La Femme qui perd ses jarretières d’Eugène Labiche
Comédie en un acte d’Eugène Labiche et Marc-Michel, représentée pour la première fois à Paris sur le Théâtre du Palais-Royal le 8 février 1851.
Distribution : 2 hommes, 1 femme
Texte intégral de la pièce à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre
L’argument
Laverdure est un ancien domestique devenu rentier grâce au testament de son ancien maître. Il vient d’engager Gaspard, qui arrive tout droit son Morvan natal. Laverdure veut le « styler » et se consacrer à Fidéline, chemisière de son état, dont il est tombé éperdument amoureux…
Un extrait
Laverdure, Il est en habit de livrée, une brosse au pied et un balai à la main.
Quelqu’un qui me verrait ainsi, en habit de livrée, en train de frotter… dirait bien certainement : Voilà un domestique qui fait l’appartement de son maître… Eh bien! cette dame se tromperait… Cet appartement est le mien, ce mobilier est à moi, ce balai est ma propriété… Je ne suis pas domestique… je n’ai pas de maître… Je vis de mes rentes! J’ai servi dix ans… pas comme militaire… comme valet de chambre… un Anglais puissamment riche, mais qui avait des maux d’estomac ! (Montrant le portrait.) Le voilà, mon bienfaiteur ! les médecins de son pays lui conseillèrent de boire du rhum… il en but… Touché par la compassion, je lui proposai la racine de guimauve… il me répondit : Taisez-toi, vô!… C’était son mot… et il continua à boire du rhum. Alors, au bout de six mois, le pauvre cher homme…. (S’attendrissant.) il avait pensé à faire un testament par lequel il me laissait mille livres sterling de revenu… Vingt-cinq mille livres de rentes… à moi !… Je n’ai pas été ingrat!… généreux ami!… je lui ai fait faire un beau cadre !—Soixante francs!… et je 1’époussette religieusement soir et matin… (Il époussette le portrait, puis redescend.) Mais épousseter un bienfaiteur encadré, ce n’est pas une occupation! … quand j’ai ciré mes bottes et fait mon ménage, quand je quitte mon habit de livrée où je suis si à l’aise, pour endosser mon habit de monsieur, de rentier qui me gêne aux entournures… je ne sais plus que faire… je suis désœuvré… je m’ennuie!… Ne pouvant plus être domestique… j’ai songé à en prendre un… qu’on doit m’expédier au premier jour… j’ai demandé la plus grosse bête du Morvan… mon pays, qui en fournit beaucoup… je m’amuserai à le styler… et quand je l’aurai bien dressé… je le flanquerai à la porte… pour prendre une autre grosse bête… et ainsi de suite… si toutefois, l’amour m’en laisse les loisirs… car (je palpite à cette seule idée!...) je suis sur la limite d’une aventure… O Fidéline!… elle est chemisière!… Profession pudique et morale!… C’était lundi dernier, passage Choiseul… j’y flânais… en rentier… Tout à coup, deux yeux noirs m’arrêtent net devant un magasin… j’entre témérairement. — Que demande Monsieur ? — Des jarretières, dis-je à tout hasard. — Comment les voulez-vous ? — Comme les vôtres ! Ce madrigal la fit sourire…— elle m’avoua qu’elle était orpheline… et je lui commandai, incontinent, douze douzaines de paires de chemises… moyen adroit de l’attirer dans mon antre!… Elle devait venir me prendre mesure hier. Je m’étais nanti d’un bonnet coquet dont je comptais lui faire hommage ! Mais personne ! — Fidéline est à Avallon, pour affaire… elle revient aujourd’hui… Si, à midi, elle ne paraît pas… ma malle est faite; je ne peux pas vivre sans chemises, crac! je vais me faire prendre mesure à Avallon!… avec mon bonnet… coquet! (On entend un bruit au-dehors.) Ah! mon Dieu!… — Quelqu’un qui dégringole !… si c’était elle !… l’escalier est ciré de ce matin!… Vite, un flacon!… des sels !
(Il prend un flacon sur la cheminée et court pour sortir. La porte s’entrouvre, la tête de Gaspard paraît.)