Voyage autour de ma marmite d’Eugène Labiche et Alfred Delacour

Vaudeville en un acte créé au théâtre du Palais-Royal à Paris le 29 novembre 1859.
Distribution : 6 hommes, 1 femme
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L’argument

Le dentiste Alzéador est amoureux de sa cuisinière, la plantureuse Prudence. Il convainc  son domestique, Jesabel, d’épouser Prudence pour éviter toute tentation adultère. Mais très rapidement Alzéador regrette cette idée…

Un extrait

Prudence
Ne vous pressez donc pas, monsieur Jésabel, vous allez étouffer…
Jésabel
Je me presse… parce que je suis pressé… Monsieur est déjà dans son cabinet.
Prudence
Voulez-vous du sucre ?
Jésabel
Je veux bien.
Auguste
Donnez-moi un peu d’eau, mademoiselle Prudence.
Prudence
Y en a dans la fontaine… prenez-en.
Augusteà part.
Elle est polie, celle-là!…
Il va à la fontaine, mouille une serviette, et lustre son habit.
Prudencemettant du sucre dans la tasse de Jésabel.
Tenez ! j’espère que je vous soigne ici, hein!…
Jésabel
Je ne me plains pas… la place est assez douce…
Prudence
Surtout depuis deux jours que Madame est en voyage… plus de courses à faire, plus de bottines à vernir.
Jésabel
Ça me va… ça me va!… Je crois que je commence à prendre du ventre.
Auguste
Dame! c’est pas le travail qui vous tue !… pour ce que vous faites !…
Jésabel
Comment ! ce que je fais !… chez M. Alzéador du Loiret… l’un des premiers dentistes de la capitale… l’inventeur des râteliers en cailloux du Rhin… (Mangeant.) Ah ! c’est trop sucré, maintenant !…
Prudence
Revoulez-vous du café ?
Jésabel
Je veux bien… (Prudence verse.) Moi ! son aide de camp, son maître clerc, son factoton.
Auguste
Oh ! son factoton !
Jésabel
Certainement !… Je prépare ses instruments… je verse l’eau chaude aux clients… au besoin même j’examine les mâchoires, pour leur faire prendre patience… quelquefois je me permets de dire : « C’est grave! c’est très grave!… » Enfin, j’ai la confiance de mon maître… c’est moi qui remonte sa mécanique.
Prudence
Quelle mécanique?
Jésabel
Vous savez bien… la belle femme en cire qui est en bas… dans un cadre… et qui fait comme ça. (Il ouvre et ferme successivement la mâchoire.) Chaque matin je lui flanque ses deux petits tours de clef… cric, crac ! la voilà partie pour toute la journée…
(Il recommence à ouvrir et à fermer la mâchoire, puis il se met à manger.)
Ah! il y a trop de café, maintenant !
Prudence
Revoulez-vous du sucre?
Jésabel
Je veux bien…
Auguste, à part.
En voilà un, qui ajoute des rallonges à son café!
Prudenceaprès avoir mis du sucre, tire une flûte de son tablier.
Ne dites-rien… c’est une flûte que j’ai prise ce matin chez le boulanger à votre intention…
Jésabel
J’aime mieux les brioches… mais enfin!…
Il mange.
Auguste
Voilà mes gants propres et mon habit brossé…
Jésabel
Va faire ta réclame, mon bonhomme, va faire ta réclame !
Auguste
Dites donc, vous… j’ai mon habit noir, vous ne devez plus me tutoyer!
Jésabel
C’est juste! c’est l’ordre du patron… quand il a son habit noir, faut plus le tuteyer… Monsieur n’est domestique que le matin… de midi à quatre heures, c’est un client.
Auguste
Une idée à Monsieur ! Quand je me suis présenté pour être groom, il m’a trouvé l’air distingué. « Tu mettras un habit noir, m’a-t-il dit, tu te tiendras dans le salon et tu causeras avec le monde. »
Jésabel
Elle est jolie, sa conversation !… toujours la même !… « Monsieur vient consulter M. Alzéador du Loiret ?… Ah! quel dentiste ! quel étonnant dentiste !… quel incomparable dentiste ! » II allume !… il allume !…

Pour aller plus loin

Cette pièce, comme beaucoup d’autres pièces de Labiche a été victime de la censure. Initialement intitulée Alzeador, Odile Krakovitch dans un article consacrée à la censure cite le procès-verbal  :

« Alzéador (du Loiret) », précisent avec méticulosité les censeurs, « est dentiste. En l’absence de sa femme, partie depuis deux mois, il invente mille prétextes pour rester dans la cuisine auprès de Prudence, sa domestique, qui excite chez lui les désirs lubriques les plus vifs. Et puis, « on ne sait pas », dit-il dans un monologue où éclate toute la vivacité de son ardeur érotique, « on ne sait pas ce que c’est que d’être séparé depuis deux mois d’une femme… Les charmes de Prudence qu’Alzéador compare aux femmes de Rubens, lui tournent la tête. En commandant son dîner, il n’a garde d’oublier l’entremets pour lequel Prudence est obligée d’atteindre, en montant sur une chaise, le moule à pâtisserie. Il répète à plusieurs reprises le plaisir qu’il éprouve à lui voir prendre le moule « Prends le moule », lui dit-il tantôt, « puis tantôt remets le moule et ne presse pas » Ce mouvement… lui inspire les plus brûlants transports « les physiciens ne savent pas » dit-il, « ce que projette d’électricité un bas blanc tiré sur une jambe puissante, (se reprenant) puissante par sa grâce!… » Cependant la femme d’Alzeador (elle ne paraît point dans la pièce) est revenue à Paris. Après être allé la recevoir, Alzéador rentre en scène rayonnant et se frottant les mains. Il a dîné avec sa femme qui, dit-il, n’était presque pas fatiguée. Ce dîner conjugal qui n’a aucune apparence de réalité et pendant lequel on a entendu Alzéador crier à son domestique de ne pas entrer, « parce que… », dit-il plus tard, « il y a des circonstances qui… », ce dîner, qui, par parenthèse, a été extrêmement court, a un singulier effet. Alzéador, qu’on avait vu jusque-là si exalté par les charmes physiques de sa cuisinière, revient de ce prétendu dîner tout à fait calme et désillusionné « c’est étonnant », dit-il, « cette fille sent l’oignon où avais-je les yeux ? » « Puis », ajoute-t-il en refusant de dîner avec sa cuisinière, « je viens de dîner (souligné dans le texte) avec ma femme je sais bien qu’il y a des hommes qui dînent deux fois, mais je n’ai pas assez d’estomac pour cela. ».

Ce vaudeville nous paraît donner lieu à des objections graves d’abord l’idée de la pièce, clairement expliquée par le dénouement, sous une allusion trop facile à deviner, nous semble d’une hardiesse insolite et inadmissible. Cette perpétuelle excitation des sens, qui caractérise le rôle d’Alzéador et qui s’éteint tout-à-coup à la suite d’une entrevue avec sa femme, nous paraît une chose blessante pour la pudeur publique.

Nous ne ferons remarquer en second lieu que la trame même des développements scéniques et du dialogue est semée des plaisanteries les plus choquantes. Pour ces raisons, nous ne croyons pas pouvoir proposer l’autorisation de la pièce. »

Source  :  Krakovitch, O.  (1990). Labiche et la censure ou un vaudeville de plus ! Revue Historique,284(2 (576)), 341-357. A consulter sur Gallica

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