La Présentation de Georges Courteline
Saynète publiée dans Coco, Coco et Toto chez Flammarion, 1910.
Distribution : 1 homme, 1 femme et figuration
Texte à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre
Résumé
Alors que Sigismond va faire son entrée dans le monde et rencontrer sa future belle-famille, Mme Poisvert, sa mère, lui prodigue moult conseils et regrette de n’avoir pas été plus sévère avec lui.
Le texte
Dans les ténèbres du fiacre, qui les conduit chez les Brossarbourg. Mme Poisvert et Sigismond, son fils.
Madame Poisvert.
Un instant encore, puis nous serons rendus, et tu te trouveras en présence de celle qui est appelée, – je veux le croire, – à devenir la compagne de ton existence. De cette première entrevue dépend toute ta destinée ; réfléchis-y, Sigismond, mon enfant ; tâche de sortir victorieux de l’épreuve que tu vas subir. Je te connais, car je t’ai fait ; je sais tes belles qualités mais aussi tes petits travers, et je n’ignore point que si le fond est excellent chez toi, la forme, des fois ne laisse pas que d’apparaître défectueuse. La faute m’en revient, je me hâte de le dire. Aveuglée par ma tendresse… – quelle mère, vraiment digne de ce nom, osera me jeter la première pierre ? – … je t’élevai mal, mon fils ; je t’élevai horriblement mal, m’entêtant à ne voir en tes vices naissants que d’éphémères imperfections et d’inconséquentes mutineries. C’est ainsi que le jour où tu mis à profit le sommeil de ton grand-papa pour lui faire pipi dans la barbe, je m’extasiai et fus proclamer dans le quartier, ainsi que je l’eusse fait d’une action d’éclat, l’ingénieux imprévu de cette farce, plutôt inconvenante cependant. Combien je me repens, à cette heure, de ne t’avoir pas donné le fouet !… Mais ce sont là regrets superflus, auxquels il ne convient point de s’attarder. Un fait est : tu vas être présenté à celle qui va devenir ta femme, – espoir charmant, dont se berce ma maternelle sollicitude – et à ta nouvelle famille. Efforce-toi donc de gagner l’une et l’autre, par tes séductions extérieures, les charmes de ta conversation ; et recueille de ta mère, Sigismond, les sages avis que voici, fruits de son existence déjà vieille. Sigismond, montre-toi à la fois homme du monde et homme d’esprit. Tiens-toi droit ; ne mets pas tes mains dans les poches, et souviens-toi que le bon goût est père de la bonne plaisanterie. Sois badin, mais comme il convient que le soit une personne de ta condition. Si M. de Brossarbourg, ton futur beau-père, te présente sa main grande ouverte, ne t’adonne pas au plaisir d’y laisser tomber un crachat : facétie innocente, sans doute, pourtant discutable au point de vue de la correction, et à laquelle, plus tard, quand tu seras marié, tu te livreras en toute tranquillité d’esprit si tu le juges à propos. Ne relève point les jupes de la domestique pour regarder ce qu’il y a dessous ; – encore moins celles de ta fiancée. Ne retire point tes chaussures, à moins que tu n’en sois prié instamment. Autre chose : tu as l’habitude de manger comme un cochon. Je te supplie de n’en rien faire, Sigismond, ne lèche pas, de ta langue, la sauce restée dans ton assiette ; ne prends pas ta viande à pleines mains ; n’élève pas jusqu’à tes narines le pain que l’on te servira, en disant pour faire rire le monde : « voilà un pain qui sent le pied ». Si tu danses, danse convenablement ; ne te frotte pas sur ta danseuse en poussant des cris de volupté, ainsi que tu as coutume de faire. Sois sobre dans le geste, modéré dans le discours. Fuis le mot à double entente, ennemi de la bonne société. Ne mets pas ta chemise hors de ton pantalon pour faire croire que tu as une ringrave ; si tu te sens la morve au nez, ne te mouche pas avec tes doigts ; et si tu viens à roter, dis : « ce n’est pas moi ; c’est la lampe. » Tels sont, Sigismond, les conseils que dicte ma maturité à ta jeune inexpérience ? J’ose me flatter de l’espérance que tu en tireras profit. Or, voici que le fiacre s’arrête devant la porte des Brossarbourg, descends et paye le cocher. Tu lui donneras un franc soixante : trente sous pour la course, dix centimes de pourboire. Cet homme nous a menés bon train ; il faut récompenser son zèle.
Le décor change. Il représente maintenant le salon des Brossarbourg.
Un larbin, annonçant.
Mme Poisvert et M. Sigismond, son fils.
Sigismond, saluant, très correct.
Mesdames, messieurs !… Serviteur !…
Il se prend le pied dans un pli du tapis, s’étale de tout son long, se redresse, et, d’une voix retentissante :
M… pour les Brossarbourg ! Enfants de salauds qui laissent des peaux de saucissons traîner dans leur appartement pour que messieurs les invités se foutent la gueule par terre !
Pour explorer l’œuvre théâtrale de Georges Courteline dans Libre Théâtre :