El Chepe
Écrire sa vie – Autobiographie-Roman / Jean-Pierre Martinez
Après le stop et le bus, ne m’étant toujours pas résigné à prendre l’avion, je décide de quitter Chihuahua en train pour rejoindre la côte pacifique la plus proche, à Los Mochis. Comme d’habitude, pour déterminer mon itinéraire, je consulte uniquement la carte, et je ne me réfère à aucun guide, pas même celui du Routard. Par définition, un vrai routard ne saurait laisser un guide lui imposer sa route, c’est à lui seul de faire son chemin en marchant et, comme Don Quichotte, d’inventer des merveilles plutôt que de se contenter d’un réel simplement pittoresque.
Cette fois, le hasard fait cependant bien les choses, car si Los Mochis ne présente pas plus d’intérêt touristique que Chihuahua, je découvre en arrivant à la gare que le train qui relie ces deux villes est un train de légende surnommé El Chepe, d’après les lettres initiales de Chihuahua et du Pacifique. Depuis Chihuahua, située à près de 2500 mètres au-dessus du niveau de l’océan, la ligne ferroviaire plonge comme un long toboggan de 600 kilomètres vers le Pacifique, en passant sur de multiples ponts vertigineux et à travers autant de tunnels aussi obscurs qu’interminables. Bref, El Chepe, c’est un mélange entre le petit train de la mythique publicité Nescafé, qui rendit populaire La Colegiada, et le train fantôme.
À bord se trouvent donc quelques courageux touristes amateurs de sensations fortes et désireux de s’éloigner des sentiers battus. À côté de moi est assis un Canadien, beaucoup plus routard que moi, mais qui a néanmoins le mérite d’être étranger lui aussi, et potentiellement à la recherche de compagnons de route. On discute un peu. Pendant la moitié de l’année, il fait des petits boulots au Canada, et le reste du temps il voyage en Amérique Latine. On décide de prendre une chambre ensemble à Los Mochis, à la fois pour partager les frais et pour limiter les risques. Car cette fois, pas question de descendre dans un hôtel étoilé.
Après mon aventure avec Charles, j’aurais dû réfléchir à deux fois avant d’accepter de partager ma chambre avec un inconnu, mais comme aucune jeune femme dans ce train ne semble disposée à me tenir compagnie, je n’ai pas le choix si je ne veux pas passer une soirée de plus tout seul.
Arrivé à Los Mochis, qui comme prévu ne ressemble à rien, nous prenons une chambre pour deux dans un hôtel à peu près propre, mais de très modeste catégorie. Nous sommes logés au rez-de-chaussée, à côté des cuisines. Ça ne me ravit pas, mais c’est finalement ce qui me sauvera. Car le danger, cette fois, ne viendra pas des ardeurs de mon compagnon de chambrée. Au beau milieu de la nuit, nous sommes réveillés par des cris et nous apercevons de la fumée. À la hâte, nous sortons de la chambre dans la cour et je vois des flammes sortir des étages supérieurs. Au troisième, une femme hurle à la fenêtre, hésitant entre se jeter dans le vide et griller sur place.
Des pompiers ne tardent pas à arriver, mais leur intervention n’est pas franchement décisive. Ils ont à la main un tuyau d’arrosage trop court dont le jet ne parvient même pas jusqu’aux fenêtres du premier. Finalement, deux d’entre eux empruntent l’escalier, et ils redescendent quelques minutes plus tard avec un corps inerte sur une civière. Je ne sais pas si c’est la femme qui hurlait à la fenêtre, si elle a survécu ou pas, et s’il y a d’autres victimes. Quoi qu’il en soit, je commence à me demander si je ne devrais pas lever un peu le pied sur l’aventure si je veux revenir vivant de ce voyage au Mexique.
Je décide de rallier Mexico au plus vite, en espérant que mon ancienne élève de l’École de Sémiotique de Paris voudra bien m’accueillir. Arrivé à Mexico, je l’appelle, et elle m’invite aussitôt à prendre un taxi pour me rendre chez elle où elle propose de m’héberger. Par la vitre du taxi, j’ai le temps d’apercevoir quelques quartiers complètement rasés, nombre de bâtiments en ruines, et d’immenses cathédrales dont les clochers penchent comme la Tour de Pise. Mexico a souffert l’année précédente d’un très sévère tremblement de terre. Décidément, j’ai de la chance.
Beatriz, c’est son nom, habite chez sa tante, qui se trouve occuper un poste très important au Ministère de l’Éducation. Elle n’est pas tout à fait ministre, mais elle a tout de même une équipe d’une vingtaine de personnes sous ses ordres, tous spécialistes en sciences de l’éducation. C’est une femme cultivée et attentionnée, bien que dotée d’un caractère très affirmé et d’une grande autorité. Apparemment, Beatriz m’a présenté comme un des plus proches assistants de Greimas, et donc comme un grand connaisseur de la sémiotique. Passionnée de culture européenne, sa tante me demande aimablement de faire une intervention devant tous les membres de son équipe, afin qu’ils puissent bénéficier des lumières d’un maître venu directement de Paris en passant par le Texas. Je suis son hôte, je ne peux pas refuser.
C’est un chauffeur qui nous emmène le surlendemain au Ministère. Beatriz et sa tante en profitent pour me montrer les fresques de Diego Ribera qui ornent l’intérieur de ce bâtiment monumental, fresques que personne n’a l’occasion de voir à part ceux qui ont le privilège de travailler là. J’arrive dans la salle de conférence. Une vingtaine d’hommes et de femmes sont assis en face de moi, prêts à recevoir ma parole comme les fidèles le Saint-Sacrement. Je n’étais déjà pas très à l’aise pour parler de sémiotique devant quelques étudiants dans le cadre de mon atelier rue Monsieur-le-Prince, voilà que je dois le faire maintenant en espagnol dans un ministère à Mexico. Ils m’écoutent religieusement, me posent quelques questions assez pertinentes, ils m’applaudissent à la fin, et nous repartons. Et dire que si j’avais grillé comme une sardine dans mon hôtel à Los Mochis quelques jours plutôt, ces pauvres gens n’auraient jamais eu le privilège de m’entendre, et seraient morts dans l’ignorance…
Mon voyage se poursuivra encore pendant deux semaines. Ensuite, j’ai prévu pour rentrer à Austin de prendre l’avion. Je me dis que ce sera plus sûr. C’est pourtant à la douane pour revenir aux États-Unis que j’aurai la plus grande frayeur de mon voyage. Quand j’ai franchi par la route la frontière mexicaine depuis le Texas, assis dans la benne d’un pick-up, j’étais apparemment dans une zone franche, la véritable frontière se trouvant beaucoup plus loin. Aucun douanier n’a donc apposé de tampon sur mon passeport. Le douanier texan me fait remarquer avec un air suspicieux qu’il n’y a aucune trace officielle de mon départ du territoire des États-Unis, sur lequel je prétends à présent pénétrer à nouveau. Je ne suis pas sûr de tout comprendre mais en gros, si je ne suis pas parti, comment pourrais-je revenir ?
Je m’appelle Martinez. Au Mexique, personne ne me prenait pour un Mexicain, mais je lis dans son regard qu’il me soupçonne d’être un clandestin. Je me vois déjà refoulé à l’entrée des États-Unis, et renvoyé dans mon pays d’origine, la France, alors que je suis à moins de 300 kilomètres d’Austin. Cela finira par s’arranger, et c’est avec un certain soulagement que je retrouverai l’université, mes collègues et mes étudiants.