Une envie de Georges Courteline
Texte établi par Libre Théâtre à partir de l’édition Coco, Coco et Toto, Albin Michel, Paris, 1905 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k66297d)
Courte pièce en 2 scènes 1 homme, 2 femmes
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Texte
Scène première
Neuf heures du soir
Monsieur.
Chou, le moment est arrivé d’une explication catégorique. Depuis huit jours tu me fais la tête ; je commence à en avoir assez. (Geste de dénégation de Madame.) Oh ! inutile de te défendre. En somme, tu es femme. tu es jeune, tu es… eh ! eh ! (Il regarde d’un œil attendri le peignoir légèrement bombé par devant de Madame) … Chère petite !… (Il lui baise la main.) Tu as donc tous les droits du monde aux faciles dépits et aux petites mauvaises humeurs des enfants un peu trop gâtés. Je désire toutefois qu’aucun malentendu ne trouble notre bonne entente. Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur, j’ai la certitude de n’avoir rien fait ni dit qui justifie un mécontentement de ta part, et cependant, je te le te répète, tu me fais la tête ! Pourquoi ?
Madame.
Je ne peux pas te le dire, tu me gronderais.
Monsieur.
Je te gronderais ? moi ? au moment où je suis, où je dois être plus que jamais… (Nouveau coup d’œil plein de gratitude sur le peignoir gonflé de Madame)… chère petite ! (Il lui rebaise la main)… le fidèle serviteur de tes volontés, de tes souhaits, de tes moindres caprices ! au moment où me sont doublement chers ta santé, ta tranquillité et ton bien-être je te gronderais ? Vraiment, chou, tu me fais de la peine à me dire de pareilles choses.
Madame, après un silence.
Tu veux savoir la vérité ?
Monsieur.
Certes, je le veux !
Madame, honteuse.
Hé bien… j’ai une envie.
Monsieur.
Petite bête ! Et tu ne le dis pas !… Ignores-tu donc, imprudente enfant, quelles peuvent être les conséquences d’une envie contrariée de femme grosse ? que certains êtres portent sur eux, en marques indélébiles, les caractéristiques du caprice maternel non satisfait, depuis l’odieuse tache de vin jusqu’à la modeste framboise qui rougit à la belle saison ? – Tiens, tu connais ma tante Zulma ? Etant enceinte, elle eut une envie de morue. C’était idiot, c’était grotesque, c’était tout ce que tu voudras, mais enfin elle eut cette envie. Hé bien, elle accoucha d’une fille qui…
Madame.
Qui eut une tête de … ? Horreur
Monsieur.
Non, elle n’en eut pas la tête… elle n’en eut que les sentiments : à dix-huit ans, elle tournait mal !
Madame.
C’est épouvantable !
Monsieur.
C’est pourtant à quoi tu t’exposerais en t’obstinant à garder le silence. Par conséquent, crois-moi, vas-y de ta petite confession, et, quelle que soit ta fantaisie, je prends l’engagement d’y répondre. Affectueusement, mais impérieusement, je te somme de t’expliquer.
Madame.
Je le vais faire. (Sourire de Monsieur.) Tu sais que c’est bientôt le 14 juillet ? (Approbation muette de Monsieur.) Je voudrais donc… – Tu vas te fâcher.
Monsieur.
Je te jure que non !
Madame, d’une voix à peine perceptible.
Je voudrais donc qu’à cette occasion… tu fusses … nommé… officier d’académie.
Monsieur, qui bondit.
Off ! Ouf ! En voilà une envie ! Ah çà, est-ce que tu perds la tête ?
Madame.
Je le savais bien que tu te fâcherais.
Monsieur.
Je ne me fâche pas, mais, vraiment, c’est insensé ! A-t-on idée d’un tel caprice ! Officier d’académie ! Et à quel titre, bon Dieu ? (A la réflexion.) Je sais bien que les titres… (Geste vague.) Seulement, j’ai beau fouiller et refouiller mon passé, je n’y trouve guère qu’une condamnation à quinze jours d’emprisonnement pour avoir rossé un gardien de la paix, et tout de même, comme titre, c’est trop peu. Ah ! cré nom d’un chien de nom d’un chien ! Ces choses-là n’arrivent qu’à moi Voyons, raisonne-toi. Les palmes !…Mais ils sont douze mille qui les demandent ! Tu n’as donc pas lu les journaux ?
Madame.
Si.
Monsieur, au désespoir.
Et tu veux !… Réfléchis, je t’en conjure ! Demande-moi tout, excepté ça !
Madame.
Ce n’est pas de ma faute, que veux-tu ? c’est justement, de ça que j’ai envie.
Silence.
Monsieur.
Hé bien, ça va être du propre !…
Scène II
La chambre à coucher.
Madame.
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Monsieur.
Douze heures que cela dure !… Douze heures !
La sage-femme.
Un peu de courage, ma petite dame, dans une minute ce sera fini.
Madame.
Oh ! Oh ! Oh ! Oh ! Oh ! Oh !
La sage-femme.
Encore un petit effort. Là ! c’est cela ! très bien ! Eh allez donc !… enfin ! nous le tenons, ce gaillard-là. – Monsieur, louez Dieu, vous êtes père !
Monsieur, anxieux.
Qu’est-ce que c’est ?
La sage-femme.
Un fils et un beau, je vous en réponds.
Monsieur.
Un fils ! J’ai un fils !!!
La sage-femme.
Ah ! bon sang !
Monsieur.
Qu’y a-t-il ?
La sage-femme, navrée.
Hé ben, en voilà une affaire !… Ah ! Monsieur ! Ah ! Monsieur ! II a des mains de canard !
Monsieur, qui retombe atterré sur son siège.
Palmé !…
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