Tirade d’Aïrolo dans Mangeront-ils ? de Victor Hugo  (Acte I, Scène 4)

Lord Slada
Qu’es-tu ?
Aïrolo
………………..Celui qui rôde. Un passant. Pour tout dire,
Je suis pour les humains ce que, pardonnons-leur,
En langage vulgaire ils nomment un voleur.
À Lady Janet. À Lord Slada.
O la plus belle! ô sire aimable entre les sires !
Ayant un peu le temps de causer, vu les sbires
Qui nous guettent, je vais, pour charmer vos ennuis,
Vous dire de mon mieux qui je suis, si je puis.
Il se place entre eux deux et prend sous un de ses bras le bras de Lord Slada et sous l’autre le bras de Lady Janet.
Mes bons amis, il est deux hommes sur la terre :
Le roi, moi. Moi la tête, et lui le cimeterre.
Je pense, il frappe. Il règne, on le sert à genoux ;
Moi, j’erre dans les bois. Tout tremble autour de nous ;
Autour de moi c’est l’arbre, autour de lui c’est l’homme,
Le meilleur vin de Chypre emplit son vidrecome ;
Moi, je bois au ruisseau dans le creux de ma main.
Le roi fait toujours bien, moi toujours mal. Amen.
Lui couronné, moi pris, nous marchons en cortège ;
Chers, il vous persécute et moi je vous protège ;
Le prince est la médaille, et je suis le revers ;
Et nous sommes tous deux mangés des mêmes vers.
Peut-être en ma caverne on fait un meilleur somme
Que dans la sienne. Il est fort vulnérable, en somme ;
II peut aussi finir par être échec et mat.
Le roi, c’est mon contraire. Ou bien mon grand format.
Je suis un conquérant de liards dans les poches,
Mais j’ai l’honnêteté des bonnes vieilles roches ;
Je suis le va-nu-pieds, mais non pas l’aigrefin ;
Je livre la bataille immense de la faim
Contre le superflu des autres. Qu’on me dise
Que j’ai tort si la faim devient la gourmandise,
D’accord, mais je suis maigre. Amis, j’habite aux champs,
Et je tiens compagnie aux arbres point méchants ;
Mon antre a la gaîté décente d’une cave.
Là je jeûne pendant que le moineau se gave,
La nature ayant tout prévu, l’homme excepté.
L’hiver, de droit je gèle, ayant sué l’été.
Près de moi la perdrix glousse, le mouton bêle ;
Car je suis un flâneur bien plutôt qu’un rebelle.
Parfois dans les genêts, comme moi sauvageons,
Je rencontre un passant, je lui dis : Partageons.
Ta bourse ? — Je n’ai rien. — Alors prends mon pain.
À Lady Janet avec un sourire.
Belle,
Absolvez-moi. Je vis dans la loi naturelle ;
Attentif après tout au chant des bois, bien plus
Qu’aux voyageurs passant avec des sacs joufflus.
Avril vient tous les ans me faire mon ménage.
Faut-il vous compléter mon portrait ? Braconnage,
C’est mon instinct. Pensif, je dédaigne de loin
Le juge, plus le prêtre ; et je n’ai pas besoin
De vos religions, je lis Dieu sans lunettes.
J’aime les rossignols et les bergeronnettes.
J’ignore si j’arrive et ne sais si je pars.
Parfois dans le zéphir je me sens presque épars.
Amants, soyez un feu ; je suis une fumée.
Ma silhouette glisse et fond dans la ramée.
Dans les chaleurs, quand juin met à sec le torrent,
Au plus épais du bois je me glisse, espérant
Surprendre le sommeil divin des nymphes lasses.
De vagues nudités au fond des clairs espaces
Que je verrais de loin, ou que je croirais voir,
Me suffiraient, l’amour ne valant pas l’espoir.
Je suis le néant, gai. Supposez une chose
Qui n’est pas, et qui rit; c’est moi. Je me repose,
Et laisse le bon Dieu piocher. Dévotement,
J’écoute l’air, la pluie, et ce fier grondement
Des brutes dans les champs, de l’autan dans la nue,
Que la mer accompagne en basse continue;
Le soir j’accroche un rêve à l’astre qui me luit,
Clou de la panoplie immense de la nuit.
Je songe, c’est beaucoup. Les fleurs, voilà mon faste.
Si quelque détail cloche en ce monde si vaste,
Je n’en triomphe point, tout en l’apercevant;
Je subis les accès de colère du vent
Et la mauvaise humeur des saisons inégales
Avec la dignité modeste des cigales.
Des éléments bourrus nous sommes prisonniers.
Bien. Soit. Les quatre vents sont quatre chiffonniers
Portant le chaud, le froid, le beau temps, la tempête ;
Chacun vient nous vider sa hotte sur la tête.
Savez-vous que le vent doit beaucoup s’amuser ?
Quel coureur! — Jamais pris, — chanter, — ne point s’user !
Ce serait là, je crois, ma vocation. Vivre
Là-haut, assourdissant comme un clairon de cuivre
Le bon vieux genre humain, ce bipède dormant,
Être un bandit céleste errant au firmament,
Un esprit ouragan changeant cent fois de formes,
Faisant en plein azur des sottises énormes !
Ça m’irait. Mais qu’importe ! est-il rien de certain ?
Je n’ai jamais le soir mon avis du matin.
L’hésitation molle entre ses bras me porte.
Se contredire est doux. Je suis pour qu’une porte
Ne soit jamais ouverte ou fermée. À peu près
Est ma devise. Un lys me plaît, comme un cyprès.
Je ris avec le flot, et parfois dans la brume
Je pleure avec recueil que bat la vaste écume.
Pour l’homme, vivre, c’est désirer. J’ai donné
Ma démission, moi, le jour où je suis né.
Toute la question terrestre, c’est la femme.
Qui l’aura? Vous ou moi? Personne, et tous. Madame
Se rit de nous. Voyez, c’est un enchantement,
Une grâce, et chacun vise ce cœur charmant ;
Le bonheur, but réel, mais conquête impossible,
Est un concours d’archers dont la femme est la cible.
J’y renonce. Hélas ! l’homme a pour bien le péché.
Comme une sensitive, avant qu’il l’ait touché,
II voit se dérober le bonheur contractile.
Dire au destin son fait, c’est beau, mais inutile ;
Je m’en prive. On s’escrime à deviner pourquoi
Le mal règne pendant que le bien se tient coi,
Et de ce pugilat avec la destinée
Notre logique sort fort contusionnée.
Moi, j’aime mieux grimper dans les arbres. J’aurais
Droit au titre de clown familier des forêts ;
Dans tous les casse-cous j’exécute une danse.
Parfois aux moineaux francs je parle en confidence.
Je leur conte comment j’aurais fait si j’avais
Fait le monde, et que l’homme eût été moins mauvais.
Je reçois leurs bravos, j’accepte leurs huées,
Et je discute avec ces bavards des nuées.
Je leur dis mon système ; ils jasent en tout lieu ;
Et quelque chose en va peut-être jusqu’à Dieu,
Et c’est une façon de le mettre en demeure.
S’il m’écoute, il fera la vie un peu meilleure.
À présent croyez-vous mon métier lucratif ?
Point. Je ne suis de rien ici-bas le captif.
Voilà tout.
Jetant les yeux sur la végétation.
Passereaux, j’ai le même bocage
Que vous, et j’ai la même épouvante, la cage.
À Lord Slada.
Mon patrimoine est mince. Errer dans les sentiers,
C’est là mon seul talent; je plains mes héritiers.
Voyons, que laisserai-je après moi?
Regardant autour de lui.
Cette dune,
Ces sapins, les roseaux, l’étang, le clair de lune,
La falaise où le flot mouille les goémons,
La source dans les puits, la neige sur les monts,
Voilà tout ce que j’ai. Moi mort, si l’on défalque
De tout cela de quoi payer le catafalque,
II reste peu de chose. — Ah ! je vaux bien les rois,
Car j’ai la liberté de rire au fond des bois.
Mon chez-moi c’est l’espace, et Rien est ma patrie.
Voyez-vous, la naissance est une loterie ;
Le hasard fourre au sac sa main, vous voilà né.
À ce tirage obscur la forêt m’a gagné.
Joli lot. C’est ainsi que, parmi la bruyère
Où Puck sert d’hippogriffe à la fée écuyère,
Enfant et gnome, étant presque un faune, j’échus
Comme concitoyen aux vieux arbres fourchus.
Dans l’herbe, dans les fleurs de soleil pénétrées,
Dans le ciel bleu, dans l’air doré, j’ai mes entrées.
Sous mes yeux tout s’épouse, et sans gêne on s’unit,
On s’accouple, le nid encourage le nid,
Et la fauve forêt manque d’hypocrisie.
Je suis l’âme sereine à qui Pan s’associe.
Je suis tout seul, je suis tout nu, quel sort charmant !
Pourtant rien n’est complet. Vivre sans vêtement,
Sans maison, sans voisin, à l’état de nature,
Comme un lièvre orphelin cherchant sa nourriture,
En plein désert, ayant pour outils ses dix doigts,
Avec les animaux féroces, dans les bois,
Cela même a parfois ses côtés incommodes.
Mais, les oiseaux étant heureux, je suis leurs modes.
La divine rosée éparse est le cadeau
Que fait la fraîche aurore à ces gais buveurs d’eau.
J’en bois comme eux. Comme eux je m’en grise, et je chante.
Mais j’aime aussi du vin l’extase trébuchante.
De temps en temps, je vais à la ville, en congé.
Quant à mes qualités, je suis très goinfre, et j’ai
Un comique grossier qui plaît aux basses classes.
Je le sais pour avoir hanté les populaces.
En somme, je médite, en regardant tantôt
Dans les ronces, par terre, et dans le ciel là-haut;
J’erre comme un chevreuil, comme un pinson je perche.
L’homme ayant égaré le bonheur, je le cherche.
Un jour, dans une rue, aux badauds, aux valets,
Un vieux pitre enseignait, entre deux gobelets,
La science, et j’en ai pu saisir au passage
Toute la quantité qu’il faut pour être sage.
Je m’en sers dans les bois. J’en trouve ici l’emploi.
Maintenant, que je sois traqué, mis hors la loi,
Par vos codes coiffé d’un sombre bonnet d’âne.
Que j’escroque ma part de la céleste manne,
Possesseur de zéro, que j’en sois le voleur,
Ça fait rire. Je suis le pire et le meilleur.
Je suis l’homme d’en bas. Amis, c’est agréable.
Dieu, s’il n’était pas Dieu, voudrait être le Diable.
Je vois l’envers de tout. Que c’est risible, hélas!
Pourtant d’être épié par le guet je suis las.
Ce matin, le sentant dans l’ombre où je m’enfonce,
J’ai balayé ma roche, épousseté ma ronce,
Mis de l’ordre en mon trou que j’ai barricadé;
Après quoi, serviteur ! je me suis évadé,
Et je prends comme vous cet asile pour gîte.
Mais sans plaisir.

 

Lien vers le texte intégral de la pièce et la chronique sur Libre Théâtre

http://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/victor-hugo_ma-destinee_grattage_gouache_lavis-d-encre-brune_encre-brune_plume-dessin_1857?force-download=63525
Ma Destinée, dessin de Victor Hugo. Photo (C) RMN-Grand Palais / Agence Bulloz Source : RMN
Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut