Les Trente Millions de Gladiator d’Eugène Labiche et Philippe Gille
Comédie-vaudeville en quatre actes, représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 22 janvier 1875.
Distribution : 11 hommes, 6 femmes
Texte à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre.
L’argument
Eusèbe Potasse, préparateur à la pharmacie Bigouret, est amoureux de Suzanne de la Bondrée, une cocotte qui cherche un beau parti. Le journal annonce la visite de Gladiator, un riche Américain escorté de son valet fidèle Pepitt ; Suzanne met tout en oeuvre pour que Gladiator tombe amoureux d’elle. Eusèbe renvoyé par son patron à la suite de la découverte d’un mot doux envoyé à Suzanne,veut se suicider mais le dentiste Gredane le sauve et l’emmène chez lui. Bathilde, la fille de Gredane, qui était fiancée à Bigouret, tombe amoureuse d’Eusèbe…
Un extrait
Gladiator.
Alors tais-toi ! Ah ! mon ami, qu’elle est belle !
Pepitt.
Qui ça ?… Votre femme ?
Gladiator.
Non… mademoiselle Suzanne de La Bondrée !
Pepitt.
Ah ! bon ! celle du Jardin des Plantes… Allez !
Gladiator.
Quelle scène puissante et dramatique ! Je m’y vois encore. (Donnant son chapeau à Pepitt.) J’étais devant Capitaine… mon éléphant… que j’ai offert à la ménagerie… je commençais à m’ennuyer… quant tout à coup j’entends le froufrou d’une robe de soie… je me retourne, c’était elle que le hasard jetait sur ma route… Elle était suivie d’un noble vieillard…
Pepitt.
Mais je sais tout ça, puisque j’y étais !…
Gladiator.
Ne m’interromps pas…
Pepitt.
Allez !
Gladiator.
Elle s’avance comme une déesse… portant sur son chapeau une garniture de cerises et de raisins… elle tend de sa main blanche… As-tu remarqué sa main ?
Pepitt.
Ma foi non !
Gladiator.
Butor ! glaçon ! morceau de neige ! (Reprenant.) Elle tend de sa main blanche un petit pain de seigle à l’éléphant… il n’en fait qu’une bouchée… puis il avance de nouveau sa trompe…
Pepitt.
Comme il fait bien l’éléphant !
Gladiator.
Et, ne voyant rien venir, il la laisse tomber sur le chapeau garni de fruits… il l’enlève… les cheveux allaient suivre le chapeau… des cheveux magnifiques… elle pousse un cri… je m’élance… je parle à Capitaine… À ma voix, il tremble, se met à genoux, et fait des excuses, elle… me jette un long regard de reconnaissance… Son oncle, un homme qui parle peu, qui ne se livre pas… mais d’un très grand air… me remercie avec effusion… puis elle remonte en voiture en me laissant voir une jambe… une jambe !… As-tu remarqué sa jambe ?…
Pepitt.
Ma foi non !
Gladiator, le prenant au collet.
Misérable !… on te montre une jambe pareille et tu ne la regardes pas !
Pepitt, se dégageant.
Aïe ! vous m’étranglez !… je la regarderai la prochaine fois !
Gladiator.
Cette femme !… j’éprouve pour elle une passion sauvage !… il me la faut à tout prix ! entends-tu ! à tout prix.
Il reprend son chapeau.
Pepitt.
Je ne demande pas mieux, moi ! mais si elle ne veut pas…
Gladiator.
Allons donc ! j’ai trente millions !
Pepitt.
Ça, c’est une raison.
Gladiator.
J’ai déjà soudoyé son concierge… je lui ai donné cinq mille francs…
Pepitt.
Oh ! c’est trop !… on ne donne pas cinq mille francs à un concierge… on donne cent sous… ou cinq francs !
Gladiator.
Il me remettra tous les matins une note pour me tenir au courant de ce qu’elle fera dans la journée. Voici celle d’aujourd’hui. (Il cherche dans son portefeuille.) Ecoute ça. (Haut.) « La personne ira ce soir au théâtre du Châtelet… »
Pepitt.
Comme il écrit bien, ce concierge !
Gladiator.
« Mes respects à Monsieur… » (Embrassant le papier avec transport.) Oh ! cher ange ! cher ange !
Pepitt,
à part.
Il embrasse la lettre du concierge, à présent.