Le petit voyage d’Eugène Labiche

Pochade en un acte, représentée pour la première fois à Paris au Théâtre du Vaudeville le 1er décembre 1868.
Distribution : 4 hommes, 1 femme
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L’argument

Tout juste mariés, Ernest et Marie débarquent en pleine nuit dans une auberge à Fontainebleau. Malheureusement l’accueil n’est pas à la hauteur.

Un extrait

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53066341c
Caricature d’Eugène Labiche pour le Panthéon Nadar. Source : BnF/Gallica

Ernest, à part, regardant Marie.
Je suis un peu ému… c’est la première fois que je me trouve seul avec elle… pas de maman… d’oncles… de tantes… de cousines… Elle… Fontainebleau et moi !… (Haut.) Mademoiselle…
Marie.
Monsieur…
Ernest.
Vous paraissez triste… contrariée…
Marie.
Je le crois bien… après la façon dont vous venez de traiter mon père…
Ernest.
Je me suis fait bien mal comprendre : quand je me suis permis de dire que monsieur votre père avait la tête basse, cela signifiait qu’il ne mettait qu’un oreiller.
Marie.
Eh bien ?
Ernest.
Cela n’attaque en rien son honorabilité ni son intelligence.
Marie.
Quelle singulière conversation !
Ernest, riant.
Le fait est que… (À part.) Pour un jour de noce ! je ne sais pas pourquoi je me suis embarqué dans les oreillers. (Haut.) Nous serons très bien ici…
Marie.
Vous croyez ?
Ernest.
C’est simple…
Marie.
Oh ! oui !… il n’y a pas de luxe… Mais vous aviez mis dans votre tête de faire ce voyage… malgré tout le monde… malgré mon père surtout, un homme de bon sens, quoi que vous en disiez…
Ernest.
Moi ? Je n’ai jamais prétendu le contraire…
Marie.
«Je ne comprends pas, vous disait-il, quand vous avez un appartement bien chaud, bien commode, bien meublé… que vous alliez faire vingt lieues, au beau milieu de la nuit, pour tomber dans une misérable chambre d’auberge…»
Ernest.
C’est l’usage… après la cérémonie… on disparait, on fait ce qu’on appelle le petit voyage, c’est consacré. On éprouve le besoin de fuir les regards indiscrets, de se soustraire aux sottes interprétations, aux questions équivoques…
Marie, vivement.
Quelles questions ? Je n’en redoute aucune !
Ernest.
Aujourd’hui… c’est possible. (À part.) Mais demain !… (Haut.) Enfin, ce que je voulais, c’était m’isoler du monde… avec vous… Nous ne nous quitterons pas, nous ferons de longues promenades à pied… dans la forêt…
Marie.
Il n’y a pas encore de feuilles… et il pleut.
Ernest.
J’ai apporté des parapluies… Mais ne vous tourmentez pas… ces huit jours passeront comme un rêve.
Marie.
Comment ! nous allons rester huit jours ici ?
Ernest.
Vous les regretterez peut-être… Tenez, asseyons-nous près du feu.
Marie, montrant la cheminée.
Il n’y en a pas.
Ernest.
Tiens ! c’est vrai… (Il va à la cheminée.) Ils ont oublié d’allumer, je vais sonner. (Il sonne plusieurs fois.) Eh bien, la sonnette est cassée ! (Appelant.) Garçon ! garçon !… Personne ! Tout le monde est occupé de nous… mais on va apporter le souper…
Marie, s’asseyant au fauteuil près de la table.
Oh ! moi, j’ai juré que je ne mangerai jamais dans un restaurant !
Ernest.
Pourquoi ?
Marie.
Je n’y suis allée qu’une seule fois… avec mon père… et j’y ai vu faire une chose !…
Ernest.
Laquelle ?
Marie.
Il y avait dans le salon, tout près de nous, un monsieur… bien désagréable, il faut en convenir !… il ne trouvait rien de bon… Son filet était trop cuit, son poisson ne l’était pas assez… il dérangeait le garçon à chaque instant. « Garçon !… du citron !… Garçon !… de la moutarde ! Garçon !… un cure-dent !… » Le pauvre homme n’était occupé qu’après lui… et il le traitait d’imbécile, d’idiot…
Ernest.
Oh ! ils sont habitués à ça… et avec un bon pourboire…
Marie.
Oui, mais celui-là s’est joliment vengé !
Ernest.
Et de quelle manière ?
Marie.
De ma place, mes yeux plongeaient dans l’escalier par où se faisait le service, et j’aperçus ce garçon montant un macaroni destiné à ce monsieur… Avant d’entrer, savez-vous ce qu’il fit ?
Ernest.
Non.
Marie.
Il tenait son plat comme ça… devant lui… et il osa… Oh ! non ! je ne peux pas le dire… c’est trop vilain !…
Ernest.
Il y jeta du poivre ?…
Marie.
Si ce n’était que cela !…
Ernest.
De la cendre de cigare ?
Marie.
Non.
Ernest.
Du tabac ?
Marie.
Non.
Ernest.
Ah ! j’y suis !… Il éternua dedans !
Marie.
Pis que cela !…
Ernest.
Je comprends… il le traita comme le dernier des lâches. (Il fait très légèrement le simulacre de cracher.) Ah ! c’est affreux !
Marie.
Et il eut le front d’entrer en criant : «Macaroni… soigné !…»
Ernest.
Vraiment !
Marie.
J’avais envie de prévenir notre voisin, lorsqu’il s’écria : «Enfin ! voilà un plat réussi !»
Ernest, riant.
Ah ! charmant !
Marie.
C’est horrible ! et voilà pourquoi jamais je ne mangerai dans un restaurant !…
Ernest.
Oh ! à Fontainebleau, il n’y a rien à craindre, les garçons sont sans malice… (Apercevant une boîte d’allumettes sur la cheminée.) Tiens !… un briquet !… je vais allumer le feu. (Il frotte une allumette qui ne prend pas.) En voyage, il faut se servir soi-même. (Il en frotte une seconde, même jeu.) Comme dit le proverbe : «Aide-toi, (Même jeu.) le ciel t’aidera.» (S’impatientant.) Ah ! c’est insupportable ! (Appelant.) Garçon ! garçon !…

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