Fort Alamo
Écrire sa vie – Autobiographie-Roman / Jean-Pierre Martinez
Comme tout le monde me prend pour le petit ami de Charles, la joyeuse bande de folles latino-américaines qui remplissent la maison me laisse plus ou moins tranquille. C’est déjà ça. On nous a mis tous les deux dans la même chambre, mais Charles semble s’être enfin résigné : je suis irrémédiablement hétéro. Je suis d’ailleurs le seul parmi la trentaine de gays ou de travestis rassemblés ce soir-là pour fêter je ne sais quoi, et je fais pour la première fois de ma vie l’expérience difficile d’appartenir à une minorité sexuelle.
Je reviendrai toutefois sain et sauf de ce week-end très gai à Houston. De retour à Austin, dans sa coop, Charles aura le bon goût de raconter ma mésaventure à son amie allemande, elle en étouffera de rire, et cela ne fera finalement que favoriser notre rapprochement franco-germanique. Il paraît que les femmes, il faut les faire rire. Et pour ça j’ai pas mal de dispositions. Je n’ai aucun mérite, le plus souvent c’est involontaire, et parfois même à mes dépens. Mon aventure avec le sosie d’Hanna Schygulla tournera court, cependant. Elle a laissé un petit ami à Düsseldorf, et il doit venir lui rendre visite bientôt à Austin.
Ayant sagement pris quelques distances avec Charles et la communauté gay, je suis donc à nouveau livré à moi-même. Quelques-uns de mes étudiants me proposent avec insistance des afters après la classe. Je ne peux plus refuser sans être grossier. Ça commence par des verres dans les bars de la ville. Ça se prolonge chez l’un ou l’autre. Ils fument tous du cannabis, parfois en compagnie de leurs propres parents. Ils m’en proposent. Par politesse, je ne peux pas refuser. Histoire de les initier un peu à la culture française, je leur montre comment on roule un joint conique dans notre pays. Eux roulent de simples cigarettes toutes droites. Ça leur semble aussi exotique qu’un jambon-beurre comparé à un hamburger. Pour l’anniversaire de l’un d’entre eux, on me demande de rouler un joint géant à la française, avec une dizaine de feuilles. Je m’exécute encore, par courtoisie. Malheureusement ou pas, les smartphones n’existent pas encore, et il n’y a pas de photos pour immortaliser l’image de cet énorme joint digne de figurer dans le livre des records.
J’ai conscience de jouer avec le feu. On pourrait me mettre en taule ou en tout cas me renvoyer de l’université pour avoir dévoyé ces jeunes heureusement tous majeurs, alors que c’est eux qui me débauchent. Je pars plusieurs fois à San Antonio avec un de mes étudiants d’origine irlandaise. Avant de partir en soirée, son père lui passe les clefs de sa voiture de collection, dont la principale originalité est de ne pas avoir de boîte automatique, et son American Express. On fait la tournée des bars, et on rentre vomir chez lui à pas d’heures. Le lundi matin, je retrouve devant moi en classe ces étudiants avec qui j’ai fumé ou bu la veille. Ils restent pourtant toujours d’une extrême courtoisie, et n’essayeront jamais d’en tirer avantage.
Tout de même, ça commence à craindre. Et puis ce genre de soirées, ce n’est plus du tout mon truc depuis une bonne dizaine d’années. Je juge plus prudent de lever le pied avec les étudiants. Mais je suis également très sollicité par certaines étudiantes… Plusieurs me proposent carrément ce qu’on appelle là-bas un date, une sorte de rendez-vous amoureux obéissant à des règles assez mystérieuses pour un French Lover. En gros, ça relève plus de l’entretien d’embauche que du rendez-vous romantique, mais pour une fois, c’est moi qui suis à mon corps défendant du côté de l’employeur potentiel.
Chaque semestre, au moins deux étudiantes par classe, toutes majeures je le précise, me proposent un de ces dates. Je ne peux pas toujours décliner, mais je n’embauche pas, craignant à juste titre de me trouver dans une position très inconfortable le lendemain en classe, par rapport à l’heureuse élue, et encore plus par rapport à celle dont je n’aurais pas retenu la candidature, et qui pourrait se montrer jalouse. Ignorant tout des coutumes locales, je ne sais pas si ces sollicitations permanentes sont dues à mon charme en particulier, qui n’avait pourtant pas l’air d’opérer beaucoup à Paris, ou à un attrait pour les Français en général.
Un jour je vais dîner avec des amis dans un restaurant tex-mex. Le personnel est principalement composé d’étudiants et surtout d’étudiantes qui travaillent le soir pour payer leurs frais de scolarité exorbitants. L’addition arrive. Il y a quelques mots écrits dessus à la main en mauvais français : « Pour l’homme à lunettes, une admiratrice ». Étant le seul à table à porter des lunettes, je suis bien obligé de supposer que ce mot doux m’est destiné. C’est un garçon qui nous apporte la note. Comme c’est signé une admiratrice, j’en conclus qu’il ne s’agit pas d’une de mes nouvelles conquêtes masculines, mais plutôt de la serveuse qui est restée derrière le bar.
Comment résister à une telle déclaration ? Et au moins, celle-là, je ne l’aurai pas demain devant moi en classe. J’aurai héroïquement résisté pendant des mois, mais aucun bastion n’est imprenable, et ce restaurant mexicain sera mon Fort Alamo. Elle me donne son nom, en me précisant de façon très romantique que son numéro se trouve dans l’annuaire. C’est là que j’irai le chercher. On dînera une fois ensemble, et quand je la raccompagnerai jusqu’à sa porte, elle me gratifiera d’un french kiss. Sans doute pour me remercier d’avoir payé l’addition. Notre aventure n’ira pas plus loin. Cette fois, c’est ma candidature qui n’a pas été retenue. Aujourd’hui encore, je reste très perplexe sur la façon de nouer une relation amoureuse avec une Américaine…