10 rue Monsieur le Prince

Écrire sa vie – Autobiographie-Roman / Jean-Pierre Martinez

Avec les premières indemnités de mes divers stages, je ne peux pas encore prétendre louer un studio en mon nom propre à Paris. Pour cela il me faudrait un contrat à durée indéterminé, avec des feuilles de salaires conséquentes. Mais pour le moins, j’ai trouvé une sous-location du côté de Montparnasse. Une fille de la fac qui part pour un an avec Erasmus en Espagne. Ce n’est pas tout à fait chez moi, mais quand je pose pour la première fois le pied dans cette chambre de bonne, c’est comme si je marchais sur la Lune. Un petit pas pour n’importe quel étudiant, un bon de géant pour moi. Plus de comptes à rendre à ma mère. Plus d’ordres à recevoir de mon père. Des ordres, je n’en recevrai plus désormais que de mes patrons. Le moins possible, mais il faut savoir faire quelques concessions. Et puis les patrons, au pire, on peut toujours en changer… en attendant de pouvoir enfin s’en passer.


Mais surtout, avec ce pied-à-terre à Paris, finis les trains de banlieue ! Près de deux heures pour aller de Chaponval à Paris très tôt le matin, et autant pour revenir tard le soir. Ce qui rendait bien sûr impossible toute sortie entre amis après les cours ou toute vie parisienne en général. Un gain de temps et d’énergie considérable, qui va me permettre de commencer à étudier sérieusement la sémiologie, tout en continuant à travailler dans la société d’études où j’étais déjà en stage, et où je viens de me faire embaucher à temps partiel. Ce sera d’ailleurs désormais mon credo : plus jamais de ma vie un travail à temps plein.


J’ai débarqué au séminaire de Greimas en milieu d’année, trop tard pour m’inscrire en troisième cycle à l’EHESS. Et puis je n’ai presqu’aucune notion en linguistique et encore moins en sémiotique. Est-ce bien raisonnable d’entreprendre directement une thèse sur ce sujet ? Je profiterai de ce qui reste de l’année scolaire pour me mettre à niveau, en assistant au séminaire et aux ateliers en auditeur libre. Car à côté du grand séminaire du mercredi, les plus fidèles disciples de Greimas animent chaque semaine des ateliers de recherche spécialisés dans les divers domaines que la sémiotique prétend aborder. Les intitulés mêmes de ces ateliers sont absolument incompréhensibles pour les non-initiés, à commencer par moi. Mais, miracle, l’un d’eux est consacré à la communication publicitaire.
Il est animé par Jean-Marie Floch. Beaucoup plus jeune que Péninou qui est déjà proche de la retraite, il a à peine quarante ans à l’époque, et je découvre que c’est le plus grand spécialiste du moment dans cette discipline. Plus important encore, non seulement c’est un chercheur en vue, qui a déjà publié plusieurs ouvrages consacrés à la sémiotique de l’image, mais il travaille aussi en free-lance pour des cabinets d’études et des agences publicitaires. Précisément ce que je rêve de faire un jour. Reste à me faire accepter en auditeur libre dans son atelier, et pour ce faire, je me rends sur place à l’heure prévue pour la prochaine séance.


La plupart des ateliers ont lieu au premier étage d’un petit immeuble vétuste, au 10 rue Monsieur-le-Prince, non loin de la Sorbonne. J’apprendrai plus tard qu’Auguste Comte a vécu là autrefois. Au rez-de-chaussée un débarras, à l’étage un placard à balais servant de bureau à Greimas, et une autre pièce à peine plus grande où se déroulent les ateliers. On le sait, la République est peu généreuse avec ses chercheurs, et l’université l’est encore moins avec ce trublion un peu métèque et sa bande de jeunes thésards exaltés qui bousculent les frontières bien établies entre les différentes disciplines en prétendant fournir un langage commun à toutes les sciences humaines.


Jean-Marie Floch m’accueille poliment. L’École de Sémiotique de Paris est ouverte à tous, y compris à quelques illuminés qui, sans doute en raison de son métalangage apparemment ésotérique, prennent Greimas pour un gourou et ses adeptes pour une secte. Même si nous sommes moins d’une dizaine, le plus difficile est donc de me trouver une chaise pas trop bancale et un endroit pour la poser. Après quoi, aux anges, j’assiste pour la première fois à l’Atelier de Sémiotique Publicitaire animé par ce grand spécialiste de la discipline. Cette première sera aussi pour moi la dernière. La semaine d’après, Jean-Marie Floch, nous annonce qu’il suspend son enseignement jusqu’à la fin de l’année scolaire. Entre ses travaux de recherches et son activité de sémiologue free-lance, il est débordé, et il doit faire des choix. Par ailleurs, sa femme vient d’accoucher de leur deuxième enfant.


C’est une déception pour tous et pour moi une catastrophe. Mais je ne suis pas du genre à me laisser abattre. Je propose aux autres participants de poursuivre l’atelier en autogestion. Une autogestion dont je prendrai rapidement le contrôle. Il ne m’a pas fallu longtemps en effet pour me rendre compte que la plupart de mes camarades, qui sont pourtant là depuis plusieurs années, et qui pour certains préparent une thèse avec Greimas, ont une conception assez mystique de la sémiotique, et font de son métalangage un usage plutôt surréaliste. Malgré les apparences, ils n’en savent guère plus que moi. Mais moi j’ai parfaitement conscience de l’ignorance dans laquelle je suis de cette discipline en réalité très rigoureuse, je suis déterminé à apprendre, et j’ai déjà commencé à le faire en lisant et en relisant tous les livres de Greimas.


Par rapport aux autres, j’ai aussi l’avantage de bien connaître la publicité, dont ils ignorent tout. Bref, en quelques semaines, ces moutons abandonnés me considèrent déjà, plus ou moins malgré moi, comme leur nouveau berger. Je fais autorité, et je remplace cet illustre professeur dont je n’ai suivi qu’un seul cours. Toute ma vie j’aurai pratiqué avant de savoir, et enseigné pour apprendre. Le principe de l’atelier était, pour chacun des participants, de travailler sur un exercice pratique, à rendre à la fin de l’année. Le moment venu, nous rendons tous nos copies à Jean-Marie Floch, qui consent à en prendre connaissance et à revenir à la dernière séance pour clôturer l’atelier. Pour ma part, avec les quelques notions de sémiotique que j’ai pu acquérir par moi-même à l’aide de mes lectures, j’ai fait l’analyse d’une publicité automobile. À la fin de cette dernière séance, Floch demande à me voir. Va-t-il me reprocher d’avoir profité de son absence pour fomenter un putsch dans son atelier de sémiotique publicitaire ? Va-t-il me faire comprendre gentiment que le papier que je lui ai rendu n’est pas digne d’un étudiant de troisième cycle ? Bref, s’est-il rendu compte que je ne suis qu’un imposteur ?


À ma grande surprise, sans faire aucun commentaire sur le travail que je lui ai rendu, il me propose de le remplacer auprès d’un de ses clients pour une analyse sémiotique qu’il n’a pas le temps de faire lui-même. Je suis bien entendu très étonné, ravi et complète-ment angoissé. Le client en question est un groupe informatique, et il s’agit de publicités pour des composants électroniques. Non seulement je n’ai jamais réalisé d’études sémiotiques pour un véritable annonceur, mais je ne connais strictement rien non plus à cet univers de produits.


En plus de mon boulot de chargé d’études, me voilà à analyser dans ma chambre de bonne un vaste corpus de publicités plutôt techniques et assez austères pour de mystérieux produits qui ne relèvent donc pas de la grande consommation, et dont j’ignore à qui ils sont vraiment destinés. Floch vient me voir une fois pour s’assurer que tout va bien. Je lui présente mon travail tout en lui faisant part de mon désarroi. Je ne le reverrai que le jour de la présentation chez le client, où il me laisse exposer mon analyse sans faire aucun commentaire.


Il faut croire que ma présentation n’était pas si catastrophique, car Jean-Marie me confie ensuite plusieurs autres analyses, cette fois dans le domaine des produits pharmaceutiques avec lesquels je suis bien sûr tout aussi familier. Pour couronner le tout, afin d’alléger un peu son agenda, Floch me propose à la rentrée suivante d’animer son atelier en alternance avec lui. Je serai chargé de la sémiotique publicitaire, et lui de la sémiotique visuelle, son domaine de prédilection. Six mois après avoir découvert la sémiotique, sur proposition de Jean-Marie Floch à Greimas qui lui fait entièrement confiance, j’ai la responsabilité de l’enseigner, en tant que directeur de cette unité de recherche placée sous l’égide de l’EHESS et du CNRS. Ma carrière d’imposteur est lancée. Plus rien ne pourra plus m’arrêter.


Pour acquérir cependant un début de légitimité, je juge plus prudent de m’inscrire en DEA, afin d’apprendre officiellement les premiers rudiments de la discipline que j’aurai, de fait, la charge d’enseigner aux thésards de Greimas.

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