Mirbeau fait jouer entre 1894 et 1904 six petites pièces en un acte, recueillies ensuite dans un recueil intitulé Farces et moralités (1904). Une chronique de Libre Théâtre est consacrée à chaque pièce (cliquer sur le titre de la pièce).
Vieux Ménage : comédie en un acte, créée au Théâtre d’Application le 20 décembre 1894. Un vieux couple se déchire dans un face à face haineux.
L’Épidémie, par J.-P. Carré, 1913. Source wikipedia
L’Epidémie : farce en un acte, créée au Théâtre Antoine le 14 mai 1898. L’argument : le conseil municipal est réuni car une épidémie de typhoïde commence à frapper les casernes et les quartiers pauvres de la ville. Totalement insensibles au sort des militaires et des pauvres, les conseillers refusent tous les crédits destinés à l’assainissement de la ville, jusqu’à ce qu’ils apprennent qu’un bourgeois vient de décéder de la fièvre. Les éloges grotesques à ce bourgeois anonyme se succèdent et les crédits sont débloqués…
Les Amants : pièce créée au Théâtre du Grand-Guignol le 25 mai 1901. C’est un dialogue caricatural et stéréotypé entre deux amants qui, en démystifiant l’amour, préfigure l’incommunicabilité du théâtre de l’absurde. Les codes du langage amoureux sont détournés faisant apparaître les deux amants comme des personnes stupides et égoïstes.
Le Portefeuille : farce en un acte, créée le 19 février 1902 au Théâtre de la Renaissance-Gémier, avec Gémier dans le rôle de Jean Guenille. L’argument : de retour du théâtre, un Commissaire de police auditionne Flora Tambour amenée avec brutalité par deux agents alors qu’elle faisait le trottoir devant le commissariat. Il s’agit en réalité de la maîtresse du commissaire. Les deux agents introduisent ensuite un mendiant, Jean Guenille, qui vient de trouver un portefeuille bourré de gros billets. Il est d’abord salué comme un héros, puis le Commissaire, comprenant qu’il a affaire à un sans-domicile le traite comme un voleur et l’envoie au dépôt. Flora Tambour, choquée de cette attitude, proteste en vain et se fait aussi embarquer.
Scrupules : pièce créée le 2 juin 1902 au Théâtre du Grand Guignol. L’argument : un Voleur, un homme du monde accompagné de son valet de chambre, est surpris en plein travail par le Volé, réveillé par la chute d’un vase. En attendant l’arrivée du commissaire de police, le Volé entame une conversation de salon, demandant les raisons du choix de cette profession. Le Voleur répond que c’est par excès de scrupules : après avoir essayé plusieurs professions ( le commerce, la finance, le journalisme, la politique…) et s’être aperçu que le vol règne partout, il a choisi de voler loyalement et honnêtement. Convaincu, le Volé éconduit le commissaire et raccompagne le Voleur par la grande porte.
Interview : farce en un acte, créée le 1er février 1904 sur la scène du Grand-Guignol. L’argument : un journaliste vient interviewer un marchand de vin : une charge contre l’alcoolisme, avec un premier dialogue mettant en scène le marchand de vin et une mère de famille pauvre et alcoolique, contre la presse à scandale et contre les théories absurdes de Cesare Lombroso sur le « criminel né ».
Recueil de six pièces en un acte jouées pour la première fois entre 1898 et 1904 : L’Épidémie, Vieux Ménage, Le Portefeuille, Les Amants, Scrupules, Interview.
Utilisant la parodie, la satire ou la farce, Octave Mirbeau propose une critique féroce de la société bourgeoise de son époque, qui trouve d’étranges résonances avec le monde d’aujourd’hui. La modernité de l’écriture et des thèmes abordés préfigure à la fois le théâtre de Brecht et celui de Ionesco, tout en développant un humour très corrosif.
Pour 2 à 10 comédiens ou comédiennes.
ISBN 978-237705-103-8 Août 2017 – 122 pages ; 18 x 12 cm ; broché. Prix TTC : 14,00€
Dialogues satiriques et nouvelles d’Octave Mirbeau autour de la littérature, parus dans Le Journal entre 1897 et 1902 : L’illustre écrivain,7 dialogues parus en octobre et novembre 1897, Une bonne affaire paru en 1895, Un grand écrivain paru en 1896, Littérature paru en 1902.
En 1919, dans un ouvrage paru sous ce titre, Alice Mirbeau avait regroupé ces textes ainsi que d’autres dialogues, contes et nouvelles, que nous avons choisi de ne pas traiter dans Libre Théâtre : les Scène de la vie de famille (qui sont reprises dans les premières scènes des Affaires sont les affaires), la divine enfance (dialogue d’enfants), des contes (Sentimentalisme, Il est sourd !, La peur de l’âne, Tableau parisien) ainsi qu’une nouvelle Les mémoires de mon ami.
Traitement effectué par Libre Théâtre à partir de l’édition de 1919 disponible sur Gallica.
Distribution : scènes pour 1 homme, 2 hommes, 1 homme/1 femme, 3 hommes
Texte intégral à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre
L’argument
Le Journal du 28/11/1897. Source : BnF/Gallica
Toutes ces saynètes et monologues ont pour sujet un « illustre écrivain » ou un « grand écrivain » et sont une satire féroce des pseudo-littérateurs, vaniteux et sans talent (Chez l’Illustre écrivain, Littérature), spécialistes dans la mise en scène des adultères (Une bonne affaire, Un grand écrivain).
Dans la série Chez l’Illustre écrivain, la dernière séquence (VII) est de nature très différente puisqu’elle évoque l’affaire Dreyfus. Mirbeau intervient trois jours après le premier article de Zola publié dans le Figaro qui se termine ainsi : « La vérité est en marche, rien ne l’arrêtera ». Mirbeau dans ce texte « pose d’emblée l’enjeu éthique, politique et institutionnel de la bataille qui s’engage ». (Voir la notice sur l’Affaire Dreyfus dans le Dictionnaire Mirbeau ). Face à un jeune poète qui prend parti pour Dreyfus, l’Illustre Écrivain s’exprime ainsi : « Et quand même Dreyfus serait innocent ? vociféra-t-il… il faudrait qu’il fût coupable quand même… il faudrait qu’il expiât toujours… même le crime d’un autre… C’est une question de vie ou de mort pour la société et pour les admirables institutions qui nous régissent ! La société ne peut pas se tromper… les conseils de guerre ne peuvent pas se tromper… L’innocence de Dreyfus serait la fin de tout ! »
Un extrait de l’Illustre écrivain
Le cabinet de l’illustre écrivain… Meubles anglais… toujours. L’illustre écrivain, en élégante tenue de chambre, arpente la pièce, très recueilli, très grave. Joseph est assis devant un bureau, la plume à la main.
L’illustre écrivain.
Où en étions-nous ?… Ah ! oui… (Dictant.) « La table resplendissait… »
Le valet de chambre, écrivant.
« Res… plen… dissait. » (Il pose la plume.) Je ferai remarquer à Monsieur que, dix lignes plus haut, nous avons… déjà… un… « resplendissait »…
L’illustre écrivain.
Tu es sûr ?…
Le valet de chambre.
Monsieur ne se souvient plus ?… Nous avons… « les épaules de la marquise resplendissaient »…
L’illustre écrivain.
Diable !… C’est vrai !… Pas de répétition !… Voyons, voyons… (Il cherche.) Que le style est donc difficile !…
Le valet de chambre.
Si Monsieur mettait tout simplement : « … Splendissait… La table splendissait ? » C’est plus court, plus neuf, plein… plus hardi, et ça évoque davantage. J’ai vu cela, l’autre jour, dans une revue belge… C’est très bien !
L’illustre écrivain.
« La table splendissait… »… Ça n’est pas mal, en effet… « La table splendissait… » On dirait un hémistiche à la Heredia… « La table splendissait… » Oui, mais je ne peux pas… L’Académie condamne cette expression.. Cela me ferait du tort !…
Le valet de chambre.
Monsieur croit-il ?… L’Académie est comme ces vieilles femmes qui font les sucrées et qui aiment qu’on les viole !… À la place de Monsieur, je n’hésiterais pas !
L’illustre écrivain.
Non !… non !… Voyons !… « La table… » N’écris pas, je cherche… « la table, avec ses cristaux taillés et ses argenteries anciennes, éblouissait… »
Le valet de chambre.
Heu ?…
L’illustre écrivain.
Aveuglait…
Le valet de chambre.
Ho !… Ho !…
L’illustre écrivain.
Ce n’est pas ça, hein ?…
Le valet de chambre.
C’est pauvre !… Monsieur voudrait-il de ceci… « Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries, la table était un éblouissement… »
L’illustre écrivain.
Répète !
Le valet de chambre.
« … Avec ses cristaux à facettes… et ses très anciennes argenteries, la table était un éblouissement… »
L’illustre écrivain.
Oui… c’est peut-être mieux !… Essayons… je dicte : « … Avec ses cristaux à facettes et ses très anciennes argenteries… la table… était… un éblouissement ! »
Le valet de chambre.
… « É… blou… issement.. Eh bien, mais !… voilà !… ça peint !… ça évoque !… et l’on voit tout de suite que l’on n’est pas chez des mufles !
L’illustre écrivain.
Continuons… y es-tu ?… « Courant sur des fils invisibles, de pâles orchidées… »
Le valet de chambre.
« Orchidées… » Monsieur tient beaucoup à… « pâles orchidées ?… »
L’illustre écrivain.
Mon Dieu !… « Pâles »… n’est pas mal… « pâles » est un très joli mot… un mot très mondain !
Le valet de chambre.
Monsieur n’aimerait pas « … de mauves orchidées » ?
L’illustre écrivain, après avoir réfléchi.
En effet… c’est plus précis… plus décoratif… et plus élégant… « … courant sur des fils invisibles… de mauves orchidées… » Je reprends… « … de mauves orchidées… étalaient… »
Le valet de chambre.
Étalaient… étalaient !… Voilà, Monsieur, un terme fort impropre… Des choses qui courent n’étalent pas… Elles détalent, tout au plus.
L’illustre écrivain.
« … de mauves orchidées détalaient… »
Le valet de chambre.
Oh ! Monsieur a pris cette plaisanterie au sérieux… Monsieur est à pouffer !… Monsieur est à se tordre !
L’illustre écrivain, sévère.
Tu sais, Joseph, je n’aime pas ces blagues-là !… C’est idiot !…
Le valet de chambre.
Que Monsieur ne se fâche pas !… Que Monsieur veuille bien m’écouter !… J’ai, je crois, une phrase épatante… ébouriffante !… Que Monsieur juge !… « mauves orchidées enroulaient l’énigme perverse et le troublant péché de leurs fleurs !… » Ah ! Monsieur est-il content ?… Monsieur est épaté !…
L’illustre écrivain, admiratif. Est-il doué, cet animal-là !… « … Et le troublant péché de leurs fleurs !… » il n’y a pas à dire !… c’est admirable !… « L’énigme perverse et le troublant péché de leurs fleurs… » Ce n’est rien, c’est simple… Et penser que, depuis trois ans je cherche ça !… « Et le troublant péché de leurs fleurs !… » En deux mots… c’est toute l’orchidée… et c’est toute la femme !… et c’est tout le mystère de l’amour ! Quel tempérament d’écrivain !… Mais comment sais-tu, toi, un simple domestique ?
Le valet de chambre, ironique et modeste.
Je suis l’élève de Monsieur.
L’illustre écrivain.
Je te demande comment ces choses-là te viennent à l’esprit ?…
Le valet de chambre.
Mon Dieu !… L’autre jour, au déjeuner, Monsieur regardait une orchidée… et Monsieur disait : « Est-ce assez passionnant, tout de même !… On dirait d’un sexe !…”
L’illustre écrivain.
Vraiment ? J’ai dit cela ?…
Le valet de chambre.
Mais oui… Monsieur a dit cela, tout naturellement ! Cette phrase de Monsieur m’est revenue à la mémoire… Seulement, « sexe » est un mot brutal, grossier… un mot qui choque… et qu’on ne saurait tolérer dans la bonne compagnie… J’ai mis ce « péché » à la place de ce « sexe »… Voilà tout !… C’est aussi obscène et c’est plus charmant… et c’est meilleur ton !… Ah ! Monsieur peut dire qu’il aura un joli succès, dans le monde, avec cette phrase-là !
L’illustre écrivain.
Je le crois… Je le crois…
Le valet de chambre.
À la place de Monsieur, je l’essaierais, ce soir même, au dîner de la baronne Vampirette !
L’illustre écrivain.
Excellente idée !
Le valet de chambre.
Monsieur verra se pâmer toutes les femmes de Monsieur !
L’illustre écrivain.
Quel triomphe, Joseph !
Le valet de chambre.
Et qu’est-ce qui fera « une gueule ? »
L’illustre écrivain.
Joseph ! De la tenue !… Tu n’es plus dans le sentiment !
Le valet de chambre.
Qu’est-ce qui en fera une sale gueule ?…
L’illustre écrivain.
Allons !… Allons !…
Le valet de chambre.
C’est M. Byronnet ! ..
L’illustre écrivain, réjoui à cette idée.
Ça !… Je la vois d’ici, la gueule de Byronnet !
Le valet de chambre.
Monsieur aussi !… Monsieur se rend bien compte qu’il n’y a pas un autre mot pour exprimer la chose que fera, ce soir, M. Byronnet…
L’illustre écrivain.
Ah ! ce Joseph !… Il est étonnant !… On ne peut pas lui en vouloir. (On sonne, Joseph se lève.) Je n’y suis pour personne !… pour personne !… Joseph sort.
L’illustre écrivain, seul. il relit les feuille déjà dictés avec des gestes cadencés. Haut. « L’énigme perverse.., et le troublant péché de leurs fleurs !… » C’est génial !… (Joseph rentre.) Eh bien ?
Le valet de chambre.
C’était un ami de Monsieur… un ancien ami des jours de misère… Un sale type… avec un paletot crasseux, des cheveux longs… et qui sentait la bière… Il venait sans doute, taper Monsieur… Je l’ai mis dehors !…
L’illustre écrivain.
Bien !… Allons, allons… continuons de travailler… (Le valet de chambre se rassied devant le bureau… l’illustre écrivain arpente la pièce, en proie à l’inspiration… Dictant :) « Alors la marquise se pencha… »
Le Théâtre d’Octave Mirbeau
Le Comédien par Octave Mirbeau. Le Figaro du 26 octobre 1882. Source : Gallica/Bnf
Avant de mettre sa plume au service du théâtre, Octave Mirbeau a d’abord été critique théâtral dans différents journaux : il a notamment contribué à faire découvrir le théâtre scandinave, soutenu Henry Becque et Maurice Maeterlinck et défendu la vision du théâtre d’André Antoine. Mais il a également écrit de très nombreux articles polémiques, condamnant la censure, mettant en cause le pouvoir des comédiens du Français face aux auteurs, désavouant les critiques trop tournés vers le genre du vaudeville, voire annonçant la mort du théâtre, faute d’auteurs renouvelant le genre, de producteurs ambitieux ou de comédiens qui ne soient pas des cabotins. Une partie des articles relatifs au théâtre a été regroupée dans le recueil Gens de Théâtre, paru chez Flammarion en 1924 (disponible sur Gallica).
La première pièce d’Octave Mirabeau s’intitule Les Mauvais Bergers. C’est l’histoire tragique d’une grève ouvrière, lancée par Jean Roule, ouvrier anarchiste, et Madeleine Thirieux, qui vient de perdre sa mère morte d’épuisement. Malgré les tentatives de conciliation du fils du patron, Robert Hargand, la troupe est envoyée. La pièce est créée au Théâtre de la Renaissance le 15 décembre 1897, avec Sarah Bernhardt dans le rôle de Madeleine, et Lucien Guitry, dans le rôle de l’anarchiste Jean Roule.
Octave Mirbeau a regretté certains passages trop emphatiques, apparement écrits à la demande de Sarah Bernhardt. Cette pièce reste malgré tout une très belle tragédie sociale et un témoignage poignant sur la lutte des ouvriers. Elle évite tout manichéisme : le patron Hargand apparaît très humain, son fils Robert prend le parti des ouvriers, les ouvriers sont versatiles voire violents envers leur propre camp. On comprend que les « mauvais bergers » sont tous les politiques, et notamment les députés socialistes qui utilisent les grèves ouvrières, mais également Jean ou Madeleine qui entraînent les ouvriers à la mort, avec des discours exaltés.
Illustration de la comédie d’Octave Mirbeau (1848-1917), « Les affaires sont les affaires », acte II. « L’Illustration », supplément au n° 3139, 25 avril 1903. Source : wikipedia
En avril 1903, Octave Mirbeau connaît un triomphe avec la création, à la Comédie-Française, de la pièce Les affaires sont les affaires, qui rencontre également le succès en Allemagne, en Russie, aux Etats-Unis et dans d’autres pays.
Le personnage principal est un homme d’affaires sans scrupule, Isidore Lechat, qui vit avec sa femme et sa fille Germaine dans son château de Vauperdu, symbole de la domination qu’il exerce sur les êtres comme sur la nature. A la tête d’une fortune colossale, propriétaire d’un journal, il a décidé de se présenter aux élections pour devenir député et entame les manoeuvres pour arriver à ses fins. Pour agrandir sa propriété, Isidore Lechat souhaite marier sa fille Germaine au fils du marquis de Porcellet, son voisin, qu’il tient à sa merci. Germaine qui souffre de l’attitude criminelle de son père refuse ce mariage et décide de fuir avec l’homme qu’elle aime, le chimiste Lucien Garraud, employé de son père. Parallèlement, Isidore Lechat reçoit deux ingénieurs, Gruggh et Phinck, qui tentent de l’embobiner. Malgré le départ de sa fille et l’annonce du décès de son fils dans un accident de voiture, Isidore Lechat ne se laisse pas faire.
Après le succès des Affaires sont les Affaires, Jules Claretie, l’administrateur de la Comédie Française demande à Mirbeau une nouvelle pièce : après avoir imprudemment accepté le Foyerfin décembre 1906, il exige une réécriture des passages les plus polémiques et arrête brusquement les répétitions, début mars 1908. Mirbeau lui intente alors un procès qu’il gagne : les répétitions reprennent et la pièce est créée le 7 décembre 1908 à la Comédie Française. La polémique continue après la création et plusieurs représentations sont annulées lors de la tournée en province.
Le personnage central du Foyer est le baron Courtin, sénateur bonapartiste d’opposition et académicien, auteur de nombreux ouvrages sur la charité chrétienne. Il préside un foyer charitable pour adolescentes. Plusieurs scandales le menacent : il a détourné l’argent du Foyer, la directrice sadique flagelle les pensionnaires, parfois sous le regard de vieux messieurs, et une fillette vient de décéder, oubliée dans un placard. Pour échapper à la prison et à la ruine, Courtin se résout à demander de l’aide à l’ancien amant de sa femme Thérèse, Biron, qui lui propose un marché. Biron récupère de manière indirecte le Foyer, pour exploiter encore davantage le travail des fillettes. Contre le silence de Courtin dans un débat important à la Chambre, le gouvernement ne le poursuit pas. Enfin, Thérèse se dévouera pour renouer avec son ancien amant.
Cette pièce garde aujourd’hui toute sa force : la dénonciation de l’exploitation des enfants est d’autant plus percutante que la noirceur des principaux personnages est atténué par une certaine humanité.
Mirbeau fait aussi jouer entre 1894 et 1904 six petites pièces en un acte, recueillies ensuite dans un recueil intitulé Farces et moralités (1904) :
Vieux Ménage : comédie en un acte, créée au Théâtre d’Application le 20 décembre 1894. Un vieux couple se déchire dans un face à face haineux.
L’Épidémie, par J.-P. Carré, 1913. Source wikipedia
L’Epidémie : farce en un acte, créée au Théâtre Antoine le 14 mai 1898. L’argument : le conseil municipal est réuni car une épidémie de typhoïde commence à frapper les casernes et les quartiers pauvres de la ville. Totalement insensibles au sort des militaires et des pauvres, les conseillers refusent tous les crédits destinés à l’assainissement de la ville, jusqu’à ce qu’ils apprennent qu’un bourgeois vient de décéder de la fièvre. Les éloges grotesques à ce bourgeois anonyme se succèdent et les crédits sont débloqués…
Les Amants : pièce créée au Théâtre du Grand-Guignol le 25 mai 1901. C’est un dialogue caricatural et stéréotypé entre deux amants qui, en démystifiant l’amour, préfigure l’incommunicabilité du théâtre de l’absurde. Les codes du langage amoureux sont détournés faisant apparaître les deux amants comme des personnes stupides et égoïstes.
Le Portefeuille : farce en un acte, créée le 19 février 1902 au Théâtre de la Renaissance-Gémier, avec Gémier dans le rôle de Jean Guenille. L’argument : de retour du théâtre, un Commissaire de police auditionne Flora Tambour amenée avec brutalité par deux agents alors qu’elle faisait le trottoir devant le commissariat. Il s’agit en réalité de la maîtresse du commissaire. Les deux agents introduisent ensuite un mendiant, Jean Guenille, qui vient de trouver un portefeuille bourré de gros billets. Il est d’abord salué comme un héros, puis le Commissaire, comprenant qu’il a affaire à un sans-domicile le traite comme un voleur et l’envoie au dépôt. Flora Tambour, choquée de cette attitude, proteste en vain et se fait aussi embarquer.
Scrupules : pièce créée le 2 juin 1902 au Théâtre du Grand Guignol. L’argument : un Voleur, un homme du monde accompagné de son valet de chambre, est surpris en plein travail par le Volé, réveillé par la chute d’un vase. En attendant l’arrivée du commissaire de police, le Volé entame une conversation de salon, demandant les raisons du choix de cette profession. Le Voleur répond que c’est par excès de scrupules : après avoir essayé plusieurs professions ( le commerce, la finance, le journalisme, la politique…) et s’être aperçu que le vol règne partout, il a choisi de voler loyalement et honnêtement. Convaincu, le Volé éconduit le commissaire et raccompagne le Voleur par la grande porte.
Interview : farce en un acte, créée le 1er février 1904 sur la scène du Grand-Guignol. L’argument : un journaliste vient interviewer un marchand de vin : une charge contre l’alcoolisme, avec un premier dialogue mettant en scène le marchand de vin et une mère de famille pauvre et alcoolique, contre la presse à scandale et contre les théories absurdes de Cesare Lombroso sur le « criminel né ».
Chez l’illustre écrivain est un recueil paru après la mort d’Octave Mirbeau, en 1919. Il comporte des dialogues satiriques, des contes et nouvelles. Libre Théâtre a choisi de traiter les oeuvres théâtrales de ce recueil, des saynètes et monologues autour de la littérature, parus dans le quotidien Le Journal entre 1897 et 1902 :
L’illustre écrivain : satire féroce d’un pseudo-littérateur, vaniteux et sans talent qui ne doit sa renommée qu’au génie littéraire de son valet et à l’entregent d’une ancienne bonne amie. La dernière séquence est de nature très différente puisqu’elle évoque l’affaire Dreyfus.
Une bonne affaire présente l’illustre écraivain Anselme Dervaux : adultères en tous genres, fabrication, commission, exportation
Un grand écrivain met en scène Anselme Dervaux dans un salon, en proie aux sollicitations d’une admiratrice
Littérature : le grand écrivain reçoit la visite de Dumoulin, un admirateur éperdu, prêt à défendre l’honneur de son illustre ami
Dessin de Charles Paul Renouard. (C) RMN-Grand Palais (musée d’art et d’histoire du judaïsme) / Hervé Lewandowski.Lien
Les Hommes du jour / dessins de A. Delannoy ; texte de Flax. 3 octobre 1910. Source : Bnf/ Gallica
Octave Mirbeau est né le 16 février 1848 à Trévières. Petit-fils de notaires normands et fils d’un officier de santé, Octave Mirbeau passe son enfance à Rémalard puis étudie au collège des jésuites de Vannes, d’où il est chassé dans des conditions suspectes, qu’il évoquera en 1890 dans son roman Sébastien Roch.
Après son baccalauréat, il commence des études de droit qu’il n’achève pas et revient à Rémalard pour travailler chez le notaire du village. Il est mobilisé lors de la guerre de 1870 et racontera la débâcle dans plusieurs contes et romans autobiographiques.
En 1872, il fait ses débuts de journaliste à Paris dans le quotidien bonapartiste l’Appel au peuple, dirigé par un client et voisin de son père, Henri-Joseph Dugué de La Fauconnerie.
Pendant douze ans, Octave Mirbeau écrit pour vivre dans différents journaux, dont il ne partage pas les opinions et fait le « nègre ».
En 1884, pour se remettre de sa rupture avec Judith Vinmer, passion racontée dans son premier roman officiel, Le Calvaire, Mirbeau part pour Audierne (Finistère) et y reste sept mois. A son retour à Paris, il commence à écrire pour son propre compte. Il devient chroniqueur, conteur et critique d’art influent pour divers journaux : La France, Le Gaulois, le Matin, Gil Blas, le Figaro, L’Écho de Paris, puis le Journal. Il écrit désormais des romans sous son propre nom : Le Calvaire, l’Abbé Jules, Sébastien Roch. Il épouse en secret Alice Regnault, une ancienne actrice de théâtre en 1887 ; sa vie conjugale est rapidement un échec.
Octave Mirbeau s’engage dans le combat anarchiste. Il publie en feuilleton les premières version du Journal d’une femme de chambre et du Jardin des supplices, ainsi que Dans le ciel, un roman inspiré de la vie de Vincent Van Gogh.
Il écrit sa première pièce Les Mauvais Bergers, créée au Théâtre de la Renaissance en décembre 1897 par Sarah Bernhardt et Lucien Guitry.
Il s’engage aux côtés d’Emile Zola dans l’Affaire Dreyfus de manière très active : rédaction de pétitions, suivi du procès, participation à des réunions de soutien, chroniques dans l’Aurore…
Il publie ensuite Le Jardin des supplices (1899), Le Journal d’une femme de chambre (1900) et Les 21 jours d’un neurasthénique (1901).
Nos contemporains chez eux / Photographie de Dornac. Source : BnF/ Gallica
En avril 1903, il connaît un triomphe avec la création, à la Comédie-Française, de la pièce Les affaires sont les affaires, qui rencontre également le succès en Allemagne, en Russie, aux Etats-Unis et dans d’autres pays.
Après un procès, Octave Mirbeau fait représenter à la Comédie-Française, en décembre 1908, Le Foyer, pièce dénonçant l’exploitation des jeunes filles par des oeuvres dites charitables.
Octave Mirbeau se retire à Triel et assiste avec désolation aux débuts de la première guerre mondiale. Il meurt le jour même de ses 69 ans, le 16 février 1917. Quelques jours plus tard, sa veuve fait paraître dans Le Petit Parisien un prétendu « Testament politique d’Octave Mirbeau » : il s’agit d’un faux document, écrit par Gustave Hervé. Les amis de Mirbeau dénoncent en vain ce faux.
Pour aller plus loin
Pour en savoir plus sur Mirbeau, son oeuvre et ses engagements, nous incitons nos lecteurs à explorer le site qui lui est consacré mirbeau.asso.fr et notamment le Dictionnaire Mirbeau accessible gratuitement et à lire les écrits, en libre accès, de Pierre Michel, spécialiste de l’oeuvre de Mirabeau.
Voir aussi la Biographie d’Octave Mirbeau sur Libre Théâtre et le portrait de Mirbeau par Guitry, sur You Tube
Dessin de Charles Paul Renouard. (C) RMN-Grand Palais (musée d’art et d’histoire du judaïsme) / Hervé Lewandowski. Lien
Le Foyer d’Octave Mirbeau
Pièce en trois actes, créée le 7 décembre 1908 à la Comédie Française. Publiée en 1909 chez Fasquelle. Texte à télécharger gratuitement Libre Théâtre
L’argument
J.-P. Carré — Octave Mirbeau, Le Foyer. Paris: Arthème Fayard, 1909. Source : Wikipedia
Le baron Courtin est un sénateur bonapartiste d’opposition et académicien, auteur de nombreux ouvrages sur la charité chrétienne. Il préside un foyer charitable pour adolescentes. Plusieurs scandales le menacent : il a détourné l’argent du Foyer, la directrice sadique flagelle les pensionnaires, parfois sous le regard de vieux messieurs, et une fillette vient de décéder, oubliée dans un placard. Pour échapper à la prison et à la ruine, Courtin se résout à demander de l’aide à l’ancien amant de sa femme Thérèse, Biron, qui lui propose un marché. Biron récupère de manière indirecte le Foyer, pour exploiter encore davantage le travail des fillettes. Contre le silence de Courtin dans un débat important à la Chambre, le gouvernement ne le poursuit pas. Enfin, Thérèse se dévouera pour renouer avec son ancien amant.
Cette pièce garde aujourd’hui toute sa force : la dénonciation de l’exploitation des enfants est d’autant plus percutante que la noirceur des principaux personnages est atténué par une certaine humanité.
On se s’étonnera pas que cette pièce ait fait scandale… Après le succès des Affaires sont les Affaires, Jules Claretie, l’administrateur de la Comédie Française avait demandé à Mirbeau une nouvelle pièce : après avoir imprudemment accepté le Foyer fin décembre 1906, il exige une réécriture des passages les plus polémiques et arrête brusquement les répétitions, début mars 1908. Mirbeau lui intente alors un procès qu’il gagne : les répétitions reprennent et la pièce est créée le 7 décembre 1908 à la Comédie Française. La polémique continue après la création et plusieurs représentations sont annulées lors de la tournée en province.
On lira avec intérêt les articles de la Comœdia publiés à l’occasion de la création, dont un très bel hommage de Léon Blum (ci-contre).
Lire la préface de Pierre Michel à propos de la pièce Le Foyer d’Octave Mirbeau sur le site mirbeau.asso.fr.
Publication aux Editions La Comédiathèque
Le baron Courtin, sénateur bonapartiste et académicien, est l’auteur de nombreux ouvrages sur la charité chrétienne. Il préside également un foyer charitable pour adolescentes. Mais plusieurs scandales le menacent : l’argent du Foyer a été détourné, la directrice sadique flagelle les pensionnaires, parfois sous le regard de vieux messieurs, et une fillette vient de décéder, oubliée dans un placard. Pour échapper à la prison et à la ruine, Courtin se résout à demander de l’aide à l’ancien amant de sa femme qui lui propose un marché.
L’exploitation des enfants qui est dénoncée dans cette pièce, apparaît d’autant plus révoltante que la noirceur des principaux personnages est teintée d’une certaine humanité.
Distribution : 10 hommes, 7 femmes
ISBN 978-237705-104-5 Août 2017 – 118 pages ; 18 x 12 cm ; broché. Prix TTC : 14,00€
L’ouvrage peut être commandé dans toutes les librairies et est disponible en ligne sur les plateformes suivantes :
Un extrait
Courtin, réjoui.
On n’en dira jamais assez, mon cher enfant, sur notre petite ouvrière parisienne. (Biron se verse un verre de cognac et va s’asseoir à droite.) On n’en fera jamais assez pour réparer la plus choquante des injustices. Nulle part, la charité ne trouve plus l’occasion de s’exercer. Thérèse offre une cigarette à d’Auberval assis près d’elle.
D’Auberval, allumant sa cigarette, bas à Thérèse. Le voilà reparti.
Thérèse, bas.
Allons… Taisez-vous !
Courtin.
Au Parlement… dans les journaux… il n’est question que des ouvriers… toujours les ouvriers… Tout pour les ouvriers… Moi, depuis longtemps, c’est le sort de l’ouvrière qui m’intéressait… et, plus encore que de l’ouvrière mariée, le sort si périlleux de la jeune fille…
Biron. La midinette ! La midinette !
Courtin.
Les cousettes, Biron… les cousettes…
D’Auberval, à Thérèse.
Cousettes ? (Thérèse fait en souriant le geste de coudre.) Ah ! oui ! Charmant !
Courtin.
Vous trouverez le mot dans d’Aurevilly… dans Balzac… (Grave.) Les pauvres filles de seize ans, de dix-huit ans…
Biron.
… ou de treize ans…
Courtin.
Celles-là aussi… toutes celles qui sont à l’âge où il faut défendre la jeune fille contre la femme qui naît en elle, la préserver des tentations de la rue, des suggestions de la misère, et souvent, ce qui est plus triste, de l’exemple des parents en lui créant un intérieur, un abri…
Biron.
… un foyer… voilà !… Le Foyer. (Déposant son verre.) Une façon de détourner les mineures… Il rit.
Thérèse.
Oh !
Biron, levant un doigt.
Du vice… du vice…
Thérèse.
Vous êtes insupportable !…
Courtin.
Ma chère amie, la plaisanterie de Biron est cruelle… mais assez heureuse…
Biron, se carrant.
Vous voyez…
Courtin.
Sans doute. Au début, quand nous allions chercher nos pupilles à la porte des ateliers, des magasins, nous n’étions pas seuls à les attendre… Les temps difficiles sont passés… Nous avons à présent nos ateliers à nous, et plus de pensionnaires que nous n’en pouvons héberger… (S’approchant de Biron.) C’est plutôt l’argent qui manque…
Biron, s’éloignant.
C’est toujours ce qui manque…
Courtin.
Heureusement, ces dames, la baronne en tête, ont su imposer nos produits aux grands magasins… à tous leurs fournisseurs… Un domestique entre, emporte les liqueurs, le café, et sort.
D’Auberval, à Thérèse.
Très malin… Décidément, fanfaronne de l’indifférence…
Thérèse.
Vous tombez mal… c’est encore une idée du baron…
Courtin.
Vous nous avez beaucoup aidés… Il faut dire que nos enfants travaillent à merveille… La mode des paillettes, des dentelles, surtout, a été un bonheur pour les chères petites… Depuis qu’on porte tant de cols en broderie, nous ne suffisons pas aux commandes…
D’Auberval.
Gare à leurs yeux !
Courtin.
On a de bons yeux à quinze ans…
D’Auberval.
On les use…
Thérèse.
Pauvres petites !
Courtin.
Mais, n’est-il pas charmant, cet échange de bons procédés entre les pauvres enfants et leurs bienfaitrices ?… Vous les secourez et elles vous parent…
Thérèse.
L’échange n’est guère équitable…
Biron.
Comme tous les échanges… Dans un échange, il y a toujours quelqu’un qui est roulé… Il rit.
Thérèse.
Oh ! Biron !
Biron.
Celui-là est tout à fait gracieux… La charité et les rubans !… Et puis… Quoi ?… C’est la vie… Elles ne sont pas au Foyer pour faire la fête, ces petites… pas encore !… Le Foyer, c’est toujours deux cents malheureuses, qui, au lieu de mourir de faim…
D’Auberval.
… se tuent à travailler…
Courtin, choqué.
Oh !…
Biron.
Que voulez-vous, jeune sociologue ?… Il faut des pauvres et des riches.
D’Auberval.
Dites qu’il faut des pauvres aux riches…
Biron.
Eh bien… moi… le socialisme ne me fait pas peur, ah ! et je dis hardiment qu’il faut des riches aux pauvres…
Courtin, à d’Auberval.
Écoutez-le… (À Biron.) J’ajouterai seulement : de bons riches… Voyez Biron, notre grand remueur d’affaires… il gagne beaucoup d’argent…
Biron, modeste.
Oh !… oh ?…
Courtin.
Il en donne aussi beaucoup.
Biron, bonhomme.
C’est un fait… On me tape… Je suis excessivement tapé…
D’Auberval.
Et à quoi aboutissez-vous avec tous ces dons… et tous ces tapages ?… À peine une miette de sucre pour sucrer l’Océan…
Courtin.
J’avoue que nous ne faisons pas tout… On ne peut pas tout faire… Il va à son bureau.
Biron.
Pas tout faire, à la fois… (Il s’assied sur le canapé.) C’est évident.
Courtin.
Mais on fait quelque chose.
D’Auberval.
Au petit bonheur… Toujours la tombola.
Il s’assied près de Thérèse.
Courtin.
Il est bien certain que le hasard… que la chance gouverne tout en ce bas monde…
D’Auberval.
Et la Justice ? Biron hausse les épaules.
Courtin.
Mon cher enfant, on s’expose à de graves déceptions quand on ne compte que sur la Justice… Vous êtes jeune, enthousiaste… vous rêvez… Mais vous reconnaîtrez vous-même, bientôt, que nous ne sommes pas mûrs pour le règne de la Justice… (S’appuyant à son bureau) Heureusement, pour compléter l’effort de la charité, il y a mieux… il y a la résignation…
Pièce en un acte, créée le 2 juin 1902 au Théâtre du Grand Guignol. Publiée en 1904 dans le recueil Farces et moralités. Texte à télécharger gratuitement Libre Théâtre
L’argument
Un Voleur, qui est en réalité un homme du monde accompagné de son valet de chambre, est surpris en plein travail par le Volé, réveillé en sursaut. En attendant l’arrivée du commissaire de police, le Volé entame une conversation de salon avec son Voleur lui demandant les raisons du choix de cette profession. Le Voleur répond que c’est par excès de scrupule : après avoir essayé plusieurs professions (le commerce, la finance, le journalisme, la politique…) et s’être aperçu que le vol règne partout, il a choisi de voler loyalement et honnêtement. Convaincu, le Volé éconduit le commissaire et raccompagne le Voleur par la grande porte.
Pour aller plus loin
Lire la préface de Pierre Michel sur Scrupules d’Octave Mirbeau sur le site mirbeau.asso.fr.
A propos de Marius Jacob
C’est peut-être la figure de Marius Jacob, « anarchiste illégaliste » qui inspira Octave Mirbeau. Chef des » Travailleurs de la nuit », il ne volait que certains représentants ou défenseurs de l’ordre social jugé injuste : patrons, juges, militaires, clergé… Un pourcentage de l’argent volé était reversé à la cause anarchiste et aux camarades dans le besoin. Il est arrêté en 1903 et jugé deux ans plus tard. (voir la notice sur wikipedia)
Un extrait
Le Voleur.
J’ai débuté dans le haut commerce… Les sales besognes que, nécessairement, je dus accomplir, les ruses maléficieuses, les ignobles tromperies…, les faux poids…, les coups de bourse…, les accaparements répugnèrent vite à mon instinctive délicatesse… à ma nature franche… empreinte de tant de cordialités et de tant de scrupules. Je quittai le commerce pour la finance…
Le Volé.
C’était, Monsieur, permettez-moi de vous le dire, tomber de Charybde en Scylla… ou, si vous aimez mieux… échanger votre commerce borgne… contre une finance aveugle…
Le Voleur.
Sans doute… Aussi la finance me dégoûta tout de suite… Je ne pus me plier à lancer des affaires inexistantes, à émettre de faux papiers… de faux métaux… à organiser de fausses mines, de faux isthmes, et de faux charbonnages… Penser perpétuellement à canaliser l’argent des autres vers mes coffres, à m’enrichir de la ruine lente ou soudaine de mes clients, grâce à la vertu d’éblouissants prospectus, et à la légalité de combinaisons extorsives… me fut une opération inacceptable, à laquelle se refusa mon caractère, ennemi du mensonge… Je songeai alors au journalisme…
Le Volé.
De mieux en mieux…
Le Voleur.
Il ne me fallut pas un mois pour me convaincre que, à moins de se livrer à des chantages pénibles et compliqués…, le journalisme ne nourrit pas son homme… Et puis, vraiment, il est fort pénible, pour des personnes comme moi, qui possèdent une certaine culture, d’être les esclaves de sots ignorants ou grossiers, dont la plupart ne savent ni lire ni écrire, sinon leurs signatures, au bas de quittances ignominieuses… Oh ma foi, non ! Alors… je crus que la politique…
Le Volé,il rit à se tordre. Ha !… Ha !… Ha !…
Le Voleur.
C’est cela… n’en disons pas autre chose… (Le rire calmé.)… Ensuite, je voulus devenir un homme du monde… un véritable homme du monde… ce que nous appelons un homme du monde professionnel…
Le Volé.
Situation bien encombrée aujourd’hui… et bien précaire.
Le Voleur.
Oui… mais… tant vaut l’homme… tant vaut la place. Je suis joli garçon… j’ai de la séduction naturelle et acquise… la pratique du sport… une santé de fer… de l’esprit…
Le Volé.
Oh ! l’esprit… c’est plutôt gênant…
Le Voleur, rectifiant.
Assez d’esprit, je crois… pour simuler merveilleusement tous les divers genres de stupidité et de médiocrité nécessaires à une telle fonction. De l’esprit à rebours, si j’ose dire…
Le Volé.
Il en faut beaucoup…
Le Voleur.
J’en ai beaucoup… J’ai aussi le goût des choses traditionnelles… des relations étendues, la connaissance approfondie des codes de l’honneur… Un peu maquignon, un peu tapissier, duelliste heureux, arbitre plein de subtilité, joueur impassible et chanceux, rien ne m’était si facile que de me faire recevoir d’un cercle coté, d’être invité un peu partout… de faire la navette entre le bureau de l’homme d’affaires et le cabinet de toilette d’une femme à la mode, être le rabatteur de l’un et le pourvoyeur de l’autre… Seulement, voilà… j’avais trop de scrupules…
Le Volé.
Évidemment…
Le Voleur.
Tricher au jeu ; aux courses, tirer un cheval ; meubler de jeunes cocottes, en démeubler de vieilles ; vendre mon nom, mes influences au profit d’un nouveau Kina, d’un banquier douteux, d’une chemisier réclamiste, d’un fabricant d’automobiles, d’un étranger millionnaire, ou d’une jolie femme ?… Être de la Patrie-Française et du Tir aux pigeons… vanter les romans de M. Bourget, les pièces de M. de Massa, les manifestes de M. le duc d’Orléans, et défoncer sur les hippodromes les chapeaux de M. Loubet ?… Ma foi, non !… Je reconnus, tout de suite, que ce serait au-dessus de mes forces.
Le Volé.
Ah ! dame ! ça n’est pas une sinécure.
Le Voleur.
À qui le dites-vous… Bref, j’épuisai ainsi tout ce que la vie publique ou privée peut offrir de professions honorées et de respectables carrières, à un jeune homme intelligent et délicat, comme je suis…
Le Volé.
Et psychologue…
Le Voleur.
Si vous voulez… Je vis clairement que le vol — de quelque nom qu’on l’affuble — était le but unique et l’unique but de toutes les activités humaines… mais combien dissimulé… combien déformé, par conséquent, combien plus dangereux !… Je me fis donc le raisonnement suivant : « Puisque l’homme ne peut échapper à cette loi fatale du vol, il serait beaucoup plus honnête qu’il le pratiquât loyalement et qu’il n’entourât pas son naturel désir de s’approprier le bien d’autrui, d’excuses décoratives, de qualités somptueuses, dont la parure euphémique ne trompe plus personne aujourd’hui… » Et tous les jours, je volai… Je volai honnêtement… Je pénétrai, la nuit, avec effraction, dans les intérieurs riches… je prélevai, une fois pour toutes, sur les caisses des autres, ce que je juge nécessaire à mes besoins matériels, intellectuels et sentimentaux… au développement de ma personnalité humaine… pour parler comme les philosophes… Cela me demande quelques heures, entre une causerie au club, et un flirt au bal… Hormis ce temps, je vis comme tout le monde… mieux que tout le monde… et, quand j’ai fait un bon coup, je suis accessible à toutes les générosités…
Le Volé.
Vous êtes heureux ?
Le Voleur.
Autant qu’on peut l’être dans une société mal faite, où tout vous blesse, et qui ne vit que de mensonge. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ma conscience délivrée ne me reproche plus rien… car de tous les êtres que j’ai connus, je suis le seul qui ait courageusement conformé ses actes à ses idées et adapté hermétiquement sa nature, à la vraie signification de la vie… (Avec une mélancolie souriante.) si tant est que la Vie ait une signification…
Recueil de six pièces en un acte jouées pour la première fois entre 1898 et 1904 : L’Épidémie, Vieux Ménage, Le Portefeuille, Les Amants, Scrupules, Interview.
Utilisant la parodie, la satire ou la farce, Octave Mirbeau propose une critique féroce de la société bourgeoise de son époque, qui trouve d’étranges résonances avec le monde d’aujourd’hui. La modernité de l’écriture et des thèmes abordés préfigure à la fois le théâtre de Brecht et celui de Ionesco, tout en développant un humour très corrosif.
Pour 2 à 10 comédiens ou comédiennes.
ISBN 978-237705-103-8 Août 2017 – 122 pages ; 18 x 12 cm ; broché. Prix TTC : 14,00€
Les Amants d’Octave Mirbeau
Farce en un acte, créée au Grand-Guignol le 25 mai 1901. Publiée en 1904 dans le recueil Farces et moralités. Texte à télécharger gratuitement Libre Théâtre
L’argument
Dialogue caricatural et stéréotypé entre deux amants qui, en démystifiant l’amour, préfigure l’incommunicabilité du théâtre de l’absurde. Les codes du langage amoureux sont détournés faisant apparaître les deux amants comme des personnes stupides et égoïstes.
Pour aller plus loin
Lire la préface de Pierre Michel sur Les Amants d’Octave Mirbeau sur le site mirbeau.asso.fr.
Le début de la pièce
Les Amants dans la campagne. Gustave Courbet 1844. Photo (C) RMN-Grand Palais / Droits réservés
Le Récitant, montrant le décor. Mesdames, Messieurs… ceci représente un coin, dans un parc, le soir… Le soir est doux, silencieux, tout embaumé de parfums errants… Sur le ciel, moiré de lune, les feuillages se découpent comme de la dentelle noire, sur une soie mauve… Entre des masses d’ombre, entre de molles et étranges silhouettes, voilées de brumes argentées, au loin, dans le vague, brille une nappe de lumière… bassin, lac… on ne sait… ce qu’il vous plaira… Heure vaporeuse et divine !… L’amour est partout… son mystère circule au long des avenues invisibles, sous les fourrés, dans les clairières… et son souffle agite les branches… à peine… C’est délicieux !… (Montrant le banc — avec attendrissement.) Et voici un banc, un vieux banc, pas trop moussu, pas trop verdi… un très vieux banc de pierre, large et lisse comme une table d’autel… un autel où se célèbreraient les messes de l’amour… (Il déclame.) …J’aime les bancs de pierre, le soir, au fond des bois. (Un temps.) … Mesdames, Messieurs, quand le rideau se lève sur un décor de théâtre où se dresse un banc à droite près d’un arbre, d’une fontaine, ou de n’importe quoi, c’est qu’il doit se passer inévitablement une scène d’amour… Ai-je besoin de vous révéler que tout à l’heure, parmi cette nuit frissonnante, — ô mélancolie des cœurs amoureux ! — l’amant, selon l’usage, viendra s’asseoir, sur ce banc, près de l’amante, et que là, tous les deux, tour à tour, ils murmureront, gémiront, pleureront, sangloteront, chanteront, exalteront des choses éternelles… (Regardant à travers le parc.) Qu’est-ce que je disais ?… J’entends un bruit de feuilles frôlées, je vois deux ombres s’avancer lentement à travers les branches… Les voici… Comme ils sont tristes !…
(Entrent lentement l’amant et l’amante. Ils sont tristes tous les deux… L’amante est emmitouflée de dentelles, l’amant est en smoking… Dès qu’ils ont apparu, le Récitant salue le publie et sort, à reculons, discrètement.)
Les Amants sur le site de l’INA
Adaptation télévisée réalisée par Claude Dagues, diffusée le 23 août 1963.
extrait sur le site de l’INA (accès payant pour l’intégralité)
Recueil de six pièces en un acte jouées pour la première fois entre 1898 et 1904 : L’Épidémie, Vieux Ménage, Le Portefeuille, Les Amants, Scrupules, Interview.
Utilisant la parodie, la satire ou la farce, Octave Mirbeau propose une critique féroce de la société bourgeoise de son époque, qui trouve d’étranges résonances avec le monde d’aujourd’hui. La modernité de l’écriture et des thèmes abordés préfigure à la fois le théâtre de Brecht et celui de Ionesco, tout en développant un humour très corrosif.
Pour 2 à 10 comédiens ou comédiennes.
ISBN 978-237705-103-8 Août 2017 – 122 pages ; 18 x 12 cm ; broché. Prix TTC : 14,00€
Le Portefeuille d’Octave Mirbeau
Firmin Tonnerre, dit Gémier. Extrait de l’ Album de 500 célébrités contemporaines – collection Félix Potin. Photograhie d’Aaron Gerschel. (C) RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski. Musée d’Orsay.
Farce en un acte, créée le 19 février 1902 au Théâtre de la Renaissance-Gémier, avec Gémier dans le rôle de Jean Guenille. Publiée en 1902 chez Fasquelle, puis en 1904 dans le recueil Farces et moralités.
Texte à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre
L’argument
La nuit dans un Commissariat. De retour du théâtre, le Commissaire auditionne Flora Tambour amenée avec brutalité par deux agents alors qu’elle faisait le trottoir devant le commissariat. Il s’agit en réalité de la maîtresse du commissaire. Les deux agents introduisent ensuite un mendiant, Jean Guenille, qui vient de trouver un portefeuille bourré de gros billets. Il est d’abord salué comme un héros, puis le Commissaire, comprenant qu’il a affaire à un sans-domicile le traite comme un voleur et l’envoie au dépôt. Flora Tambour, choquée de cette attitude, proteste en vain et se fait aussi embarquer.
Un extrait
Au début de la pièce, dialogue entre le Commissaire de police de retour d’une première au Vaudeville et son adjoint Maltenu.
Maltenu, enthousiaste, levant les yeux au plafond. Ah ! le théâtre !…
Le Commissaire
Peuh !… (Enlevant son pardessus qu’il accroche à une patère, et apparaissant en tenue de soirée.) Bien décevant, le théâtre… Je trouve que le théâtre se traîne, Monsieur Jérôme Maltenu, dans des redites fatigantes… dans des banalités… oiseuses… On n’y attaque pas assez de front la question sociale, que diable !…
Maltenu
Ah ! si nous en faisions, nous autres, du théâtre… nous qui vivons avec la question sociale… constamment !…
Le Commissaire
Maritalement… même… on peut le dire… Parbleu !… (Il pose son chapeau sur le bureau, devant lequel il s’assoit… tout en compulsant des papiers.) Du sentiment… des couchages… de l’adultère… je t’adore… prends-moi… donne-moi tes lèvres… tant qu’on veut… Des réformes… des idées… jamais…
Maltenu
Ça ne fait pas penser… le théâtre…
Le Commissaire
Non… ça fait… (Sur un geste pudique de Maltenu.)… parfaitement !… (Se frottant les mains.) Et s’il n’y avait pas la salle… les petites femmes de la salle ?… Ma foi… qu’est-ce que vous voulez, Monsieur Maltenu… il faut se faire une raison… quand il n’y a pas de grives… on mange des grues… (Il rit.)
Recueil de six pièces en un acte jouées pour la première fois entre 1898 et 1904 : L’Épidémie, Vieux Ménage, Le Portefeuille, Les Amants, Scrupules, Interview.
Utilisant la parodie, la satire ou la farce, Octave Mirbeau propose une critique féroce de la société bourgeoise de son époque, qui trouve d’étranges résonances avec le monde d’aujourd’hui. La modernité de l’écriture et des thèmes abordés préfigure à la fois le théâtre de Brecht et celui de Ionesco, tout en développant un humour très corrosif.
Pour 2 à 10 comédiens ou comédiennes.
ISBN 978-237705-103-8 Août 2017 – 122 pages ; 18 x 12 cm ; broché. Prix TTC : 14,00€
Interview d’Octave Mirbeau
Farce en un acte, créée le 1er février 1904 sur la scène du Grand-Guignol et publiée la même année dans les Farces et moralités.
Un journaliste vient interviewer un marchand de vin : une charge contre l’alcoolisme, avec un premier dialogue mettant en scène le marchand de vin et une mère de famille pauvre et alcoolique, contre la presse à scandale et contre les théories absurdes de Cesare Lombroso sur le « criminel né ».
Pour en savoir plus : la préface de Pierre Michel
Un extrait
Illustration d’Henri Mirande : « les piliers de café ». Source : BnF/ Gallica
L’Interviewer
Taisez-vous… ne mentez pas. (Il déclame.) Oh ! ne mentez jamais… le mensonge est impie… Et il ne sert à rien avec la Presse… Je vais encore essayer… bien que vous n’ayez pas de traité de publicité avec le Mouvement… Voyons ?… (Il lui tape amicalement sur l’épaule.) Voyons… mon cher Chapuzot… mon vieux Chapuzot… (Très doucement.) Quel est le mobile de cet acte de brutalité sauvage ?… Car enfin, vous avez l’air d’un brave homme, que diable !… Est-ce une vengeance vulgaire ?… Une explosion soudaine de colère irréfléchie ?… Une suggestion ?… Une congestion ?… (Un temps.) Oui ?… (Chapuzot exprime le plus complet abrutissement.) Continuons… par la douceur. (Il lui caresse l’épaule.) Sommes-nous en présence d’un cas passionnel… ou purement physiologique… ou simplement atavique ?…
Recueil de six pièces en un acte jouées pour la première fois entre 1898 et 1904 : L’Épidémie, Vieux Ménage, Le Portefeuille, Les Amants, Scrupules, Interview.
Utilisant la parodie, la satire ou la farce, Octave Mirbeau propose une critique féroce de la société bourgeoise de son époque, qui trouve d’étranges résonances avec le monde d’aujourd’hui. La modernité de l’écriture et des thèmes abordés préfigure à la fois le théâtre de Brecht et celui de Ionesco, tout en développant un humour très corrosif.
Pour 2 à 10 comédiens ou comédiennes.
ISBN 978-237705-103-8 Août 2017 – 122 pages ; 18 x 12 cm ; broché. Prix TTC : 14,00€
L’Epidémie d’Octave Mirbeau
L’Épidémie, par J.-P. Carré, 1913. Source wikipedia
Farce en un acte, créée au Théâtre Antoine le 14 mai 1898 et publiée à la Librairie Charpentier-Fasquelle. Fait également partie du recueil Farces et Moralités.
Le conseil municipal est réuni car une épidémie de typhoïde commence à frapper les casernes et les quartiers pauvres de la ville. Totalement insensibles au sort des militaires et des pauvres, les conseillers refusent tous les crédits destinés à l’assainissement de la ville, jusqu’à ce qu’ils apprennent qu’un bourgeois vient de décéder de la fièvre. Les éloges grotesques à ce bourgeois anonyme se succèdent et les crédits sont débloqués…
Autour de la pièce.
Pierre Michel dans la préface de L’Epidémie rapporte que cette pièce a été écrite à la suite d’un reportage qu’Octave Mirbeau a effectué à Lorient pour le Figaro. Nous avons retrouvé cet article sur Gallica, qui contient tous les éléments dramatiques de cette terrible farce.
Triceps, dans L’Épidémie, d’après J.-P. Carré. Source : wikipedia
Le Maire.
Justement, Messieurs… et c’est là où je voulais en venir… (Confidentiel.) Le préfet maritime est fort en colère !… Je l’ai vu hier soir… Il m’a dit que cela ne pouvait pas durer… Il prétend que les casernes sont d’immondes foyers d’infection… (Rumeurs.)… que l’eau bue par les soldats est plus empoisonnée que le purin des étables… (Rumeurs.) Bref, Messieurs, il exige que nous reconstruisions les casernes… (Protestations.)… que nous amenions de l’eau de source dans les casernes… (Tollé général.) Il exige encore…
Le Membre de l’opposition, levant les bras. Il exige !… Il exige !… mais c’est de l’insolence !…
Le Membre de la majorité,même jeu.
De la folie !
Le Membre de l’opposition, tapant sur la table. Du gaspillage !
Premier Conseiller.
Nous n’avons pas d’argent pour de telles fantaisies… La commune est obérée… Il nous faut reconstruire le théâtre.
Deuxième Conseiller.
Décorer l’hôtel de ville… (Il montre la salle.) Car enfin est-ce un hôtel de ville ?… À quoi ressemblons-nous dans cette baraque ?
Premier Conseiller.
Il est inouï, le préfet !… Il est inouï !
Le Membre de la majorité.
Si les soldats n’ont pas d’eau… qu’ils boivent de la bière !
Le Membre de l’opposition.
Si les casernes sont malsaines… eh bien, qu’ils campent !…
Plusieurs voix.
Mais oui ! C’est cela !
Le Maire.
Sans doute ! vous avez raison… En principe vous avez raison… Mais vous connaissez le caractère autoritaire, violent, tout d’une pièce, de notre préfet maritime… Il m’a fait entendre qu’il déplacerait les régiments… qu’il les enverrait dans une autre ville… Plus de commerce, Messieurs… plus de musique, le dimanche !… Ce serait une véritable catastrophe pour notre chère population… « Je ne peux pourtant pas laisser crever mes soldats comme des mouches », m’a-t-il dit…
Le Membre de l’opposition.
Allons donc ! Il veut nous faire peur… Est-ce qu’on déplace un arsenal français comme un cirque américain ?… Est-ce qu’on transporte un port de guerre comme des chevaux de bois ?…
Le Membre de la majorité.
Et puis, c’est malheureux, soit !… Plaignons-les, je le veux bien… mais les soldats sont faits pour mourir !…
Le Membre de l’opposition.
C’est leur métier de mourir !…
Le Membre de la majorité.
Leur devoir de mourir !…
Le très vieux Conseiller.
Leur honneur de mourir !
Le Membre de l’opposition.
Aujourd’hui qu’il n’y a plus de guerres, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d’héroïsme !… S’il n’y avait pas d’épidémies, Messieurs, où donc les soldats apprendraient-ils aujourd’hui le mépris de la mort… et le sacrifice de leur personne à la patrie ?…
Le Maire.
S’il n’y a plus de guerres, il y a toujours des conseils de guerre !…
Le Membre de l’opposition, haussant les épaules et continuant. Où donc cultiveraient-ils cette vertu si française : le courage ?… Ce qu’on nous demande, c’est de consacrer une lâcheté !
Le Membre de la majorité.
De déconsidérer l’armée !
Le Membre de l’opposition.
De diminuer l’honneur national… de tuer le patriotisme !… Eh bien, non ! (Assentiment général.)
Le Docteur Triceps.(Il se lève… Mouvement d’attention.) Je m’associe aux idées si généreusement exprimées par mes honorables collègues… J’irai plus loin… Aujourd’hui la science est aux microbes, à l’eau de source, aux logements salubres… à l’an-ti-sep-tie !… (Avec mépris.)… à l’hygiène !… (Il hausse les épaules.) C’est là une simple hypothèse, Messieurs… une hypothèse… de littérateur, d’intellectuel, qu’aucune expérience décisive et loyale n’est venue confirmer… Demain d’autres théories, inverses à celle-là, se succéderont, aussi peu probantes… aussi peu démontrées par les faits… Eh bien, les communes doivent-elles subordonner leur activité progressiste et leurs ressources budgétaires aux fantaisies inconsistantes et ruineuses des savants ?… Doivent-elles se plier aux caprices d’une science qui ne sait ce qu’elle veut et qui se dément, elle-même, tous les huit jours ?… Je ne le pense pas ! (Applaudissements.) Et pourtant, moi aussi, je suis un savant ! (Applaudissements.)
Deuxième Conseiller.
Très bien !… Très bien !…
Le Docteur Triceps.
Nos pères, Messieurs, ignoraient ces choses… Ils ignoraient les bacilles, les bouillons de culture, les sérums, les inoculations, les vaccinations, les microbiographies et les commissions d’hygiène !… Ils ne savaient pas ce que c’est que les congrès médicaux, ce que c’est que M. Brouardel !… Ils se contentaient des maisons et de l’eau qu’ils avaient !… Ils ne prenaient même pas de bains !… même pas de bains !… comprenez-vous ?… Or l’histoire ne nous dit pas qu’ils se soient plus mal portés pour cela !… Au contraire !
Recueil de six pièces en un acte jouées pour la première fois entre 1898 et 1904 : L’Épidémie, Vieux Ménage, Le Portefeuille, Les Amants, Scrupules, Interview.
Utilisant la parodie, la satire ou la farce, Octave Mirbeau propose une critique féroce de la société bourgeoise de son époque, qui trouve d’étranges résonances avec le monde d’aujourd’hui. La modernité de l’écriture et des thèmes abordés préfigure à la fois le théâtre de Brecht et celui de Ionesco, tout en développant un humour très corrosif.
Pour 2 à 10 comédiens ou comédiennes.
ISBN 978-237705-103-8 Août 2017 – 122 pages ; 18 x 12 cm ; broché. Prix TTC : 14,00€
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