Acteurs, Auteurs, Spectateurs de Tristan Bernard

Auteurs, acteurs, spectateurs rassemble 46 chroniques consacrées au théâtre écrites par Tristan Bernard, initialement publiées à la une du quotidien culturel Comœdia entre octobre 1907 et juin 1909, et republiées cette même année sous ce titre par les Éditions Pierre Lafitte.

À travers des souvenirs tantôt joyeux tantôt mélancoliques, Tristan Bernard nous dépeint dans ce recueil la vie théâtrale et l’atmosphère qui entourait les théâtres à Paris et en Province au début du XXème siècle. Avec ironie ou tendresse, il dresse dans ces articles le portrait des gens de théâtre de l’époque, en croquant une galerie de personnages singuliers et pittoresques.

Au delà de ces observations souvent savoureuses, Tristan Bernard décrit avec justesse et autodérision les vicissitudes de la vie d’un auteur dramatique, ses angoisses, ses espérances, ses désillusions, et parfois ses blessures d’amour propre.

Les travers, les rivalités et les conflits décrits dans ce recueil sont si universels que ces chroniques trouvent encore un écho dans le monde du théâtre d’aujourd’hui. Ces chroniques invitent aussi à redécouvrir l’œuvre théâtrale de Tristan Bernard, toujours d’actualité par son ironie mordante et sa profonde humanité, mais aujourd’hui peu représentée.

L’ouvrage est précédé d’une préface explicitant le contexte de publication de ces chroniques.

Lien vers les pièces de Tristan Bernard sur Libre Théâtre
Biographie de Tristan Bernard sur Libre Théâtre

Texte édité aux Editions La Comédiathèque

ISBN : 978-2-37705-494-7 / Novembre 2020
Broché, 185 pages . Prix TTC : 19,00 €

Disponible prochainement dans les librairies traditionnelles

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Quelques citations

Tristan Bernard parle peu dans cet ouvrage de son travail d’écriture quotidien. Il donne de lui l’image d’un dilettante qui cherche tous les moyens d’échapper à sa table de travail. Il a toujours plusieurs sujets en cours, qu’il teste auprès des personnes qui le questionnent  :

Je réponds toujours au hasard. Je fais un choix arbitraire de n’importe lequel de mes travaux inachevés, et je détaille complaisamment tout ce que je projette d’y faire. C’est une façon comme une autre de travailler… Si le questionneur paraît intéressé, l’indice est excellent. Alors, dès le soir même, je me décide à terminer l’ouvrage en question.
C’est ce qu’on appelle « essayer » un sujet de pièce ou de roman. Le monsieur qui s’intéresse tant à notre labeur devient un individu d’essai, un cobaye improvisé.
Pour un travailleur paresseux, qui lâche une besogne aussitôt que l’effort devient pénible, il est très utile de rencontrer de petits encouragements pour se remettre à l’ouvrage. Alors, on revoit avec plaisir une amorce de nouvelle, quelques scènes de comédie laissées en plan. Et l’ouvrage abandonné retrouve le charme d’un travail frais…
C’est comme une façon de collaborer avec soi-même ; on examine son propre travail avec des regards nouveaux. Et c’est peut-être dans ce sens qu’il faut entendre le vieux précepte, et remettre son ouvrage vingt fois sur le métier, mais chaque fois avec six mois d’intervalle, en prenant de longues et fréquentes récréations.
Quel pédagogue pour grands enfants nous donnera jamais une bonne méthode et une bonne hygiène de travail!

Dans quelques chroniques, des conseils de « cuisine dramatiques » sont donnés ça et là aux aspirants dramaturges :

Bien que je sois encore un tout jeune homme (vingt ans et des, comme on dit en Belgique), je suis un vieux routier de théâtre. J’ai un excédent de bagage imposant. Si je n’ai pas fait jouer quarante pièces, je n’en ai pas fait jouer une… Or, sachez-le, jeunes gens, à chacune de mes répétitions générales, j’assiste, dans la salle, au premier contact de mon œuvre et du public… C’est un plaisir, qui ne fait pas toujours plaisir, mais c’est tout de même un plaisir. Quand on est mêlé au public, il se passe ce phénomène curieux qu’aussitôt que l’on s’est identifié à lui, on finit par savoir, au bout de très peu de temps d’audition commune, si tel ou tel mot va porter. Et l’on prend l’habitude excellente de donner toujours raison au public contre soi. Car il a toujours raison contre vous. Il faut vous dire, jeunes auteurs, que si vous ne lui plaisez pas, c’est toujours votre faute, ou celle de vos interprètes.
Ceci n’est pas pour vous conseiller de lui faire des concessions. Jamais de concessions ! D’ailleurs, il est très difficile de savoir quelles concessions il faut faire… 

Entre 1899 et 1933, Tristan Bernard écrit 70 comédies, dont la moitié sont des pièces en un acte. Dans ses chroniques, il donne quelques conseils sur la construction des pièces :

… Je causais un jour avec un auteur comique de très grand talent, dont les ouvrages se sont joués trois, quatre et cinq cents fois de suite, et qui est sans doute l’homme de théâtre le plus fort que nous ayons. Il me disait : «  Quand je fais une pièce, je cherche, parmi mes personnages, quels sont ceux qui ne doivent pas se rencontrer. Et ce sont ceux-là que je mets, aussitôt que possible, en présence. 
Jadis, au temps de la pièce en deux actes, le premier acte était un acte d’exposition, patiemment supporté. Le deuxième était tout en péripéties, avec un dénouement rapide. Maintenant la pièce en deux actes qui ne tient pas l’affiche à elle toute seule est d’un placement difficile. Alors, on fait des vaudevilles en trois actes.
Ce n’est pas difficile de satisfaire le public avec un premier acte… C’est l’acte d’espoir, alors que les actes suivants sont les actes de réalisation. Tant que l’on promet, on a toujours les gens avec soi. Mais quand il s’agit de « tenir », c’est un autre tabac.  (…) On parle souvent des préparations nécessaires. La question des « préparations involontaires » est plus importante encore. En disposant, au premier acte, tous les pétards qui doivent faire, aux actes suivants, éclater de rire, l’auteur ne se doute pas qu’il laisse tomber de sa poche un certain nombre d’autres mèches à explosion que le public ne quitte pas des yeux. C’est pour cette raison que bien des fantaisistes sont de mauvais auteurs comiques. Les ornements dont leur esprit capricieux orne leur dialogue prennent quelquefois une importance, une signification dont l’auteur ne s’est pas rendu compte.


Et si les auteurs de comédies ont des ficelles ou des trucs, les poètes en ont aussi :

On a parlé assez dédaigneusement de nos trucs, à nous autres vaudevillistes. Certains poètes sont aussi ficelles que nous. Le piège lyrique prend délicieusement les âmes, par des moyens mécaniques assez vulgaires, avec des répétitions de mots, avec des changements de mètres. Quand on est un peu fatigué des alexandrins, un petit poème en petits vers est le bienvenu, quoi qu’il vienne raconter.

Tristan Bernard souligne le paradoxe des attentes du public :

Le public aime bien revoir au théâtre ce qu’il connaît déjà, mais pas ce qu’il connaît trop… C’est au dramaturge adroit à choisir, entre les poncifs, ceux qui sont encore à point. On pourrait presque dire que c’est la principale qualité de l’auteur à succès que ce tact spécial pour mettre la main sur ce qui n’est pas trop nouveau, sans être encore défraîchi.
Les gens que nous amusons veulent sans doute être surpris, mais souvent avec ce qu’ils attendent.

Intéressé par le sport et les jeux de toutes sortes, Tristan Bernard aime comparer l’art dramatique avec ses autres passions :

« … Ne crois pas que je sois un ennemi de la fameuse « scène à faire ». Je proteste seulement contre la façon dont on la fait. Mais il est absolument nécessaire qu’elle arrive au moment où on l’attend. La scène à faire, c’est le match de boxe sensationnel. Et tout ce qui la précède c’est de la réclame habile pour faire « mousser » les matcheurs. On les présente avantageusement pendant les premiers actes, on les excite l’un contre l’autre afin de faire prévoir un beau combat. Seulement, une fois le moment venu, il s’agit que le combat soit beau, c’est-à-dire que le dramaturge soit un homme à poigne. Il faut que les deux combattants se présentent en bonne forme, et qu’aucun d’eux ne déclare forfait. Autrement c’est la déception. Nous avons bien des auteurs dramatiques capables d’accomplir la première partie de la besogne, la présentation des lutteurs. Mais, très souvent, le combat est un « lapin ».

Il insiste sur la nécessité de soigner la fin de ses pièces :

Un acte, après trois quarts d’heure de joie médiocre, nous fait l’effet d’un acte excellent, s’il nous donne, vers la fin, cinq bonnes minutes d’amusement (ou d’émotion). Inversement, une mauvaise minute, à la fin d’un acte très bon, suffit largement à le flanquer tout entier par terre. »
« On applaudit volontiers une tirade pourvu qu’elle finisse bien. D’abord, en récompensant ainsi un artiste qui en a dit très long, on accomplit un acte de justice et de générosité. (…) C’est à l’auteur à soigner sa fin (…) « Tout va bien qui finit bien. » Jamais cet axiome n’a eu autant de force que dans les traités de cuisine dramatique. 

Il souligne la difficulté de trouver un titre :

Rien n’est si difficile que la recherche d’un titre. J’ai fait bien souvent des pièces dont le titre n’est venu qu’après. Les meilleurs titres que j’ai trouvés, c’est pour les pièces qui n’ont jamais été faites.

Une fois la pièce écrite, vient le temps de la vendre aux directeurs de théâtre.

Il ne faut jamais montrer une pièce à un directeur. Fût-elle écrite du premier mot au dernier, il faut dire qu’elle n’est pas faite, et raconter simplement le sujet, avec le plus de verve possible. Le directeur une fois emballé, on lui promet, pour la quinzaine suivante, la pièce complètement terminée. On consacre les quinze jours qui suivent au bridge, au billard ou à l’auto. Ce laps écoulé, on sort sa pièce de son tiroir, et on l’apporte au directeur. Il s’émerveille de votre facilité… On lui montre le manuscrit, de loin. Puis on le remporte sous prétexte d’y faire quelques menues corrections. Mais surtout il faut éviter de le lui laisser entre les mains.

Dans une autre chronique, Tristan Bernard souligne avec humour le statut de l’auteur :

Il est bizarre que ces mots : « auteur » et « autorité » paraissent avoir la même racine. Personne, dans un théâtre, n’a moins d’importance que l’auteur de la pièce… Il semble toujours qu’on l’ait fait venir là, parce qu’il fallait un auteur, comme il faut un pompier de service, ou un sergent de ville à la location. Les artistes s’adressent quelquefois à lui pour avoir un mot de sortie, parce que leur scène finit mal. Une petite soubrette lui demande de la faire revenir au troisième acte, ou un acteur de second plan, qui voudrait être libre de bonne heure, désire, au contraire, qu’on lui coupe ses deux mots du « trois », afin de ne pas être obligé d’attendre la fin. Mais les grosses légumes de la maison, directeur et artistes en vedette, ne tolèrent l’auteur parmi eux que s’il se montre soumis, doux et plein de réserve. Quand la pièce a du succès, on le félicite de sa chance. Mais on ne pense pas qu’il ait rien fait pour ça… 

Si Tristan Bernard, comme tous les auteurs, tient au respect de son texte, il analyse avec lucidité les batailles d’égo :

Ni le directeur ni les acteurs ne comprennent la ridicule manie des auteurs de tenir à leur texte. D’ailleurs, ni les auteurs ni les acteurs ne comprennent la vanité puérile du directeur, qui tient à son autorité. Et ni les auteurs ni les directeurs n’arrivent à admettre la susceptibilité absurde des acteurs, qui acceptent si difficilement des conseils… Les répétitions seraient bien monotones si elles n’étaient pas un peu animées par le match à trois de ces amours-propres si divers et si semblables… 


Le rajout d’un bon mot qui détonne dans une pièce devient une triste obsession :

Il n’ignore pas non plus que ni le directeur ni les acteurs ne comprennent la ridicule manie des auteurs de tenir à leur texte. Et on reparle encore de ce mot obsédant. L’auteur finit par ne plus le désavouer. Car il a cru remarquer que ça désobligeait les gens. Et il rentre chez lui en s’efforçant d’évoquer des scènes magistrales de sa pièce. La postérité saura les reconnaître. Et il ne veut penser qu’à ces scènes-là, comme on retourne du côté sain un beau fruit gâté, pour n’en voir pas la meurtrissure.

Une chronique est entièrement dédiée à l’apport d’André Antoine au théâtre. Mais Tristan Bernard n’est pas tendre avec les autres metteurs en scène :

Il n’y a pas au monde un autocrate plus absolu, un dictateur plus inflexible que ce personnage souverain qui s’appelle le metteur en scène. Il est jaloux de son autorité à un point que l’on ne saurait dire.
Quelquefois, des artistes de grand renom se permettent de n’être pas tout à fait de son avis. Comme ce sont des personnages à ménager, il veut bien entrer en discussion avec eux. Mais que cet être misérable, minable, infime, au-dessous de rien, qui s’appelle l’auteur de la pièce, esquisse une timide intervention, ou bien le metteur en scène (s’il est bon enfant) enverra dinguer l’importun, ou bien il affectera un ton plein de condescendance ironique, et dira à l’acteur :
— Écoutez les indications de Monsieur. Monsieur est l’auteur de la pièce. Il a le droit de faire jouer sa pièce comme bon lui semble. Parlez donc, cher ami. Je ne vois pas la chose comme vous. Montrez ce que vous désirez…
Alors, au milieu d’un silence de mort, l’auteur, blême de timidité, avec des gestes courts, hésitants, avec des paroles vacillantes et troublées, fait un essai d’indication, sous les regards apitoyés du metteur en scène et de tous les interprètes. 


La solitude de l’auteur dramatique perce dans la chronique consacrée au « Manager ». Tristan Bernard appelle de ses vœux la création d’une fonction de manager auprès de l’auteur dramatique, à l’instar des cyclistes ou des champions de boxe. Cette fonction se rapprocherait aujourd’hui de la fonction d’agent.

La tâche de manager consistera à garder son éminent élève à mi-chemin de l’orgie périlleuse et d’un ascétisme anormal et anti-humain… Mais il ne se bornera pas à le maintenir en bonne condition intellectuelle. Après avoir surveillé la gestation de l’œuvre, c’est lui qui la placera et la fera fructifier au mieux, en fera sortir pour son client le plus de gloire possible et le plus de « phynance ».
Les écrivains ont affaire, quand il s’agit de transmettre leurs productions au public, à des intermédiaires, éditeurs et directeurs, qui sont souvent d’habiles businessmen. Et ces bons commerçants, à la première objection des producteurs, font paraître une surprise douloureuse et semblent dire : « Comment, vous, un artiste ! » L’artiste, qui a fait des humanités, qui a lu de belles pages latines sur le désintéressement, est très impressionné et ne songe pas à dire au commerçant : « Pardon, je suis un artiste, mais dans mes rapports avec un commerçant je suis forcé d’être un commerçant ; ainsi le veut d’ailleurs le Code de commerce, qui me rend justiciable du tribunal consulaire. » Voilà ce que répondrait le manager à l’éditeur ou au directeur. L’écrivain ferait défendre ses exigences par un mandataire sinon intraitable, du moins plus combatif qu’il ne peut l’être lui-même.
Après avoir obtenu du directeur un traité excellent, avec une bonne place dans la saison, un fort dédit et un bon chiffre de représentations garanti, le manager s’occuperait de la presse.

Tristan Bernard évoque aussi la tristesse de l’auteur quand sa pièce ne rencontre pas le succès :

Je me rappelle un auteur qui, un soir où ça n’allait pas, considérait les taches rouges, vilaines, des fauteuils vides, les trous béants et sombres des baignoires inoccupées, et murmurait avec tristesse : «C’est effrayant, le nombre de gens qui ne sont pas venus ici ce soir!»

Il parle également avec humour de ses propres échecs :

C’était dans un théâtre du boulevard, il y a six ans. On jouait de moi une pièce gaie, dont je garde un souvenir très attendri, car elle est morte jeune.

Au fil des chroniques, Tristan Bernard nous fait participer aux différentes étapes du travail de création sur le plateau  : les répétitions, première répétition d’ensemble, les couturiers (l’usage est actuellement de féminiser le terme en parlant de couturières), les répétitions générales ou générales (auxquelles sont conviés les amis et la presse). Il partage ses sentiments les plus personnels  :

Il y a, pour les auteurs dramatiques, un moment spécialement charmant, et dont l’angoisse est délicieuse  : c’est, le jour de la répétition générale, l’instant où, le décor étant posé, on commence à placer les meubles… Dans un quart d’heure à peine, on lèvera le rideau…
L’auteur vague dans les coulisses, comme un personnage encombrant  ; autour de lui, les machinistes et les accessoiristes, l’âme tranquille, font leur service avec activité. Pour lui, c’est une grande journée  ; pour eux, c’est une journée presque pareille aux autres. Il se fait l’effet d’un jeune marié, qui va changer sa vie, au milieu des employés de mairie, qui continuent la leur. 

Pour Tristan Bernard, le public est une bête fauve  :

Au bout de cinq minutes de spectacle il n’y a plus en présence que l’auteur et le public, une bête fauve dans la salle, et, sur la scène, un dompteur ou un charmeur. Si le dompteur manque d’énergie, si le charmeur manque de charme, ils finiront par être mangés, quelle que soit l’humeur du fauve.  » Malgré sa renommée, les réactions du public sont toujours incertaines  :
«  Je me souviendrai toujours de ce que m’a répondu un champion du jeu de dames, à qui je demandais s’il connaissait toutes les combinaisons  :
— Oh  ! monsieur  ! Le jeu est plus fort que nous…
Le public, c’est notre jeu à nous, auteurs dramatiques.
Il est absurde de prétendre que le public soit bête ou intelligent. On ne sait pas ce qu’il est. Il est visible et insaisissable, docile et difficile, raisonnable et capricieux. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est plus fort que nous.
Et c’est parce que nous avons un tel adversaire que le sport de la Dramaturgie, glorieusement incertain, est parfois un très noble sport.

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