Brève histoire du théâtre slovène

À l’occasion d’un séjour en Slovénie pour assister à la représentation de Vendredi 13 de Jean-Pierre Martinez, nous avons visité le musée de l’Institut du Théâtre Slovène à Ljubljana. Voici une synthèse de l’exposition permanente, retraçant l’histoire du théâtre slovène et son rôle déterminant dans la construction d’une culture slovène forte et singulière.
Les pièces "jésuites"
Les premiers drames liturgiques sont joués en latin dès le XVe siècle. Avec l’arrivée des Jésuites à Ljubljana et la fondation de leur collège, s’installe une tradition de représentations théâtrales scolaires, données entre 1598 et 1769. Jusqu’à cinq spectacles étaient organisés chaque année, souvent en plein air, attirant un large public.
La pièce jésuite la plus célèbre et la mieux documentée est La Marche vers le Paradis, jouée en latin dès 1626. Une note datée du 6 février 1670 rapporte qu’un groupe d’étudiants plus modestes fut autorisé à jouer cette pièce en dehors du séminaire, dans la langue locale — le slovène — ce qui en fait la première représentation théâtrale connue dans cette langue.
Conformes à l’esthétique baroque, ces spectacles faisaient appel à une mise en scène spectaculaire : effets visuels et sonores, machineries, décors élaborés et costumes somptueux. Le théâtre jésuite mêlait chant, danse, musique et tableaux vivants, proches de la pantomime.
La passion de Škofja Loka

Chaque année, le Vendredi saint, les membres de l’ordre des Capucins organisaient une procession de la Passion du Christ. La première eut lieu à Ljubljana en 1617.
Ces processions rassemblaient une grande partie de la population, ainsi que de nombreuses corporations de métiers (boulangers, cordonniers, tailleurs, forgerons, potiers, bouchers, etc.). Les acteurs défilaient à pied ou à cheval, et jouaient sur des scènes mobiles installées le long du parcours. La Passion de Ljubljana était jouée en allemand, tandis que la version de Škofja Loka, à partir de 1721, mêlait le latin, l’allemand et le slovène.
À Škofja Loka, environ 300 participants prenaient part à la procession. Le monastère des Capucins conservait alors pas moins de 278 costumes pour cette mise en scène impressionnante.
Les premières formes de théâtre laïque
Les représentations théâtrales profanes apparaissent dans des contextes aristocratiques : jardins, palais, salons privés. La première représentation italienne attestée à Ljubljana date de 1531. Dès le XVIIe siècle, la ville accueille des troupes itinérantes allemandes et italiennes, héritières de la commedia dell’arte.
La naissance des théâtres permanents
Au XVIIIe siècle, le théâtre sort des cercles privés pour s’implanter dans des lieux accessibles au public. En 1765, un manège est transformé en Théâtre des États à Ljubljana, en vue d’une visite impériale. À Idrija, un théâtre est aménagé vers 1769 dans un entrepôt minier, grâce à la participation des ouvriers. Il peut accueillir jusqu’à 400 spectateurs. À Maribor, un premier théâtre s’installe en 1785 dans un bâtiment religieux désaffecté. Les véritables théâtres ne commenceront à être construits qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.
Linhart et les débuts du théâtre en langue slovène
En 1786, à l’initiative du baron Žiga Zois, naît la Société des Amis du Théâtre. Trois ans plus tard, Anton Tomaž Linhart écrit Županova Micka, première comédie dramatique en slovène. À une époque où l’allemand et l’italien dominent la vie publique, cette création marque une étape majeure. L’année suivante, Linhart adapte Le Mariage de Figaro de Beaumarchais sous le titre Ta veseli dan ali Matiček se ženi. La pièce est interdite jusqu’en 1848, année du Printemps des Peuples, où elle est enfin jouée à Novo mesto.
La structuration d’un théâtre national


En 1867, Fran Levstik fonde la Société dramatique slovène afin de promouvoir le théâtre en langue slovène. Elle vise à publier, traduire, former et jouer en slovène. En 1887, l’incendie du Théâtre des États conduit à la construction du Théâtre provincial, inauguré en 1892 avec la tragédie Veronika Deseniška de Josip Jurčič, mise en scène par Ignacij Borštnik, premier comédien professionnel slovène. Formé à Vienne, il impose une esthétique réaliste et moderne. Il jouera également un rôle majeur dans le développement du théâtre croate et du cinéma naissant à Zagreb, avant de revenir à Ljubljana en 1919.
Ivan Cankar et la naissance du théâtre moderne

À la fin du XIXe siècle, la Slovénie connaît un renouveau littéraire qui jette les bases de sa littérature moderne. Parmi les figures majeures de ce mouvement, quatre jeunes auteurs occupent une place centrale : Dragotin Kette, Oton Župančič, Josip Murn et surtout Ivan Cankar. Ce dernier devient le premier écrivain professionnel slovène et le fondateur du théâtre slovène moderne. Son œuvre dramatique, toujours jouée aujourd’hui, explore avec acuité les tensions sociales et existentielles de son temps. Ses pièces comme Hlapci (Les Valets), Le roi des Betajnova, ou Les enfants de Šentflorjan, influencées par le symbolisme et le naturalisme, mettent en scène les tensions sociales, politiques et existentielles de son époque. Cankar milite pour un théâtre slovène ambitieux, ancré dans les réalités contemporaines et capable de dialoguer avec les grandes scènes européennes.
Deux théâtres

En parallèle, l’évolution politique marque le paysage culturel : les Allemands de Ljubljana, mécontents de partager le théâtre provincial avec les Slovènes, construisent leur propre théâtre en 1911. Après la Première Guerre mondiale, ce théâtre devient le siège du Théâtre dramatique national slovène.
Le théâtre a permis de transmettre les récits fondateurs (mythes bibliques, figures héroïques comme Veronika Deseniška) et les valeurs sociales portées par des auteurs comme Ivan Cankar. Le théâtre n’est pas seulement divertissement : il devient lieu de réflexion collective sur l’avenir de la Slovénie, de critique du pouvoir (religieux, impérial, autoritaire) et de débat identitaire. En s’inspirant des modèles européens (Beaumarchais, Schiller, Ibsen) tout en les adaptant à la réalité slovène, le théâtre construit une culture slovène ouverte, mais distincte, enracinée dans sa langue et son expérience historique. Il a contribué activement à forger un identité culturelle propre, dans un pays sans État indépendant jusqu’en 1991.
Ruth Martinez – Juin 2025