Chez l’Illustre écrivain d’Octave Mirbeau

Le Journal du 17/10/1897
Le Journal du 17/10/1897. Source : BnF/Gallica

Dialogues satiriques et nouvelles d’Octave Mirbeau autour de la littérature, parus dans Le Journal entre 1897 et 1902 : L’illustre écrivain,7 dialogues parus en octobre et novembre 1897, Une bonne affaire paru en 1895,  Un grand écrivain paru en 1896, Littérature paru en 1902.

En 1919, dans un ouvrage paru sous ce titre, Alice Mirbeau avait regroupé ces textes ainsi que d’autres dialogues, contes et nouvelles, que nous avons choisi de ne pas traiter dans Libre Théâtre : les Scène de la vie de famille (qui sont reprises dans les premières scènes des Affaires sont les affaires), la divine enfance (dialogue d’enfants), des contes (Sentimentalisme, Il est sourd !, La peur de l’âne, Tableau parisien) ainsi qu’une nouvelle Les mémoires de mon ami.
Traitement effectué par Libre Théâtre à partir de l’édition de 1919 disponible sur Gallica.
Distribution : scènes pour 1 homme, 2 hommes, 1 homme/1 femme,  3 hommes
Texte intégral à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre

L’argument

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7618477j
Le Journal du 28/11/1897. Source : BnF/Gallica

Toutes ces saynètes et monologues ont pour sujet un « illustre écrivain » ou un « grand écrivain » et sont une satire féroce des pseudo-littérateurs, vaniteux et sans talent (Chez l’Illustre écrivain, Littérature), spécialistes dans la mise en scène des adultères (Une bonne affaire, Un grand écrivain).

Dans la série Chez l’Illustre écrivain, la dernière séquence (VII) est de nature très différente puisqu’elle évoque l’affaire Dreyfus. Mirbeau intervient trois jours après le premier article de  Zola publié dans le Figaro qui se termine ainsi  : « La vérité est en marche, rien ne l’arrêtera ». Mirbeau dans ce texte  « pose d’emblée l’enjeu éthique, politique et institutionnel de la bataille qui s’engage ». (Voir la notice sur l’Affaire Dreyfus dans le Dictionnaire Mirbeau ). Face à un jeune poète qui prend parti pour Dreyfus, l’Illustre Écrivain s’exprime ainsi : « Et quand même Dreyfus serait innocent ? vociféra-t-il… il faudrait qu’il fût coupable quand même… il faudrait qu’il expiât toujours… même le crime d’un autre… C’est une question de vie ou de mort pour la société et pour les admirables institutions qui nous régissent ! La société ne peut pas se tromper… les conseils de guerre ne peuvent pas se tromper… L’innocence de Dreyfus serait la fin de tout ! »

Un extrait de l’Illustre écrivain

Le cabinet de l’illustre écrivain… Meubles anglais… toujours. L’illustre écrivain, en élégante tenue de chambre, arpente la pièce, très recueilli, très grave. Joseph est assis devant un bureau, la plume à la main.

L’illustre écrivain.
Où en étions-nous ?… Ah ! oui… (Dictant.) « La table resplendissait… »

Le valet de chambreécrivant.
« Res… plen… dissait. » (Il pose la plume.) Je ferai remarquer à Monsieur que, dix lignes plus haut, nous avons… déjà… un… « resplendissait »…

L’illustre écrivain.
Tu es sûr ?…

Le valet de chambre.
Monsieur ne se souvient plus ?… Nous avons… « les épaules de la marquise resplendissaient »…

L’illustre écrivain.
Diable !… C’est vrai !… Pas de répétition !… Voyons, voyons… (Il cherche.) Que le style est donc difficile !…

Le valet de chambre.
Si Monsieur mettait tout simplement : « … Splendissait… La table splendissait ? » C’est plus court, plus neuf, plein… plus hardi, et ça évoque davantage. J’ai vu cela, l’autre jour, dans une revue belge… C’est très bien !

L’illustre écrivain.
« La table splendissait… »… Ça n’est pas mal, en effet… « La table splendissait… » On dirait un hémistiche à la Heredia… « La table splendissait… » Oui, mais je ne peux pas… L’Académie condamne cette expression.. Cela me ferait du tort !…

Le valet de chambre.
Monsieur croit-il ?… L’Académie est comme ces vieilles femmes qui font les sucrées et qui aiment qu’on les viole !… À la place de Monsieur, je n’hésiterais pas !

L’illustre écrivain.
Non !… non !… Voyons !… « La table… » N’écris pas, je cherche… « la table, avec ses cristaux taillés et ses argenteries anciennes, éblouissait… »

Le valet de chambre.
Heu ?…

L’illustre écrivain.
Aveuglait…

Le valet de chambre.
Ho !… Ho !…

L’illustre écrivain.
Ce n’est pas ça, hein ?…

Le valet de chambre.
C’est pauvre !… Monsieur voudrait-il de ceci… « Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries, la table était un éblouissement… »

L’illustre écrivain.
Répète !

Le valet de chambre.
« … Avec ses cristaux à facettes… et ses très anciennes argenteries, la table était un éblouissement… »

L’illustre écrivain.
Oui… c’est peut-être mieux !… Essayons… je dicte : « … Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries… la table… était… un éblouissement ! »

Le valet de chambre.
… « É… blou… issement.. Eh bien, mais !… voilà !… ça peint !… ça évoque !… et l’on voit tout de suite que l’on n’est pas chez des mufles !

L’illustre écrivain.
Continuons… y es-tu ?… « Courant sur des fils invisibles, de pâles orchidées… »

Le valet de chambre.
« Orchidées… » Monsieur tient beaucoup à… « pâles orchidées ?… »

L’illustre écrivain.
Mon Dieu !… « Pâles »… n’est pas mal… « pâles » est un très joli mot… un mot très mondain !

Le valet de chambre.
Monsieur n’aimerait pas « … de mauves orchidées » ?

L’illustre écrivainaprès avoir réfléchi.
En effet… c’est plus précis… plus décoratif… et plus élégant… « … courant sur des fils invisibles… de mauves orchidées… » Je reprends… « … de mauves orchidées… étalaient… »

Le valet de chambre.
Étalaient… étalaient !… Voilà, Monsieur, un terme fort impropre… Des choses qui courent n’étalent pas… Elles détalent, tout au plus.

L’illustre écrivain.
« … de mauves orchidées détalaient… »

Le valet de chambre.
Oh ! Monsieur a pris cette plaisanterie au sérieux… Monsieur est à pouffer !… Monsieur est à se tordre !

L’illustre écrivainsévère.
Tu sais, Joseph, je n’aime pas ces blagues-là !… C’est idiot !…

Le valet de chambre.
Que Monsieur ne se fâche pas !… Que Monsieur veuille bien m’écouter !… J’ai, je crois, une phrase épatante… ébouriffante !… Que Monsieur juge !… « mauves orchidées enroulaient l’énigme perverse et le troublant péché de leurs fleurs !… » Ah ! Monsieur est-il content ?… Monsieur est épaté !…

L’illustre écrivainadmiratif.
Est-il doué, cet animal-là !… « … Et le troublant péché de leurs fleurs !… » il n’y a pas à dire !… c’est admirable !… « L’énigme perverse et le troublant péché de leurs fleurs… » Ce n’est rien, c’est simple… Et penser que, depuis trois ans je cherche ça !… « Et le troublant péché de leurs fleurs !… » En deux mots… c’est toute l’orchidée… et c’est toute la femme !… et c’est tout le mystère de l’amour ! Quel tempérament d’écrivain !… Mais comment sais-tu, toi, un simple domestique ?

Le valet de chambre, ironique et modeste.
Je suis l’élève de Monsieur.

L’illustre écrivain.
Je te demande comment ces choses-là te viennent à l’esprit ?…

Le valet de chambre.
Mon Dieu !… L’autre jour, au déjeuner, Monsieur regardait une orchidée… et Monsieur disait : « Est-ce assez passionnant, tout de même !… On dirait d’un sexe   !…”

L’illustre écrivain.
Vraiment ? J’ai dit cela ?…

Le valet de chambre.
Mais oui… Monsieur a dit cela, tout naturellement ! Cette phrase de Monsieur m’est revenue à la mémoire… Seulement, « sexe » est un mot brutal, grossier… un mot qui choque… et qu’on ne saurait tolérer dans la bonne compagnie… J’ai mis ce « péché » à la place de ce « sexe »… Voilà tout !… C’est aussi obscène et c’est plus charmant… et c’est meilleur ton !… Ah ! Monsieur peut dire qu’il aura un joli succès, dans le monde, avec cette phrase-là !

L’illustre écrivain.
Je le crois… Je le crois…

Le valet de chambre.
À la place de Monsieur, je l’essaierais, ce soir même, au dîner de la baronne Vampirette !

L’illustre écrivain.
Excellente idée !

Le valet de chambre.
Monsieur verra se pâmer toutes les femmes de Monsieur !

L’illustre écrivain.
Quel triomphe, Joseph !

Le valet de chambre.
Et qu’est-ce qui fera « une gueule ? »

L’illustre écrivain.
Joseph ! De la tenue !… Tu n’es plus dans le sentiment !

Le valet de chambre.
Qu’est-ce qui en fera une sale gueule ?…

L’illustre écrivain.
Allons !… Allons !…

Le valet de chambre.
C’est M. Byronnet ! ..

L’illustre écrivain, réjoui à cette idée.
Ça !… Je la vois d’ici, la gueule de Byronnet !

Le valet de chambre.
Monsieur aussi !… Monsieur se rend bien compte qu’il n’y a pas un autre mot pour exprimer la chose que fera, ce soir, M. Byronnet…

L’illustre écrivain.
Ah ! ce Joseph !… Il est étonnant !… On ne peut pas lui en vouloir. (On sonne, Joseph se lève.) Je n’y suis pour personne !… pour personne !…
Joseph sort.

L’illustre écrivainseul. il relit les feuille déjà dictés avec des gestes cadencés. Haut.
« L’énigme perverse.., et le troublant péché de leurs fleurs !… » C’est génial !… (Joseph rentre.) Eh bien ?

Le valet de chambre.
C’était un ami de Monsieur… un ancien ami des jours de misère… Un sale type… avec un paletot crasseux, des cheveux longs… et qui sentait la bière… Il venait sans doute, taper Monsieur… Je l’ai mis dehors !…

L’illustre écrivain.
Bien !… Allons, allons… continuons de travailler… (Le valet de chambre se rassied devant le bureau… l’illustre écrivain arpente la pièce, en proie à l’inspiration… Dictant :) « Alors la marquise se pencha… »

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