Mirbeau Octave

Chroniques consacrées à Octave Mirbeau : biographie, œuvres théâtrales, thèmes abordés…

Vieux ménage d’Octave Mirbeau

Comédie en un acte, créée au Théâtre d’Application le 20 décembre 1894. La pièce a été publiée chez Fasquelle en 1901, dans un petit volume de 35 pages, puis en 1904 dans le recueil Farces et moralités.
Texte intégral à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre

L’argument

Un vieux couple se déchire dans un face à face haineux. Les personnages sont ainsi décrits par Mirbeau :
Le Mari, soixante-cinq ans, grand, maigre. Figure sèche et sanguine dans des favoris grisonnants et durs. La tenue et l’allure d’un ancien magistrat.
La Femme, soixante ans. Infirme, presque paralysée, énorme, les cheveux tout blancs. Visage bouffi de graisse maladive
La Femme de chambre, jeune, jolie, effrontée.

Autour de la pièce

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53091592v
Mlle Régnault (femme de Mirbeau) : photographie, tirage de démonstration. Atelier Nadar 1910. Source : BnF/Gallica

Dans un article consacré aux Farces et moralités, Pierre Michel souligne : « si monstrueux que puissent, à froid, nous apparaître les deux personnages – au point que le doux et timide Elémir Bourges, après la lecture de la pièce, écrit avec jubilation : « ce n’est qu’au vitriol qu’on peut débarbouiller les salauds » – ils n’en sont pas moins des êtres de chair et de sang que l’auteur a nourri de son expérience de l’enfer conjugal, et dans lesquels le spectateur peut retrouver des traits de sa propre existence. A défaut d’une improbable identification, l’émotion n’est pas exclue ».  Lien vers l’article complet en libre accès sur Scribd.

On lira également avec intérêt, dans le Dictionnaire Octave Mirbeau, l’article concernant Alice Regnault qu’Octave Mirbeau a épousé en secret en 1887 et qui l’a trahi au lendemain de sa mort en faisant paraître un faux Testament politique d’Octave Mirbeau


Quelques  extraits

Le Mari
Ma chère, tu avoueras que je suis patient… que je fais tout ce que je peux, que je fais l’impossible même, pour te bien soigner, pour respecter tes manies… tes lubies… J’impose à mes habitudes, à mes goûts, à mes besoins, à toute ma manière de vivre, des sacrifices quotidiens… des sacrifices énormes…

La Femme
Ah !

Le Mari
Énormes, oui… et je le répète, quotidiens… Tu le reconnais toi-même, quand tu es raisonnable… Mais enfin, il y a une limite à tout… Et, véritablement, tu abuses de mon dévouement et de ta position…

La Femme
André… reviens… Je ne t’ai pas vu de toute la journée… Je n’ai vu personne, de toute la journée… Toute la journée, j’ai été seule, seule, comme une pauvre chienne… André !…

Le Mari
Est-ce de ma faute ?… Tu ne tiens compte de rien, ni de mes tristesses… ni de ma vie gâchée, de mon intérieur détruit, de mes amitiés perdues… Toutes les bonnes volontés autour de toi, tu les décourages et tu te les aliènes… Et tu te plains !… Ça n’est pas juste… Je ne te reproche rien… mais enfin, il faut que je te le dise… tu exagères tes souffrances, et tu les rends insupportables… aux autres…

********************

Le Mari
En voilà assez… Je ne veux pas recevoir ici, chez moi, dans ma maison, une femme sans mari, dont la position sociale est au moins équivoque… une intrigante… une déclassée, enfin… et peut-être une prostituée… Est-ce clair ?…

La Femme
André !…

Le Mari
Comme ancien magistrat… comme catholique… comme conseiller général de l’opposition, j’ai des principes avec lesquels je ne veux pas… je ne peux pas transiger… Et je m’étonne que tu les méconnaisses à ce point… Mais c’est incroyable… Je tombe des nues… Il faut que tu sois devenue folle…

La Femme
Tu es bien sévère, aujourd’hui… Et je ne sens aucune sincérité dans ton indignation… Voyons, André… ne joue donc pas ce jeu avec moi… Elle te plaît… tu en as envie… (Le mari proteste par gestes.) Tes désirs ?… Ah ! je les connais, va ! Et je les vois… je les ai vus, tout à l’heure, à tes yeux, à tes lèvres ; je les ai entendus dans le son de ta voix… Tu as beau faire l’indifférent… ou le dégoûté… ou le moraliste rigide… rien ne m’échappe de tes sentiments cachés… Je sais quand tu es en amour…

*********************

La Femme
Reste… Puisque nous sommes dans la honte, il faut que tu en entendes plus encore… Et ne te fâche pas… c’est tout à fait inutile… Je ne te demande pas l’impossible, mon Dieu !… Je sais bien que je ne suis plus une femme, que je ne puis plus être une femme pour toi… Je ne suis pas jalouse, non plus… Comment le serais-je ?… Avec ta nature de vieux passionné, j’admets… j’accepte que tu cherches, en dehors de mon lit, des plaisirs que je ne peux plus te donner… Tu vois que je suis raisonnable… que je fais la part de tout… de mes déchéances… et de tes besoins… Mais, prends garde… Tu as des ennemis, d’autant plus redoutables qu’ils masquent leur haine d’un respect hypocrite et d’une fausse soumission. On te craint, soit… Mais on te déteste plus qu’on te craint… On te déteste parce que tu es dur au monde, despotique et tracassier, implacable dans ce que tu appelles tes droits de propriétaire… Et le jour où l’on ne te craindra plus ?… Et s’il t’arrivait… demain… un malheur ?… Y as-tu songé ?… L’on jase, déjà, autour de nous…


Pour aller plus loin :

Tout le théâtre d’Octave Mirbeau
Biographie d’Octave Mirbeau
Le site mirbeau.asso.fr consacré à Mirbeau


Publication aux Editions La Comédiathèque

Recueil de six pièces en un acte jouées pour la première fois entre 1898 et 1904 : L’Épidémie, Vieux Ménage, Le Portefeuille, Les Amants, Scrupules, Interview.

Utilisant la parodie, la satire ou la farce, Octave Mirbeau propose une critique féroce de la société bourgeoise de son époque, qui trouve d’étranges résonances avec le monde d’aujourd’hui. La modernité de l’écriture et des thèmes abordés préfigure à la fois le théâtre de Brecht et celui de Ionesco, tout en développant un humour très corrosif.

Pour 2 à 10 comédiens ou comédiennes.

ISBN 978-237705-103-8
Août 2017 – 122 pages ; 18 x 12 cm ; broché.
Prix TTC : 14,00€

Les Affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_affaires_sont_les_affaires#/media/File:Affaires-décor-Ier-acte.jpg
Extrait du supplément au n° 3139 de « L’Illustration », samedi 25 avril 1903. Source wikipedia

Comédie en trois actes, créée le 20 avril 1903 à la Comédie-Française.
Texte intégral à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre


L’argument

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_affaires_sont_les_affaires#/media/File:Les_affaires_sont_les_affaires_-_acte_II.jpg
Illustration de la comédie d’Octave Mirbeau (1848-1917), « Les affaires sont les affaires », acte II. « L’Illustration », supplément au n° 3139, 25 avril 1903. Source : Wikipedia

Homme d’affaires sans scrupule, Isidore Lechat vit avec sa femme et sa fille Germaine dans son château de Vauperdu, symbole de la domination qu’il exerce sur les êtres comme sur la nature.

A la tête d’une fortune colossale, propriétaire d’un journal, il a décidé de se présenter aux élections pour devenir député et entame les manoeuvres pour arriver à ses fins.  Pour agrandir sa propriété, Isidore Lechat souhaite marier sa fille Germaine au fils du marquis de Porcellet, son voisin, qu’il tient à sa merci. Germaine qui souffre de l’attitude criminelle de son père refuse ce mariage et décide de fuir avec l’homme qu’elle aime, le chimiste Lucien Garraud, employé de son père.

Parallèlement, Isidore Lechat reçoit deux ingénieurs, Gruggh et Phinck, qui tentent de l’embobiner. Malgré le départ de sa fille et l’annonce du décès de son fils dans un accident de voiture, Isidore Lechat ne se laisse pas faire.

Pour en savoir plus : 
A lire l’excellente préface de Pierre Michel sur le site mirbeau.asso.fr


Les Affaires sont les affaires en vidéo

Au théâtre ce soir, 11 septembre 1974. Deux extraits sur le site de l’INA, En Scènes INA (L’intégralité sera disponible en visionnage gratuit du 25 novembre 2016 au 29 décembre 2016).


Quelques extraits

Isidore Lechat faisant  admirer son domaine à Phinck et Gruggh
Isidore
Soyez gentil… Allez me chercher mon plan dans l’antichambre… à gauche… sur la console de Marie-Antoinette… à côté du héron royal… (Lucien monte le perron. À ses invités.)… tué par moi le 5 décembre 1898… dans ma prairie du Valdieu… Car il y a de tout ici… et tout est royal… (Ils redescendent sur le devant de la scène.) Il faut huit heures… pour faire le tour de ma propriété… Mais vous verrez bien mieux tout cela sur mon plan… Vous verrez aussi… demain… mes soixante vaches laitières… mes cent trente bœufs nivernais et cotentins… vous verrez mes drainages… mes pépinières… mes viviers… mes bergeries… vous verrez tout…
Phinck
Est-ce que vous avez aussi beaucoup de gibier ?…
Isidore
Énormément… Mais à part les perdreaux et les faisans… il n’y plus un seul oiseau sur toute l’étendue de mon domaine…
Phinck
Ah !… C’est fâcheux…
Isidore
Comment… fâcheux ?… Tu ne sais donc pas que les oiseaux sont les pires ennemis de l’agriculture ?… Des vandales… Mais je suis plus malin qu’eux… je les fais tous tuer. Je paie deux sous le moineau mort, trois sous le rouge-gorge et le verdier… cinq sous la fauvette… six sous le chardonneret et le rossignol… car ils sont très rares… Au printemps… je donne vingt sous d’un nid avec ses œufs… Ils m’arrivent de plus de dix lieues… à la ronde… Si cela se propage… dans quelques années… j’aurai détruit tous les oiseaux de France… (Il se frotte les mains.) Vous allez en voir, des choses ici… mes gaillards…

Germaine se confiant à Lucien
Eh bien, écoute-moi… (Elle lui prend les mains.) Quand je suis rentrée… ce matin… dans ma chambre… il m’a été impossible de m’endormir… J’avais trop brûlants sur moi… trop vivants en moi… tes paroles… tes caresses… et tes baisers… Je ne voulais plus rester seule avec moi-même. J’ai attendu que le jour se levât tout à fait… et je suis descendue… J’ai gagné la campagne… puis la forêt… et j’ai marché… marché… D’abord, cela m’a fait du bien… mes nerfs se calmaient… je n’éprouvais plus que la sensation d’être, tout entière, baignée dans la fraîcheur et dans la joie… Et je pensais à toi… à nous… à notre tendresse immense et sauvage… sauvage comme les arbres dont je frôlais les branches mouillées… et comme les fleurs… dont je respirais le tout jeune parfum… Puis… je suis revenue lentement… le cœur apaisé… heureuse… oui… presque heureuse… Brusquement, dans une éclaircie de la forêt… j’ai aperçu le château qui se dressait au loin… devant moi… Alors… j’ai reçu un coup… comme si… je venais de voir la mort… Ç’a été une minute affreuse, une minute d’horrible enchantement… J’ai eu plus lourde que jamais la vision réelle… physique… de tout ce qu’il cache en lui… de tout ce qu’il écrase… de tout ce qu’il tue… autour de lui… Ces bois… ces champs… ce parc… cette masse de pierre… implacable dans le soleil… des crimes !… Pas un brin d’herbe… pas un caillou… pas une petite sente qui ne fussent volés… Et sur ce sol où je marchais… sur ce sol qui est à moi… car il est à moi… songes-y… je n’entendais plus que des larmes… et ne voyais plus que du sang… Il me semblait que tout, autour de moi, me criait : « Voleuse… voleuse !… » Et ce qu’il y avait de joie en moi… s’est changé, tout d’un coup, en souffrance… et ce qu’il y avait d’amour en moi… est redevenu de la révolte et de la haine… Non… non… je ne puis plus… je ne puis plus… J’avais cru que je n’existerais désormais qu’en toi… que je pourrais tout supporter avec toi… Eh bien, non… Si je reste ici, Lucien… je finirai, peut-être, par te haïr, toi aussi… (…)
J’ai besoin aujourd’hui de crier tout mon dégoût… devant toi… Quand j’aurai fini… tu comprendras peut-être — et tu décideras… C’est entre ces deux êtres-là… que j’ai vécu… que j’ai grandi… Une abandonnée… une étrangère… moins qu’un animal domestique… Notre maison… notre hôtel à Paris… notre château ici… tu les vois, n’est-ce pas ? Et tu m’y vois !… Un enfer où… pas une fois… je n’ai rencontré des yeux tranquilles et des visages heureux… où… pas une fois… je n’ai entendu la musique d’une parole de douceur et de bonté… La hâte… la fièvre… le malheur… le rire grimaçant, l’apothéose du crime !… Des gens venaient sans cesse… puis repartaient qu’on ne revoyait plus… comme ces deux imbéciles, arrivés ici… je ne sais d’où… et qui vont s’en retourner ce soir… ruinés dans leur fortune, s’ils en ont, et dans leur honneur s’il leur en reste encore. (Un temps. — D’une voix plus douloureuse.) Figures de complices, quelquefois… mais, le plus souvent, figures de victimes… et pauvres figures inconnues… plus douloureuses de m’avoir été révélées… sanglots et détresses… par les récits de mon père… Car… le soir, à table, devant les étrangers et devant nous… il nous racontait ses bons coups. Avec une gaieté sinistre… avec de véritables rires d’assassin… il nous disait comment il avait roulé celui-ci… volé celui-là… déshonoré cet autre… Tu me reproches de n’avoir pas de pitié ?… Ah ! Lucien… mais je n’ai vécu que de pitié durant ces années maudites… Je ne pouvais croiser, dans la rue, une femme et des petits enfants en deuil, sans me dire : « C’est peut-être de notre faute ! » Je ne pouvais voir pleurer quelqu’un sans me dire : « C’est peut-être à cause de nous qu’il pleure ! »

Isidore face au Marquis 
Isidore
Implacable ?… Vous m’étonnez, monsieur le marquis… Les convictions sont quelquefois implacables… Et encore !… Les affaires, jamais… Et quand même ?… (Il se lève et marche dans la pièce avec animation.)… Croyez-vous donc que ma candidature socialiste, anticléricale… ne sera pas plus agréable à l’Église que celle de votre ami, le duc de Maugis, avec ses appels au miracle… ses invocations à la Vierge et aux saints ?…
Le Marquis, ironique.
Le point de vue est nouveau…
Isidore
Il est éternel, monsieur le marquis… Que représente-t-il, le duc ?… Voulez-vous me le dire ?… Du passé, c’est-à-dire de la poussière… de la matière inerte… du poids mort… L’Église… l’Église ?… Mais l’Église en a assez de toujours traîner à sa remorque une noblesse découronnée de ses vieux prestiges… volontairement immobilisée dans ses préjugés de la caste et dans ses routines de l’honneur… qui n’est mêlée à rien de ce qui vit et de ce qui crée… une noblesse qui, peu à peu, s’est laissé, stupidement, dépouiller de ses terres, de ses châteaux… de ses influences… de son action… et qui… au lieu de servir l’Église, la dessert, chaque jour, davantage, par son impopularité et sa faiblesse…
Le Marquis, riant discrètement.
Ah ! ah ! Ah !
Isidore
Mais oui, monsieur le marquis… c’est comme ça !… L’Église est dans le mouvement moderne, elle… Loin d’y résister, elle le dirige… et elle le draine à travers le monde… Elle a une puissance d’expansion, de transformation, d’adaptation, qui est admirable… une force de domination qui est justifiée, parce qu’elle travaille sans relâche… qu’elle remue les hommes… l’argent… les idées… les terres vierges… Elle est partout… aujourd’hui… elle fait de tout… elle est tout… Elle n’a pas que des autels où elle vend de la foi… des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteilles… des confessionnaux où elle débite de l’illusion en toc et du bonheur en faux… Elle a des boutiques qui regorgent de marchandises… des banques pleines d’or… des comptoirs… des usines… des journaux… et des gouvernements, dont elle a su faire jusqu’ici ses agents dociles et ses courtiers humiliés… Vous voyez que je sais lui rendre justice…
Le Marquis, ironique.
Vous êtes admirable ! Je ne vous savais pas cette éloquence…
Isidore
J’y vois clair, voilà tout !… Autrefois… elle mettait l’épée à la main de ses nobles et les envoyait à la guerre massacrer et se faire massacrer pour elle… Mais la guerre a changé de forme… par conséquent elle a changé d’armes… C’est par l’outil du travail et par l’argent que l’on combat aujourd’hui… Et la noblesse n’a su se servir ni de l’outil… ni de l’argent… Alors… nous les avons ramassés… Tiens, parbleu !
Le Marquis
Dans la boue et dans le sang…
Isidore
Ça se nettoie… tout se nettoie… même vos blasons… (Un temps.) Comprenez donc que c’est dans les hommes comme moi que l’Église cherche et trouve ses alliés naturels… L’Église et moi… nous sommes de la même race, monsieur le marquis… Quant à la noblesse… elle est morte… elle est morte pour avoir méconnu la première loi de la vie : le travail… c’est-à-dire la mise en exploitation de toutes les forces qui sont dans la vie… Et ce n’est pas parce que l’Église vous donne, de temps en temps, à titre d’aumônes, quelques maigres jetons de présence, dans des conseils d’administration, comme l’État donne, aux veuves de ceux qui l’ont servi avec abrutissement, une part dans ses bureaux de tabac… que vous pouvez vous vanter d’être encore vivants !…

(…)

Le Marquis
Si vous voulez conquérir le monde comme vous dites… ayez donc le courage d’inventer quelque chose de nouveau, au lieu de vous confiner dans la parodie d’autrefois… Créez des traditions à votre tour… Mais non… vous n’avez le souci d’aucune vertu, d’aucun art, d’aucune élégance… Vous n’avez le sentiment d’aucune grandeur…

Isidore, interrompant.
La grandeur… la grandeur !… Des mots tout cela… et qui ne veulent rien dire. Il n’y a qu’une chose par quoi un peuple, comme une institution, comme un individu, est grand… c’est l’argent… L’Église le sait mieux que personne, elle. (Un temps.)… Oui… oui… pour vous, nous sommes des bandits… des forbans… d’affreux pirates… C’est entendu… et c’est vrai… au fond… Mais… dites donc… des bandits qui ont fait quelque chose… des forbans qui apportent, tous les jours, leur contribution au progrès… c’est-à-dire au bonheur de l’humanité… de sales canailles qui remplissent leurs coffres… c’est possible… mais qui créent du mouvement partout… de la richesse partout… de la vie partout… Quand, autrefois, au temps de votre puissance… puisque vous invoquez les traditions… vous dépouilliez le peuple… au point de l’affamer… de ne lui laisser pour nourriture… que l’ordure des ruisseaux dans les villes… et, dans les campagnes… la petite motte de terre, où il posait le pied… qu’est-ce que vous lui donniez en échange !… Des coups de bâton, monsieur le marquis… Moi… je lui donne des routes… des chemins de fer… de la lumière électrique… de l’hygiène… un peu d’instruction… des produits à bon marché… et du travail… Moins d’allure que les coups de bâton… j’en conviens… Assez chic, tout de même… avouez-le… pour des forbans ?…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_affaires_sont_les_affaires#/media/File:Les_affaires_sont_les_affaires_-_dernière_scène.jpg
Illustration de « Les affaires sont les affaires », comédie d’Octave Mirbeau (1848-1917), extraite du supplément au n° 3139 de « L’Illustration », samedi 25 avril 1903. Source : wikipedia

Pour aller plus loin :

Tout le théâtre d’Octave Mirbeau
Biographie d’Octave Mirbeau
Le site mirbeau.asso.fr consacré à Mirbeau

Les Mauvais Bergers d’Octave Mirbeau

http://www.europeana.eu/portal/record/2026109/Partage_Plus_ProvidedCHO_KIK_IRPA__Brussels__Belgium__10136476.html#
Théatre de la Renaissance, Représentations de Mme Sarah-Bernardt: Mauvais Bergers | Mucha, Alfons. © KIK-IRPA, Brussels (Belgium) . Source Europeana CCBYNCSA

Tragédie en cinq actes et en prose, représentée au Théâtre de la Renaissance le 15 décembre 1897, avec Sarah Bernhardt et Lucien Guitry dans les rôles principaux.
Texte intégral à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre

L’argument

L’histoire tragique d’une grève ouvrière, lancée par Jean Roule, ouvrier anarchiste, et Madeleine Thirieux, qui vient de perdre sa mère morte d’épuisement. Malgré les tentatives de conciliation du fils du patron, Robert Hargand, la troupe est envoyée.


Pour en savoir plus

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53094810t/f77
Le bon berger, O. Mirbeau, fustige les mauvais bergers : Ch. Léandre. Source : BnF/Gallica

Octave Mirbeau a regretté certains passages trop emphatiques, apparement écrits à la demande de Sarah Bernhardt. Cette pièce reste malgré tout une très belle tragédie sociale et un témoignage poignant sur la lutte des ouvriers (voir les extraits ci-dessous).  Elle évite tout manichéisme : le patron Hargand apparaît très humain, son fils Robert prend le parti des ouvriers, les ouvriers sont versatiles voire violents envers leur propre camp. On comprend que les « mauvais bergers » sont tous les politiques, et notamment les députés socialistes qui utilisent les grèves ouvrières, mais également Jean ou Madeleine qui entraînent les ouvriers à la mort, avec des discours exaltés.

A lire :  l’édition préfacée et commentée par Pierre Michel en libre accès sur Scribd.
Pour en savoir plus sur Octave Mirbeau : le site  mirbeau.asso.fr

Quelques extraits à travers la pièce

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Les_mauvais_bergers.jpg
Affiche de Malterre, décembre 1897. Source wikipedia.

Jean Roule  à Louis Thirieux qui vient de perdre sa femme :

Mais regarde en toi-même… regarde autour de toi ?… Te voici au bord de la vieillesse, épuisé par les labeurs écrasants, à demi tué par l’air empoisonné que l’on respire ici… Tu n’es plus qu’une scorie humaine… Tes deux grands qui, maintenant, seraient pour toi un soutien… sont morts de ça… (Il montre l’usine.) Ta femme est morte de ça… Madeleine et les petits à qui il faudrait de l’air, de la bonne nourriture, un peu de joie, de soleil au cœur, de la confiance… meurent de ça, lentement, tous les jours… Et c’est pour de tels bienfaits, qui sont des meurtres, que tu aliènes aux mains de tes assassins… des assassins de ta famille… ta liberté et la part de vie des tiens… C’est pour des mensonges, de honteuses aumônes, pour des chiffons inutiles… pour la desserte des cuisines que leur charité jette à ta faim, comme on jette un os à un chien… c’est pour ça… pour ça… que tu t’obstines à ne pas te plaindre, à ne pas prendre ce qui est à toi… et à rester la brute servile soumise au bât et au joug, au lieu de t’élever jusqu’à l’effort d’être un homme ?

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Echanges entre deux propriétaires et le jeune Robert, le fils du patron qui a pris fait et cause pour les ouvriers

Capron.
Eh bien, cela m’est indifférent… Ce que je veux constater, c’est que les intérêts sont immuables… immuables, comprenez-vous ?… Or, l’intérêt exige que je m’enrichisse de toutes les manières, et le plus qu’il m’est possible… Je n’ai pas à savoir ceci et cela… je m’enrichis, voilà le fait… Quant aux ouvriers… ils touchent leurs salaires, n’est-ce pas ?… Qu’ils nous laissent tranquilles… Ah ça ! vous n’allez pas, je pense, établir une comparaison entre un économiste et un producteur tel que je suis, et le stupide ouvrier qui ignore tout, qui ignore même ce que c’est que Jean-Baptiste Say et Leroy-Beaulieu ?…

Robert, ironique.
Lesquels, d’ailleurs, ignorent aussi totalement ce qu’est l’ouvrier…

Capron.
L’ouvrier ?… Heu !… L’ouvrier, mon jeune ami, mais c’est le champ vivant que je laboure, que je défonce jusqu’au tuf… (S’animant.) pour y semer la graine des richesses que je récolterai, que j’engrangerai dans mes coffres. Quant à l’affranchissement social… à l’égalité… à — comment dites-vous cela ? — la solidarité ?… Mon Dieu ! je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’ils s’établissent, dans l’autre monde… Mais dans ce monde-ci… halte-là !… Des gendarmes… encore des gendarmes… et toujours des gendarmes… Voilà comment je la résous, moi, la question sociale…

Duhormel.
Vous allez un peu loin, Capron… et je ne suis pas aussi exclusif que vous… étant plus libéral que vous… Pourtant, je ne puis nier qu’il y ait beaucoup de vérité dans ce que vous avancez…

Capron.
Parbleu !… ce ne sont pas des paroles en l’air. Je ne suis ni un poète ni un rêveur, moi… je suis un économiste… un penseur… et, ne l’oubliez pas, un républicain… un véritable républicain… Ce n’est pas l’esprit du passé qui parle en moi… c’est l’esprit moderne… Et c’est comme républicain, que vous me verrez toujours prêt à défendre les sublimes conquêtes de 89, contre l’insatiable appétit des pauvres !…

Duhormel.
Il est certain qu’on ne peut rien changer à ce qui est… Dans une société démocratique bien construite, il faut des riches…

Capron.
Et des pauvres…

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Dialogue entre Hargand, le patron de l’usine, et son fils Robert, qui a pris le parti des ouvriers.

Hargand.
Écoute-moi encore ! Dans la vie, je n’ai pas eu d’autre passion… que le travail… non pour l’argent, les richesses, le luxe… mais pour la forte et noble joie qu’il donne… et aussi, depuis quelques années, pour l’oubli qu’il verse au cœur !… Je puis me rendre cette justice que mon rôle social, mon rôle de grand laborieux aura été utile aux autres, plus que les théories nuageuses… les vaines promesses… et les impossibles rêves… Par tout ce que j’ai produit, par tout ce que j’ai tiré de la matière… si je n’ai pas enrichi les petites gens… du moins, j’ai considérablement augmenté leur bien-être… adouci la dure condition de leur existence… en les mettant à même de se procurer à bon marché des choses nécessaires et qu’ils n’avaient pas eues, avant moi… et que j’ai créées pour eux… pour eux !… J’ai été sobre de paroles… mais j’ai apporté des résultats… fourni des actes… Est-ce vrai ?

Robert.
Je n’ai jamais nié la bonne volonté de vos intentions… ni la persistance de vos efforts !…

Hargand.
Quant aux rapports sociaux que j’ai établis — au prix de quelles luttes — entre les ouvriers et moi… j’ai été aussi loin que possible dans la voie de l’affranchissement… tellement loin, que mes amis me le reprochent comme une défaillance… comme une abdication… Enfants, je me préoccupe de les élever et de les instruire ;… hommes, de les moraliser, de les amener à la pleine conscience de leur individu ;… vieillards, je les ai mis à l’abri du besoin… Chez moi, ils peuvent naître, vivre et mourir…

Robert, interrompant.
Pauvres !… (Un temps.) Oui, vous avez fait tout cela… et c’est toujours… toujours de la misère ! …

Hargand, d’une voix plus haute.
Ce n’est pas de ma faute !

Robert.
Est-ce de la leur ?

Hargand.
Puis-je donc transgresser cette intransgressible loi de la vie qui veut que rien ne se crée… rien ne se fonde que dans la douleur ?

Robert.
Justification de toutes les violences… excuse de toutes les tyrannies… parole exécrable, mon père !

Hargand.
Elle a dominé toute l’histoire !

Robert.
Tortures… massacres… bûchers !… voilà l’histoire !… L’histoire est un charnier… N’en remuez pas la pourriture… Ne vous obstinez pas toujours à interroger ce passé de nuit et de sang !… C’est vers l’avenir qu’il faut chercher la lumière… Tuer, toujours tuer ! Est-ce que l’humanité n’est point lasse de ces éternelles immolations !… Et l’heure n’a-t-elle point sonné, enfin, pour les hommes, de la pitié ?

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Les revendications des ouvriers, présentées par Jean Roule à Hargand.

Jean Roule, un peu solennel.
Nous venons ici pour la paix de notre conscience. (Un temps.) Si vous repoussez les propositions, qu’au nom de cinq mille ouvriers, je suis, pour la dernière fois, chargé de vous transmettre… je n’ai pas besoin de vous déclarer que nous sommes prêts à toutes les résistances. Ce ne sont point les régiments que vous appelez à votre secours, ni la famine que vous déchaînez contre nous qui nous font peur !… Ces propositions sont raisonnables et justes… À vous de voir si vous préférez la guerre… (Un temps.) Je vous prie de remarquer en outre que, si nous avons éliminé de notre programme certaines revendications, nous ne les abandonnons pas… nous les ajournons… (Avec une grande hauteur.) C’est notre plaisir !… (Un temps. Hargand est de marbre, pas un pli de son visage ne bouge. Jean prend dans la poche de sa cotte un papier qu’il consulte de temps en temps.) Premièrement… Nous maintenons, en tête de nos réclamations, la journée de huit heures… sans aucune diminution de salaire… Je vous ai expliqué pourquoi, déjà… je ne vous l’expliquerai pas à nouveau… (Silence d’Hargand.) D’ailleurs je vois que vous n’êtes pas en humeur de causer, aujourd’hui !… Deuxièmement… Assainissement des usines… Si, comme vous le faites dire par tous vos journaux, vous êtes un patron plein d’humanité, vous ne pouvez exiger des hommes qu’ils travaillent dans des bâtiments empestés, parmi des installations mortelles… Au cas où vous accepteriez en principe cette condition à laquelle nous attachons un intérêt capital, nous aurions à nous entendre, ultérieurement, sur l’importance et la nature des travaux, et nous aurions aussi un droit de contrôle absolu sur leur exécution… (Hargand est toujours immobile et silencieux. Jean Roule le regarde un instant fixement, puis il fait un geste vague.) Allons jusqu’au bout ! puisque c’est pour la paix de notre conscience que nous sommes ici… (Un temps.) Troisièmement… Substitution des procédés mécaniques à toutes les opérations du puddlage… Le puddlage n’est pas un travail, c’est un supplice ! Il a disparu d’une quantité d’usines moins riches que les vôtres… C’est un assassinat que d’astreindre des hommes, pendant trois heures, sous la douche, nus, la face collée à la gueule des fours, la peau fumante, la gorge dévorée par la soif, à brasser la fonte, et faire leur boule de feu !… Vous savez bien, pourtant, que le misérable que vous condamnez à cette torture sauvage… au bout de dix ans… vous l’avez tué !… (Hargand est toujours immobile. Jean Roule fait un geste… Un temps…) Quatrièmement… Surveillance sévère sur la qualité des vins et alcools… (Un temps.) Bien que sous le prétexte fallacieux de sociétés coopératives, vous ayez accaparé tout le commerce d’ici… que vous soyez notre boucher… notre boulanger… notre épicier… notre marchand de vins !… etc…, etc…, il y aurait peut-être lieu de vous résigner à gagner un peu moins d’argent sur notre santé, en nous vendant autre chose que du poison… Tout ce que nous respirons ici, c’est de la mort !… tout ce que nous buvons ici… c’est de la mort !… Eh bien… nous voulons boire et respirer de la vie !… (Silence d’Hargand.) Cinquièmement… Ceci est la conséquence morale, naturelle et nécessaire de la journée de huit heures… Fondation d’une bibliothèque ouvrière, avec tous les livres de philosophie, d’histoire, de science, de littérature, de poésie et d’art, dont je vous remettrai la liste… Car, si pauvre qu’il soit, un homme ne vit pas que de pain… (Un temps.) Il a droit, comme les riches, à de la beauté !… (Silence glacial.) Enfin… réintégration à l’usine, avec paiement entier des journées de chômage, de tous les ouvriers que vous avez chassés depuis la grève… Je vous fais grâce de ma personne… L’accord signé, je partirai…
Il dépose son papier sur le bureau d’Hargand.

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Hargand discutant avec Maigret, le contremaitre, après le départ de son fils et avant l’arrivée de la troupe

Hargand.
Je suis sans force maintenant… sans courage… Je suis frappé là… (Il met sa main avec celle de Maigret sur son cœur.) là !… Ils m’ont pris mon fils, comprenez-vous ?… Et c’est ma faute !… Je n’ai pas su l’émouvoir… je l’ai trop tenté !… Et puisqu’ils ont pris mon fils… eh bien ! qu’ils prennent l’usine !… qu’ils prennent tout… tout !… Je leur abandonne tout… (…)
Et puis… (Avec plus d’efforts.) Je croyais avoir été un brave homme… avoir fait du bien autour de moi… avoir vécu, toujours, d’un travail acharné, utile et sans tache… Cette fortune dont j’avais l’orgueil — un sot orgueil, Maigret — parce qu’elle était un aliment à ma fièvre de production, et qu’il me semblait aussi que je la répandais, avec justice, sur les autres… oui, cette fortune, je croyais n’en avoir pas mésusé… l’avoir gagnée… méritée… qu’elle était à moi… quelque chose, enfin, sorti de mon cerveau… une propriété de mon intelligence… une création de ma volonté…
Maigret.
Alors !… ça n’est plus ça maintenant ?…
Hargand, avec découragement.
Il paraît !…
Maigret.
Je rêve, ma parole !… Ces gens-là vous ont donc tourné la tête ?… Ah ! c’est trop fort !
Hargand.
Ils ne m’ont demandé que des choses justes, après tout !…
Maigret, hochant la tête.
Des choses justes !… Jean Roule !… ça m’étonnerait !…
Hargand.
Ils veulent vivre !… ça n’est pourtant pas un crime !…

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Harangue de Jean Roule devant les grévistes, qui lui reprochent de ne pas avoir accepté l’aide des députés radicaux et socialistes.
J’ai fait cela… c’est vrai !… et je m’en honore ! (Mouvements divers.) Vos députés !… ah ! je les ai vus à l’œuvre !… Et vous-mêmes, vous avez donc oublié déjà le rôle infâme… la comédie piteusement sinistre qu’ils jouèrent dans la dernière grève… et comment… après avoir poussé les ouvriers à une résistance désespérée, ils les livrèrent… diminués… dépouillés… pieds et poings liés… au patron… le jour même où un dernier effort… un dernier élan… l’eussent obligé à capituler… peut-être !… Eh ! bien, non !… Je n’ai pas voulu que, sous prétexte de vous défendre, des intrigants viennent nous imposer des combinaisons où vous n’êtes — entendez-vous — qu’un moyen pour maintenir et accroître leur puissance électorale… et qu’une proie pour satisfaire leurs appétits politiques !… Vous n’avez rien de commun avec ces gens-là ! Leurs intérêts ne se confondent pas plus dans les vôtres… que ceux de l’usurier et de son débiteur… de l’assassin et de sa victime !… (…)
Voyons !… qu’ont-ils fait pour vous ?… qu’ont-ils tenté pour vous ?… Où est-elle la loi libératrice qu’ils aient votée… qu’ils aient proposée, même ?… (…)
Et à défaut de cette loi… impossible… je l’accorde… un cri… un seul cri de pitié qu’ils aient poussé ?… ce cri qui sort des entrailles mêmes de l’amour… et qui maintient aux âmes des déshérités… l’indispensable espérance… cherchez-le… redites-le-moi… et, nommez-m’en un seul, parmi les politiques, un seul, qui soit mort pour vous… qui ait affronté la mort pour vous !… (…)
Comprenez donc qu’ils n’existent que par votre crédulité !… Votre abrutissement séculaire, ils l’exploitent comme une ferme… votre servitude, ils la traitent comme une rente… Vous, vivants, ils s’engraissent de votre pauvreté et de votre ignorance… et, morts, ils se font un piédestal de vos cadavres !… Est-ce donc ce que vous vouliez ? (…)
Et le jour où les fusils des soldats abattent sur le sol rouge, vous… vos enfants et vos femmes, où sont-ils ?… À la Chambre ?… Que font-ils ?… Ils parlent ?… (Applaudissements et protestations.) Pauvre troupeau aveugle, vous laisserez-vous donc toujours conduire par ces mauvais bergers ?…(…)
Ah ! je lis dans vos âmes… Vous avez peur d’être des hommes… De vous sentir affranchis et désenchaînés, cela vous effare… Vos yeux habitués aux ténèbres n’osent plus regarder la lumière du grand soleil… vous êtes comme le prisonnier que l’air de la plaine, au sortir du cachot, fait chanceler et tomber sur la terre libre !… Il vous faut encore… il vous faut toujours un maître !… Eh bien, soit !… Mais choisissez-le… et, oppression pour oppression… maître pour maître… (Mouvement de la foule… avec un grand geste.) gardez le patron !… (Explosion de colère.) Gardez le patron !… (Poings levés et bouches hurlantes, les grévistes se massent plus près du Calvaire. Jean descend deux marches et empoignant par les épaules, un gréviste, il le secoue, et d’une voix retentissante.) Le patron est un homme comme vous !… On l’a devant soi… on lui parle… on l’émeut… on le menace… on le tue !… Au moins il a un visage, lui… une poitrine où enfoncer le couteau !… Mais allez donc émouvoir cet être sans visage qu’on appelle un politicien !… allez donc tuer cette chose qu’on appelle la politique !… cette chose glissante et fuyante que l’on croit tenir, et toujours vous échappe… que l’on croit morte et toujours recommence !… cette chose abominable, par quoi tout a été avili, tout corrompu, tout acheté, tout vendu !… justice, amour, beauté !… qui a fait de la vénalité des consciences, une institution nationale de la France… qui a fait pis encore, puisque de sa vase immonde elle a sali la face auguste du pauvre !… pis encore… puisqu’elle a détruit en vous le dernier idéal… la foi dans la Révolution !… (L’attitude énergique de Jean, les gestes, la force avec laquelle il a prononcé ces dernières paroles, imposent momentanément le silence. La foule recule, mais reste houleuse et grondante.) Comprenez-vous ce que j’ai voulu de vous… ce que je demande encore à votre énergie, à votre dignité… à votre intelligence ?… J’ai voulu… et je veux… que vous montriez, une fois… au monde des prébendiers politiques… cet exemple nouveau… fécond… terrible… d’une grève, faite… enfin… par vous seuls… pour vous seuls !… (Un temps.) Et si vous devez mourir encore, dans cette lutte que vous avez entreprise… sachez mourir… une fois… pour vous… pour vos fils… pour ceux-là qui naîtront de vos fils… non plus pour les thésauriseurs de votre souffrance… comme toujours !

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Harangue de Madeleine, alors que les grévistes menacent de lyncher Jean Roule

Depuis le commencement de cette longue et douloureuse grève, Jean s’épuise à vous aimer, à vous servir, à vous défendre contre vos ennemis et contre vous-mêmes, qui êtes vos pires ennemis… Il n’a qu’une pensée… vous… encore vous… toujours vous !… Je le sais… et je vous le dis, moi la compagne de sa vie… moi la confidente de ses rêves, de ses projets, de ses luttes… moi qui n’étais qu’une pauvre fille, et qui pourtant ai pu puiser, dans son amour, assez de courage, assez de foi ardente, pour que j’ose vous parler comme je le fais, ce soir… moi, moi, l’enfant silencieuse et triste, que vous avez connue, et que beaucoup d’entre vous ont tenue, toute petite, dans leurs bras !… (…)
Et voilà comment vous le remerciez !… Vous lui réclamez de l’argent et du pain ?… Mais il en a moins que vous… puisque, chaque fois, il vous a donné sa part et la mienne !… Vous lui demandez d’où il vient ?… Que vous importe d’où il vient ?… puisque vous savez où il va !… Hélas !… mes pauvres enfants, il vient du même pays que vous… du même pays que tous ceux qui souffrent… de la misère… Et il va vers l’unique patrie de tous ceux qui espèrent… le bonheur libre !… (…)
Allez-y donc, vers cette patrie !… Jean connaît les chemins qui y mènent… Marchez… marchez avec lui… et non plus avec ceux dont les mains sont rouges du sang des pauvres !… Marchez !… La route sera longue et dure !… vous tomberez bien des fois sur vos genoux brisés… Qu’importe ?… Relevez-vous et marchez encore ! La justice est au bout !… (…)
Et ne craignez pas la mort !… Aimez la mort !… La mort est splendide… nécessaire… et divine !… Elle enfante la vie !… Ah ! ne donnez plus vos larmes !… Depuis des siècles que vous pleurez, qui donc les voit, qui donc les entend couler !… Offrez votre sang !… Si le sang est comme une tache hideuse sur la face des bourreaux… il rayonne sur la face des martyrs, comme un éternel soleil… Chaque goutte de sang qui tombe de vos veines… chaque coulée de sang qui ruisselle de vos poitrines… font naître un héros… un saint… (Montrant le Calvaire.) un Dieu !… Ah ! je voudrais avoir mille vies pour vous les donner toutes… Je voudrais avoir mille poitrines… pour que tout ce sang de délivrance et d’amour… en jaillisse sur la terre où vous souffrez !…


Pour aller plus loin :

Tout le théâtre d’Octave Mirbeau
Biographie d’Octave Mirbeau
Le site mirbeau.asso.fr consacré à Mirbeau

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