près, je dois me contenter de sortir avec Charles, qui la connaît bien. Charles est le seul Français sur le campus à avoir déjà entendu parler de sémiotique, et le seul aussi avec qui je puisse disserter sur autre chose que le meilleur endroit en ville pour manger tex-mex ou écouter de la country. Charles présente aussi un énorme avantage en tant qu’ami, en dehors du fait de connaître le sosie de Hanna Shygulla : il a une voiture, et qui plus est une américaine des années 60.


Charles me propose de partir en week-end avec lui à Houston, ville dont je ne connais que l’aéroport, et où il a des amis. C’est l’occasion pour moi de faire un petit voyage dans cette belle américaine en compagnie d’un type que je connais bien, et qui au moins a de la conversation. Nous voilà partis pour Houston. À mi-distance, dans une ligne droite, ce qui n’est pas une précision très nécessaire dans ce pays qui compte sans doute le moins de tournants au monde, nous entendons résonner derrière nous la sirène d’une moto de police. Comme dans un film, le motard nous dépasse et nous fait signe de nous arrêter. Nous obtempérons, évidemment. Il descend lentement de sa moto et comme au ralenti, s’approche de notre voiture. Charles a déjà baissé la vitre. Le policier est impeccablement mis, les bottes bien astiquées et la moustache bien taillée. Je m’attends déjà à ce qu’il nous demande de descendre du véhicule, et qu’il nous fouille au corps avant de nous passer les menottes et de nous tabasser avec sa matraque. Il se contente très poliment de demander au conducteur ses papiers et ceux de son véhicule. Après quoi il lui donne du Charles pour lui demander toujours avec une extrême courtoisie s’il avait une raison particulière d’être en excès de vitesse. Comme je ne suis pas une femme enceinte et que je n’ai pas encore de contractions, Charles est bien obligé de reconnaître qu’il n’a aucune excuse. Le policier hésite un instant. Nous ne sommes pas noirs, et la nationalité inscrite sur nos passeports ne nous range pas parmi les ennemis de l’Amérique, sauf quand elle veut raser l’Irak sous un prétexte fallacieux. Finalement, le type nous sermonne un peu, rend son permis à Charles, et nous souhaite bonne route en nous engageant à rouler prudemment. Il enfourche sa moto et repart comme il était venu.
Franchement, rien que pour voir ça, ça valait presque l’amende à laquelle nous venons d’échapper. Je pousse malgré tout un soupir de soulagement. J’ai évité le pire. Enfin c’est ce que je crois.

Peut-être émoustillé par ce motard moustachu qui avait l’air de sortir d’une boîte gay de San Francisco, Charles me livre quelques détails sur la destination, pour ne pas dire le but, de notre petit voyage. Les amis chez qui nous allons sont tous homosexuels, me dit-il. J’espère que ça ne te gêne pas. Je le rassure aussitôt sur mon extrême tolérance à l’égard de tous les types possibles d’orientation sexuelle, mais c’est moi qui maintenant suis à nouveau inquiet, en prenant soudain conscience de tout ce qui aurait dû me sauter aux yeux depuis longtemps. Ce que je prenais chez Charles seulement pour de la sophistication aurait aussi bien pu me laisser penser qu’il était un peu efféminé. Et il me semble à présent évident que s’il a autant d’amis homosexuels, c’est qu’il l’est aussi. Évidemment, ça ne me dérange en rien qu’il soit homo. La question c’est plutôt de savoir si lui ça le dérange que je ne le sois pas. Ai-je vraiment fait quelque chose pour lui donner à penser que ce trip à Houston pourrait être un week-end romantique ? Je juge utile de lui préciser que si je ne suis en rien homophobe, je ne suis pas non plus homosexuel. Il me sort alors du tac au tac la phrase qu’on a coutume de servir aux enfants pour les faire bouffer des épinards ou des blettes : « Comment est-ce que tu peux savoir que tu n’aimes pas ça si tu n’as jamais essayé ? » Je reste un instant sans voix avant de trouver comment répondre à cet argument-massue. C’est vrai, il y a des tas de choses que je n’ai encore jamais faites. Mais tant qu’à faire, pourquoi ne pas commencer par essayer celles qui me font envie ? Et en matière de sexualité, bizarrement, maintenant que j’ai enfin pu expérimenter sur le tard l’amour avec une femme, je serais davantage tenté par une expérience avec plusieurs plutôt qu’avec un homme.


S’il garde le silence, il ne semble pas avoir renoncé à me convaincre, et je ne suis guère plus rassuré. Hélas, impossible de faire machine arrière. Nous arrivons à Houston, qui se trouve à près de 300 kilomètres d’Austin. Je suis dans sa voiture, et je n’ai aucun autre endroit où dormir que la « Cage aux Folles ». Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je me fourre à mon insu dans ce genre de situations pour le moins ambigües. Comme je n’ai pas d’affinités particulières avec les machos, et que je préfère parler de littérature que de voitures, je sympathise plutôt avec des hommes raffinés et sensibles… qui s’avèrent parfois être homos sans que j’en prenne conscience avant qu’il ne soit trop tard.


Je sens que le week-end va être long, mais il y a pire. Si j’ai décidé de sympathiser avec Charles, c’est aussi pour me rapprocher du sosie d’Hanna Schygulla, sa colocataire à la coop. Que va-t-elle penser de moi en apprenant que je suis parti passer le week-end en amoureux à Houston avec son ami homo ? Parfois je me demande si ce ne serait pas plus simple que je devienne homosexuel moi aussi. Et si c’était Charles qui avait raison ? C’est vrai que les blettes, finalement, j’aime bien ça. Les blettes, oui, mais alors les tripes ? Je crois que je ne suis pas encore prêt…

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