Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux
Comédie en trois actes et en prose de Marivaux, représentée pour la première fois par les Comédiens Italiens ordinaire du Roi, le 23 janvier 1730 au Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. (Voir le compte rendu dans le Mercure de France d’avril 1730 sur Gallica).
Distribution: 5 hommes, 2 femmes
Texte intégral à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre.
L’argument
Alors que leurs pères ont décidé de les marier, Sylvia et Dorante ne se sont encore jamais vus. Pour pouvoir « examiner » son fiancé, Sylvia prend la place de sa suivante Lisette. Mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que Dorante a eu la même idée et a échangé ses vêtements avec son valet Arlequin. Chacun se méprend sur la véritable condition de l’autre et lutte contre un sentiment qui lui paraît inavouable : la barrière des préjugés, liés aux différences de conditions sociales semble infranchissable. Dorante sera le premier à révéler sa condition de maître. Mais Silvia pousse la comédie jusqu’au bout. Elle veut amener Dorante à renoncer à ses privilèges en acceptant d’épouser une soubrette…
Quelques mises en scène
Les mises en scène ci-dessous permettent d’illustrer la variété des lectures possibles de la pièce de Marivaux.
- 1959 : interprétation dans les studios de la télévision française par les acteurs de la Comédie-Française, dans une mise en scène de Maurice Escande et une réalisation de Claude Dagues : extrait sur le site de l’INA
- 1967 : adaptation pour la télévision par Marcel Bluwal (avec notamment Jean-Pierre Cassel, Claude Brasseur, Danièle Lebrun) : extrait sur le site de l’INA
- 1976 : mise en scène de Jean-Paul Roussillon (Comédie-Française), extrait de la captation sur le site de l’INA, extrait de la vidéo des Editions Montparnasse sur YouTube
- 1987 : mise en scène d’Alfredo Arias (Théâtre de Aubervilliers, puis des Célestins) : extrait du spectacle sur le site de l’INA , superbes dessins des masques de singes portés par les comédiens sur le site regietheatrale.com
- 1999 : mise en scène de Jean-Pierre Vincent. Dossier de presse sur le site lesarchivesduspectacle.net
- 2009 : mise en scène de Jean Liermier, dossier et extraits sur le site de TV5 Monde, extraits complémentaires sur YouTube.
- 2012 : mise en scène de Galin Stoev (Comédie-Française) : extrait sur Culture Box, dossier pédagogique (rôle et enjeux des costumes)
- 2014 : mise en scène de Laurent Laffargue (Théâtre de l’Ouest Parisien, Manufacture à Nancy), extraits sur YouTube, dossier pédagogique
- 2016 : mise en scène de Salomé Villiers, bande annonce sur YouTube, voir aussi A l’affiche
Voir aussi
Pour en savoir plus sur l’oeuvre : les essentiels de la littérature sur Gallica avec notamment une interview de Françoise Rubellin.
Une adaptation en bande dessinée : http://www.editions-delcourt.fr/pdf/jeu_de_l_amour_et_du_hasard_fiche_pedago.pdf
La pièce dans le Film L’Esquive d’Abdellatif Kechiche : http://yjmauss.fr/cinemauss/cinemauss/Lesquive_files/l’esquive.pdf
Un extrait (acte I, scène1)
Sylvia.
Mais encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments ?
Lisette.
C’est que j’ai cru que, dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le monde ; Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie, si vous en avez quelque joie : moi je lui réponds qu’oui ; cela va tout de suite ; et il n’y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai ; le non n’est pas naturel.
Sylvia.
Le non n’est pas naturel, quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous ?
Lisette.
Eh bien, c’est encore oui, par exemple.
Sylvia.
Taisez-vous, allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n’est pas à vous à juger de mon cœur par le vôtre…
Lisette.
Mon cœur est fait comme celui de tout le monde ; de quoi le vôtre s’avise-t-il de n’être fait comme celui de personne ?
Sylvia.
Je vous dis que, si elle osait, elle m’appellerait une originale.
Lisette.
Si j’étais votre égale, nous verrions.
Sylvia.
Vous travaillez à me fâcher, Lisette.
Lisette.
Ce n’est pas mon dessein ; mais dans le fond voyons, quel mal ai-je fait de dire à Monsieur Orgon que vous étiez bien aise d’être mariée ?
Sylvia.
Premièrement, c’est que tu n’as pas dit vrai, je ne m’ennuie pas d’être fille.
Lisette.
Cela est encore tout neuf.
Sylvia.
C’est qu’il n’est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce que cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien.
Lisette.
Quoi, vous n’épouserez pas celui qu’il vous destine ?
Sylvia.
Que sais-je, peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m’inquiète.
Lisette.
On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde, qu’il est bien fait, aimable, de bonne mine, qu’on ne peut pas avoir plus d’esprit, qu’on ne saurait être d’un meilleur caractère ; que voulez-vous de plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux ? D’union plus délicieuse ?
Sylvia.
Délicieuse ! Que tu es folle avec tes expressions !
Lisette.
Ma foi, Madame, c’est qu’il est heureux qu’un amant de cette espèce-là veuille se marier dans les formes ; il n’y a presque point de fille, s’il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l’épouser sans cérémonie ; aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l’amour ; sociable et spirituel, voilà pour l’entretien de la société. Pardi, tout en sera bon, dans cet homme-là, l’utile et l’agréable, tout s’y trouve.
Sylvia.
Oui, dans le portrait que tu en fais, et on dit qu’il y ressemble, mais c’est un on dit, et je pourrais bien n’être pas de ce sentiment-là, moi ; il est bel homme, dit-on, et c’est presque tant pis.
Lisette.
Tant pis, tant pis, mais voilà une pensée bien hétéroclite !
Sylvia.
C’est une pensée de très bon sens ; volontiers un bel homme est fat, je l’ai remarqué.
Lisette.
Oh, il a tort d’être fat ; mais il a raison d’être beau.
Sylvia.
On ajoute qu’il est bien fait ; passe.
Lisette.
Oui-dà, cela est pardonnable.
Sylvia.
De beauté et de bonne mine, je l’en dispense, ce sont là des agréments superflus.
Lisette.
Vertuchoux ! si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire.
Sylvia.
Tu ne sais ce que tu dis ; dans le mariage, on a plus souvent affaire à l’homme raisonnable qu’à l’aimable homme ; en un mot, je ne lui demande qu’un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu’on ne pense. On loue beaucoup le sien, mais qui est-ce qui a vécu avec lui ? Les hommes ne se contrefont-ils pas, surtout quand ils ont de l’esprit ? N’en ai-je pas vu, moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleures gens du monde ? C’est la douceur, la raison, l’enjouement même, il n’y a pas jusqu’à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu’on leur trouve. Monsieur un tel a l’air d’un galant homme, d’un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d’Ergaste : aussi l’est-il, répondait-on ; je l’ai répondu moi-même ; sa physionomie ne vous ment pas d’un mot. Oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d’heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche, qui devient l’effroi de toute une maison. Ergaste s’est marié ; sa femme, ses enfants, son domestique, ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu’il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n’est qu’un masque qu’il prend au sortir de chez lui.
Lisette.
Quel fantasque avec ces deux visages !
Sylvia.
N’est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien chez lui, c’est un homme qui ne dit mot, qui ne rit ni qui ne gronde ; c’est une âme glacée, solitaire, inaccessible ; sa femme ne la connaît point, n’a point de commerce avec elle, elle n’est mariée qu’avec une figure qui sort d’un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de froid et d’ennui, tout ce qui l’environne. N’est-ce pas là un mari bien amusant ?
Lisette.
Je gèle au récit que vous m’en faites ; mais Tersandre, par exemple ?
Sylvia.
Oui, Tersandre ! Il venait l’autre jour de s’emporter contre sa femme ; j’arrive, on m’annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d’un air serein, dégagé, vous auriez dit qu’il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore. Le fourbe ! Voilà ce que c’est que les hommes. Qui est-ce qui croit que sa femme est à plaindre avec lui ? Je la trouvai toute abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer, je la trouvai comme je serai peut-être, voilà mon portrait à venir ; je vais du moins risquer d’en être une copie. Elle me fit pitié, Lisette ; si j’allais te faire pitié aussi : cela est terrible, qu’en dis-tu ? Songe à ce que c’est qu’un mari.
Lisette.
Un mari ? C’est un mari ; vous ne deviez pas finir par ce mot-là, il me raccommode avec tout le reste.