Chez l’avocat de Georges Courteline
Extraite des Facéties de Jean de la Butte (1892).
Distribution : 2 hommes
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Le Texte
La scène se passe dans le cabinet du célèbre avocat Brisemiche, spécialité de divorces.
Brisemiche, interrompant Letruffé, qui, depuis un quart d’heure, le rase.
Tout ça, tout ça, c’est pas des griefs suffisants. Que votre femme ronfle la nuit et quelle s’obstine, bon gré mal gré à vous faire coucher dans la ruelle, c’est peut-être désagréable, mais ce n’est pas un cas de divorce.
Letruffé.
Siouplaît ?
Brisemiche, agacé.
Je vous dis que le fait de ronfler en dormant et de vous obliger à coucher dans la ruelle n’est pas de nature…
Letruffé.
Oh! mais attendez donc ! Vous ne connaissez pas le plus beau.
Brisemiche.
Parlez, alors ; je vous écoute.
Letruffé.
Monsieur, vous n’avez pas idée comme cette femme-là est maniaque. Tenez elle a deux habitudes que le diable userait sa salive à essayer de les lui faire perdre.
Brisemiche.
Quelles habitudes ?
Letruffé.
De lire les journaux au lit et de faire pipi à 8 heures du matin.
Brisemiche.
Au lit aussi ?
Letruffé.
Ah non ! (Rire de Brisemiche) Seulement, c’est pour vous dire comme elle est égoïste. Ainsi, nous recevons deux journaux : l’Echo de Paris et le Petit Journal : eh bien, pendant qu’elle en lit un, vous croyez peut-être que je lis l’autre ? Pas du tout ! Cette rosse-là le met sous son derrière afin que je ne puisse pas l’avoir et que je sois, de là, à m’embêter comme un rat mort. C’est épatant, hein?… Plus fort que ça, Monsieur ! Monsieur, quand elle se lève pour aller faire pipi, vous pensez que je lirais les journaux ? Oui, je t’en souhaite !… Elle les emporte ! elle les emporte aux cabinets, où elle reste des fois une heure, pendant que je suis de là à me taper !… Tout ça pour m’embêter et m’empêcher de lire la Marchande de moules, par Xavier de Montépin. Quelle sale bête ! mon Dieu, quelle sale bête !
Brisemiche.
Voici qui vaut un peu mieux, et ce petit tableau tout intime ferait merveille dans ma plaidoirie. Pourtant. il n’y a pas à dire ce n’est pas encore suffisant.
Letruffé.
Qu’est-ce qui vous faut donc ?
Brisemiche.
Vous allez le savoir.
(Confidentiellement )
Pour être en mesure de plaider décemment et pour conclure au divorce avec des chances de succès, j’aurais besoin, tout au moins, de quelques injures bien senties.
Letruffé.
Quelques…
(Hurlant.)
Bougre de cochon ! Sacré empaillé ! Saligaud…
Brisemiche, ahuri.
Hein ?… Quoi ?…Qu’est-ce ?…
Letruffé, furieux.
Vous êtes un ignoble veau !…
Brisemiche.
Moi ?
Letruffé.
Oui vous ! absurde et abject personnage! Etre stupide et marécageux ! Non, mais avez-vous jamais vu une sale et répugnante gueule comme celle de ce gros macchabée.
Brisemiche, à part.
J’ai fait une gaffe ! Ce Letruffé est un homme plein de délicatesse, que l’idée d’insulter une femme a fait sortir de ses gonds.
(Haut).
Calmez-vous, mon ami, de grâce! Vous vous êtes mépris sur mes intention-, et puisque la noblesse de votre caractère vous fait répugner aux injures, eh bien, qu’il n’en soit plus question ; je me contenterai de quelques voies de fait, calottes, coups de pied…
Letruffé.
Quelques…Rien de plus simple.
Il tombe sur Brisemiche à poings clos.
Brisemiche, assommé.
Aïe ! Aïe ! Aïe !… Au secours ! à l’aide ! On m’assassine !
Letruffé, qui, en effet, s’est mépris sur les intentions de Brisemiche et a cru qu’il devait, pour obtenir le divorce, abreuver d’injures puis rouer de coups, non sa femme, mais son avocat.
Ne criez dons pas comme ça tonnerre de Brest !…Vous allez faire venir le monde !
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