Tirade d’Eraste dans Les Fâcheux de Molière (Acte I, Scène 1)

Éraste
Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné !
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j’en vois, chaque jour, quelque nouvelle espèce.
Mais il n’est rien d’égal au fâcheux d’aujourd’hui ;
J’ai cru n’être jamais débarrassé de lui ;
Et, cent fois, j’ai maudit cette innocente envie
Qui m’a pris à dîné, de voir la comédie,
Où, pensant m’égayer, j’ai misérablement,
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l’affaire ;
Car je m’en sens encor tout ému de colère.
J’étais sur le théâtre, en humeur d’écouter
La pièce, qu’à plusieurs j’avais ouï vanter ;
Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence,
Lorsque d’un air bruyant, et plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant : « holà-ho, un siège promptement ; »
Et de son grand fracas surprenant l’assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Hé mon Dieu ! nos Français si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,
Ai-je dit, et faut-il, sur nos défauts extrêmes,
Qu’en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes,
Et confirmions ainsi, par des éclats de fous,
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous !
Tandis que là-dessus je haussais les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles :
Mais l’homme, pour s’asseoir, a fait nouveau fracas,
Et traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s’est élevé, dont un autre eût eu honte ;
Mais lui, ferme, et constant, n’en a fait aucun compte ;
Et se serait tenu comme il s’était posé,
Si, pour mon infortune, il ne m’eût avisé.
« Ha Marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu ? Souffre, que je t’embrasse. »
Au visage, sur l’heure, un rouge m’est monté,
Que l’on me vît connu d’un pareil éventé.
Je l’étais peu pourtant ; mais on en voit paraître,
De ces gens qui de rien veulent fort vous connaître
Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu’à vous tutoyer.
Il m’a fait, à l’abord, cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissait, et moi pour l’arrêter,
« Je serais, ai-je dit, bien aise d’écouter.
– Tu n’as point vu ceci, Marquis ; ah ! Dieu me damne
Je le trouve assez drôle, et je n’y suis pas âne ;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait. »
Là-dessus de la pièce il m’a fait un sommaire,
Scène, à scène, averti de ce qui s’allait faire,
Et jusques à des vers qu’il en savait par cœur,
Il me les récitait tout haut avant l’acteur.
J’avais beau m’en défendre, il a poussé sa chance,
Et s’est, devers la fin, levé longtemps d’avance ;
Car les gens du bel air pour agir galamment
Se gardent bien, surtout, d’ouïr le dénouement.
Je rendais grâce au Ciel, et croyais de justice,
Qu’avec la comédie eût fini mon supplice :
Mais, comme si c’en eût été trop bon marché,
Sur nouveaux frais mon homme à moi s’est attaché ;
M’a conté ses exploits, ses vertus non communes ;
Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,
Et de ce qu’à la cour il avait de faveur,
Disant, qu’à m’y servir il s’offrait de grand cœur.
Je le remerciais doucement de la tête,
Minutant à tous coups quelque retraite honnête :
Mais lui, pour le quitter, me voyant ébranlé,
« Sortons, ce m’a-t-il dit, le monde est écoulé : »
Et sortis de ce lieu, me la donnant plus sèche,
« Marquis, allons au Cours faire voir ma galèche ;
Elle est bien entendue, et plus d’un duc et pair,
En fait, à mon faiseur, faire une du même air. »
Moi de lui rendre grâce, et pour mieux m’en défendre
De dire que j’avais certain repas à rendre.
« Ah parbleu j’en veux être, étant de tes amis,
Et manque au maréchal, à qui j’avais promis.
« De la chère, ai-je dit, la dose est trop peu forte
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
– Non ; m’a-t-il répondu, je suis sans compliment,
Et j’y vais pour causer avec toi seulement ;
Je suis des grands repas fatigué, je te jure :
– Mais si l’on vous attend, ai-je dit, c’est injure…
– Tu te moques, Marquis : nous nous connaissons tous ;
Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux. »
Je pestais contre moi, l’âme triste et confuse
Du funeste succès qu’avait eu mon excuse,
Et ne savais à quoi je devais recourir,
Pour sortir d’une peine à me faire mourir ;
Lorsqu’un carrosse fait de superbe manière,
Et comblé de laquais, et devant, et derrière,
S’est avec un grand bruit devant nous arrêté ;
D’où sautant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun et lui courant à l’embrassade
Ont surpris les passants de leur brusque incartade ;
Et tandis que tous deux étaient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
Je me suis doucement esquivé sans rien dire ;
Non sans avoir longtemps gémi d’un tel martyre,
Et maudit ce fâcheux, dont le zèle obstiné
M’ôtait au rendez-vous qui m’est ici donné.

Lien vers le texte intégral et la chronique consacrée aux Fâcheux sur Libre Théâtre

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8438793f/f1.item
Les fâcheux, acte II, scène II / Cel. Nanteuil [sig.] 1840. Source : BnF/Gallica
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