Muselé de Georges Courteline

Extrait des Ombres parisiennes.
Distribution : 3 hommes
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Le texte

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53019401k
En vente chez Fréderic Henry, libraire. La liberté pour le chien, playdoyer historique, philosophique et physiologique dédié aux amis de la race canine par E. Meunier . Affiche 1870. Source : BnF/ Gallica

L’huissier-audiencierappelant.
Le ministère public contre Vaufroy !
(Vaufroy sort du fond du prétoire et prend place au banc des prévenus.)
Le président.
Vaufroy, levez-vous. Vous êtes prévenu d’outrages à un agent de la force publique. Vous l’auriez traité de « gâteux ». Vous reconnaissez le fait ?
Vaufroy.
Sans nul doute, j’étais tellement dans mon droit !…
Le président.
D’abord non ; vous n’y étiez pas, vous ne serez jamais dans votre droit en traitant de « gâteux » un agent.
Vaufroy.
Les autres soit !… celui-là, si ! Est-ce qu’il n’avait pas… – non, mais écoutez ça ! – est-ce qu’il n’avait pas émis la prétention de conduire mon chien en fourrière, parce qu’il n’était pas muselé ?
(Haussement d’épaules.)
Comme je lui ai dit : « Muselé ! C’est plutôt vous, qui devriez l’être. »
Le président.
Grossièreté toute gratuite, d’ailleurs, et que l’agent ne s’était attiré en rien.
(Vaufroy veut parler.)
Taisez-vous. Votre chien n’était pas muselé, voilà le fait ; en vous menaçant de le conduire en fourrière, l’agent ne faisait strictement que s’acquitter de son devoir.
Vaufroy.
J’ai un chien qui ne supporte pas la muselière. (Un temps.) Ça l’empêche de bâiller cette bête.
Le président, goguenard.
Allons donc !
Vaufroy.
Parfaitement… d’où des contractions d’estomac susceptibles d’amener des troubles dans son organisme. J’ai pas envie que mon chien attrape une gastrite. – Sans compter que ça le fait loucher.
Le président, même jeu.
Se peut-il ?… Il est regrettable que le tribunal ne puisse entrer dans des considérations de cette importance doive s’en tenir à faire respecter les ordonnances du préfet de police.
Vaufroytrès énergique.
Pardon ! Je connais les institutions qui nous régissent, et je déclare, à la face de Dieu, qu’il n’y a ni loi, ni ordonnance empêchant les chiens de bâiller ! Empêcher les chiens de bâiller ! (Avec une pitié ironique.) Les affaires ne vont déjà pas si bien !… Si on se met, par-dessus le marché, à empêcher les chiens de bâiller, où allons-nous ?
Le président.
Si vous connaissiez la loi aussi bien que vous le prétendez, vous sauriez qu’elle vous donne le droit de ne pas museler votre chien à la condition que vous le teniez en laisse. Tenez-le en laisse, votre chien ; il bâillera tant qu’il voudra.
Vaufroy.
Oui, mais il ne pissera plus.
Le président.
Comment, il ne … ?
Vaufroy.
Bien entendu. J’ai un chien qui ne veut plus pisser dès l’instant qu’il est à l’attache.
Le président.
Mais qu’est-ce que c’est qu’un chien comme ça !
Vaufroy.
Il faut le prendre comme il est ; sitôt qu’il se sent à l’attache, toc, il se couche sur le dos, et durant des heures entières, il essaye d’enlever sa laisse avec ses deux pattes de devant. Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Or, ne pissant plus dans la rue, il pisserait dans l’appartement si les bienfaits d’une éducation inculquée depuis des années à coups de botte dans le derrière ne le rappelaient au sentiment des convenances. Alors quoi ? S’il ne pisse ni dehors, ni dedans, où pissera-t-il, cet animal ?
Le président.
La loi…
Vaufroytrès net.
Il n’y a pas de loi qui empêche les chiens de pisser.
Le président.
Mais…
Vaufroy.
Je ne suis pas ici pour faire de la critique. Je me bornerai donc à faire remarquer que le moment serait mal choisi d’empêcher les chiens de pisser, quand les journaux sont unanimes à constater que l’agriculture manque de bras.
Le président.
Et c’est tout ce que vous avez à dire ?
Vaufroy.
Permettez ! J’ai encore à dire ceci : que le règlement de police qui oblige les maîtres à museler leurs chiens est une bêtise et un non-sens.
Le président.
Parce que ?
Vaufroy.
Parce que, si les chiens de maître sont moins exposés à la rage (comme le démontre la statistiques) que ne le sont les chiens errants, ceux-ci en revanche, sont bien moins que ceux-là exposés à la muselière. Des muselières ! Et ta sœur ? Est-ce vous qui leur en payeriez ? Non, n’est-ce pas ? Tant qu’à faire, monsieur le président, et dépenser pour dépenser, il est clair que vous et moi irions plutôt chez le marchand de vin.
Le président.
D’où vous concluez ?
Vaufroy.
D’où je conclus que museler mon chien, qui n’aura jamais la rage, c’est l’abandonner, sans défense, à la morsure des chiens qui l’ont, – je ne musèlerai pas mon chien.
Le président.
La cause est entendue. Le tribunal prenant en considération l’ingéniosité de vos aperçus et la correction de votre attitude vous condamne à un mois de prison et aux dépens.
Vaufroy.
Un mois de… (Les yeux au ciel.) J’en appelle à la postérité.

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