L’impoli de Georges Courteline
Saynète extraite des Ombres parisiennes.
Distribution : 4 hommes, 1 femme
Texte à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre.
Le texte
Tirpied, carillonnant à toute volée à la porte de sa maison.
Dix-huit fois que je sonne !… dix-neuf… vingt… Cré saleté de pipelette, qui ne veut pas m’ouvrir !… vingt et un… vingt-deux… vingt-trois…
(Furieux coup de pied dans la porte cochère.)
Voulez-vous me tirer le cordon, vieille rosse … Vingt-quatre… vingt-cinq… vingt-six… C’est trop fort !
Bruit d’espagnolette. Apparition, à la fenêtre de la loge, de la Concierge en bonnet de nuit.
La Concierge.
Pas la peine de vous fatiguer. Vous avez insulté mon chien et je ne vous ouvrirai la porte que si vous lui faites des excuses. Voulez-vous lui faire des excuses ?
Tirpied.
En bois.
La Concierge.
Soit. Vous resterez dehors.
Tirpied.
Des excuses!… Non, mais elle est bonne !… Des excuses au chien de madame !… Pourquoi pas, pendant que vous y êtes, une réparation par les armes !… Encore une fois, voulez-vous m’ouvrir, vieille toquée ?
La Concierge.
Des excuses !
Tirpied.
En bois, je vous dis !
(A quelques passants attardés et qui se sont approchés au bruit.)
Vraiment, messieurs, a-t-on jamais vu chose pareille ?… Une concierge qui refuse de m’ouvrir, si je ne veux pas faire des excuses à son chien !
La Concierge.
Messieurs, je vous prends à témoin si j’ai raison, oui ou non, et si monsieur est un impoli. Il faut vous dire que j’ai un chien, un bijou de petit havanais gros à peu près comme mes deux poings et joli comme les amours.
Tirpied.
Une saleté de cagouince, messieurs, qui empeste toute la maison et qui engueule les locataires.
La Concierge.
Messieurs, ne croyez pas cet homme!… Un charmant animal, messieurs, une véritable pelote de laine !…, même que je l’avais appelé « Mouton »..
Tirpied.
Vous nous rasez ! Fermez votre boîte…
La Concierge.
Donc…
Tirpied.
Et ouvrez la porte, ma bonne : ça vaudra mieux.
La Concierge, poursuivant.
..Donc, je l’avais appelé « Mouton ». C’est très bien. Or, est-ce que monsieur, histoire de faire un jeu de mots, n’imagine pas de l’appeler « Crouton » ? Parfaitement, messieurs, « Crouton » si… à preuve qu’il ne passait plus devant la loge sans crier : « Te voilà, Crouton !… sale Crouton !… cochon de Crouton ! » et sans cracher par terre en signe de mépris !… A la fin, comme cela faisait rire les gens et qu’on commençait, dans le quartier, à n’appeler « Mouton » que « Crouton », je pris le parti de le débaptiser et je lui donnai le nom de « Fidèle », pensant ainsi couper court aux plaisanteries de ce vilain homme. Ouat !… Le jour même, monsieur profitait du moment où ma loge était pleine de monde pour venir se camper devant la porte et crier à Fidèle: « Bidel !… te voilà, sacré sale Bidel !… » Le lendemain, pour toute la maison, « Fidèle » était devenu, « Bidel » et je recevais, de M. Bidel lui-même, l’ordre de retirer à mon chien un nom qui lui appartenait. Je dus m’incliner, et, une troisième fois, chercher à ma petite bête un nom. Celui de « Finette» me séduisit et je me décidai à le lui octroyer. Depuis lors, savez-vous, messieurs, comment M. Tirpied l’appelle ?… Messieurs, il l’appelle «Tinette»… (Indignée.) Tinette… Tinette !… Mais c’est votre âme, mauvais homme, qui en est une, de tinette !…
Tirpied.
Pour la dernière fois, voulez-vous me tirer le cordon ?
La Concierge.
Dites que vous retirez « Tinette » et faites des excuses.
Tirpied.
Zut! zut! zut! Je vais me faire ouvrir de force.
(A des gardiens de la paix qui passent.)
S’il vous plaît, messieurs les Agents !
Les Agents, qui s’approchent.
Qu’est-ce qu’il y a ?
Tirpied.
Il y a que ma concierge refuse de m’ouvrir la porte.
Les Agents.
Pourquoi ça ?
La Concierge.
Parce que monsieur est une espèce d’impoli.
Tirpied.
Vous constatez, n’est-il pas vrai, que madame ne veut pas m’ouvrir ? Vous le constatez, de visu.
Les Agents, soupçonneux.
Des visus !
Tirpied.
Mais…
Les Agents.
Vous dites que nous sommes des visus ?…
Tirpied.
Permettez !
Les Agents, qui l’empoignent.
Au poste ! au poste!… Que vous soyez impoli avec la concierge, c’est très bien; mais que vous le soyez avec nous, non !… Ah! nous sommes des visus ! Ah ! nous sommes des visus !… A-t-on jamais vu chose pareille… un gaillard qui traite les personnes de visus et qui l’est peut-être plus que les autres !…
Pour explorer l’œuvre théâtrale de Georges Courteline dans Libre Théâtre :