Un coup de fusil de Georges Courteline
Texte établi par Libre Théâtre à partir de l’édition Coco, Coco et Toto Albin Michel, Paris, 1905 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k66297d)
Saynète pour 1 homme, 1 femme
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Le texte
Petite salle à manger bourgeoise. Au-dessus du couvert dressé et du potage déjà servi dans les assiettes, la lampe brûle dans sa suspension. Madame, très agacée, va, vient, se lève, se rassied, se relève, va, de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la pendule.
Soudain la porte s’ouvre. Paraît Monsieur.
Madame.
Sept heures vingt ! – Tu n’es pas honteux, de rentrer dîner à de telles heures ? Tu t’es encore attardé à ta saleté de brasserie, à jouer ta saleté de manille, avec tes saletés d’amis, tas de bohémiens répugnants, qui se gobergent à ton compte et se fichent de toi, le dos tourné.
Monsieur, pâle et défait.
Tais-toi ! Ah ! Tais-toi, je t’en prie… ne dis pas cela (Il se laisse tomber sur un siège.)
Madame, étonnée et vaguement inquiète.
Ah, çà ! Mais…
(s’approchant de lui.)
Tu n’es pas malade ?
Monsieur, d’une voix faible.
Donne-moi un verre d’eau.
(Madame, effrayée, apporte la carafe.)
Monsieur, après avoir bu.
Merci. (Serrant la main de sa femme avec une effusion émue.) Ma pauvre chère !… ma pauvre chère !… Ah ! j’ai bien cru que je ne te reverrais jamais, va !
Madame, aux cent coups.
Tu me fait mourir d’inquiétude ! Il t’est arrivé quelque chose ? Tu as couru quelque danger ?
Monsieur, d’une voix à peine perceptible.
J’ai reçu un coup de fusil.
Madame.
Un coup de… ! Ah ! Seigneur ! Dis-moi tout ! je veux savoir la vérité. Oh ! je suis forte devant le malheur. (Le tâtant sur toutes les coutures.) Tu es blessé ?
Monsieur.
Non… Je ne crois pas. Seulement, tu sais ce que c’est… la surprise… les nerfs… j’en suis encore malade d’émotion. – Redonne-moi un verre d’eau, veux-tu ?
(Madame s’empresse. Il boit. Sur le cristal ses dents font un bruit de castagnettes).
Madame.
Et où cela t’est-il arrivé, mon chérie ?
Monsieur, qui s’interrompt de boire.
Dans le tramway.
(Il achève son verre.)
Madame, stupéfaite.
Comment dans le tramway ! Tu as reçu un coup de fusil dans le tramway
Monsieur.
Oui.
Madame.
Mais c’est insensé ! C’est à peine croyable !
Monsieur.
Croyable ou non, il en est ainsi cependant.
Madame.
Et qui est l’infâme ?…
Monsieur.
Le chasseur, parbleu ! (Il se dresse, pris d’une rage subite.) Le chasseur ! l’éternel chasseur !! l’indispensable chasseur, plaie de ce siècle pourri !!! Qui nous dépoisonnera du chasseur, grand Dieu (Il lève les mains au ciel.) Et puis d’abord, je te le demande, de quel droit ces gens-là errent-ils par les rues avec des armes à longue portée, alors qu’on m’arrêterait, moi, si je me hasardais à mettre le pied dehors avec un méchant revolver de six francs dans la poche de ma redingote ? C’est une honte, je te dis, c’est une véritable honte ! Tiens, donne-moi un troisième verre d’eau car le sang me monte à la tête. Je finirais par attraper une congestion.
Madame, après qu’il a bu.
Voyons, calme-toi, je t’en supplie, et conte-moi la chose en détail !
Monsieur.
Eh bien voilà. M’étant attardé, en effet, à perdre un certain nombre de consommations et avide d’éviter tes éternels reproches, j’avais pris place sur la plate-forme du tramway Bastille-Porte-Rapp. A la hauteur de Saint-Germain-des-Près, des « Psst ! Psst ! » désespérés attirèrent mon attention, mais non point celle du conducteur, lequel discutait courses, tuyaux et performances avec un garçon pâtissier que surplombait un croque-en-bouche. Je me retournai aussitôt et vis un gros bougre essoufflé qui, les mains tendues en avant, galopait derrière la voiture avec l’espoir de l’attraper. Il avait des guêtres de cuir et une veste à boutons de métal ; la crosse du fusil à deux coups qu’il portait en bandoulière battait la la mesure sur ses fesses culottées d’un velours à raies. Et je songeais : « Y a-t-il des gens qui sont bêtes ! Voilà pourtant un gros fourneau qui pense rattraper des chevaux à la course ! Ah l’imbécilité humaine est un bien curieux spectacle !…
Madame.
Tu aurais peut-être mieux fait de prévenir le conducteur ; ça aurait été plus charitable.
Monsieur.
Tiens, est-ce que ça me regardait, moi ! – A ce moment, d’ailleurs, et j’en demeurai ébahi, l’homme parvint d’un suprême effort à sauter sur le marchepied. La force acquise le projetant en avant, il pénétra ainsi qu’une flèche à l’intérieur du tramway, tandis que moi-même, précipitamment, je me rejetai en arrière, non sans avoir eu le nez heurté du bout brinquebalé de son arme !
Madame, anxieuse.
Et après ?
Monsieur.
Quoi et après ?
Madame, ahurie.
C’est tout ?
Monsieur, vexé.
Alors non ! Tu ne comprends pas qu’elle eût pu être chargée, cette arme ? que chargée, elle eût pu partir ? que, partant, elle eût pu me ravager la face, me priver de l’usage si précieux de mes yeux ?(Ironique). Ah que voilà donc bien les femmes ! Sans doute il eût fallu, sale bête, pour que tu daignasses t’émouvoir, que l’on me rapportât infirme, estropié à tout jamais, sur un brancard municipal !
Madame, hors de soi.
Non, jamais, depuis que le monde est monde, on n’eut exemple d’une stupidité plus grande, d’une plus écœurante poltronnerie! Ainsi, voilà un idiot qui rentre chez lui dans l’état que vous savez, avale deux litres d’eau, me tourne les sangs, m’affole, et tout ça parce qu’un chasseur lui a, du canon de son fusil, effleuré le nez au passage !
Monsieur.
Du canon… Au fait, mais c’est vrai (Il se trouble, pâlit, roule des yeux hagards.) Ce n’est pas un coup de fusil que j’ai reçu… (Avec éclat.) C’est un coup de canon !!! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Eh bien ! je l’ai échappée belle ! J’ai reçu un coup de canon dans le tramway de la Porte-Rapp ! ! Ah ! Ah ! Ah ! de l’eau !…. Je m’évanouis !… De l’eau, donc ! De l’eau (Au songer du péril couru, Monsieur tombe en défaillance.)
FIN
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