Monologue de Glapieu dans Mille francs de récompense de Victor Hugo

Glapieuparaissant.
Il redescend du haut de l’escalier avec précaution, comme quelqu’un qui tâche d’amortir le bruit de ses pas.
Je suis très pensif, savez-vous ? Aucun moyen de gagner le toit par là-haut. Tout est fermé. J’ai l’honneur d’être dans une souricière. Le portier ne m’a pas vu passer. C’est bon, mais après ? À peine a-t-on résolu ce problème, entrer, qu’il faut résoudre celui-ci, sortir. Voilà la vie.
(Il ouvre la petite fenêtre et y passe sa tête, puis referme la fenêtre en faisant le moins de bruit possible.)
Toute l’escouade est encore là, dans la rue. Damnée police. Alguazils ! sbires ! infâmes curieux ! Ils ont l’air de chercher. Ils guettent. Peut-être ont-ils perdu ma piste. Vague espérance. Délibérons.
(Il croise les bras.)
Croiser les bras, c’est assembler son conseil. Que faire ? Redescendre ? Pas possible. Empoigné, comme dit monsieur le vicomte de Foucauld. Demeurer ici ? Pas possible. Les locataires montent et descendent. Qu’est-ce que je fais là ? Ma tenue manque de respectabilité. Dilemme : si je m’en retourne par où je suis venu, je suis pris. Si je reste, je suis pris. Pour bien posée, la question est bien posée. Mais que faire ?
(Il regarde la fenêtre.)
Comme c’est drôle, les oiseaux ! ça se moque de tout. Voler, quel bête de mot ! il a deux sens. L’un signifie liberté, l’autre signifie prison.
(Cris au dehors: «À la chie-en-lit !» Chants. Bruits de trompes. — On entend des trompes et du cornet à bouquin.)
Nous sommes en carnaval. Il y a pourtant des gens qui s’amusent ! La nature ne prend aucune part à ma détresse.
(Rêvant.)
Les agents m’ont reconnu, quels gueux ! Est-il possible de pourchasser un pauvre homme comme cela qui ne fait de mal à personne, uniquement parce qu’il a accompli autrefois une sottise. C’est !de mon vieux temps, j’étais enfant. C’est égal, ça me suit. Ça ne pardonne pas, une sottise. On flanque un pauvre diable en surveillance dans un trou de province, surveillance, ça veut dire famine, il ne peut pas gagner sa vie, il s’esquive, le voilà à Paris. Qu’est-ce que tu viens faire à Paris ? — Je viens devenir honnête homme, là. Paris est grand, Paris est bon ; je viens m’y perdre, et m’y retrouver. Je vais y changer de nom et y changer de métier. Voyons, veut-on de moi dans l’honnêteté ? Je viens planter dans le sol parisien l’oignon de la vertu, mais laissez-lui le temps de pousser, que diable ! Point. — Ah ! c’est toi, vaurien ! Et la police vous saute à la gorge. Et je n’ai plus que le choix de la cave ou du toit. Dans la cave avec les taupes, sur le toit avec les moineaux.
— Oh ! les oiseaux ! les oiseaux ! quel chef-d’œuvre ! C’est ça qui est toujours en rupture de ban.
(Rêvant.)
Ah ! ils ont le chat ! — Moi, j’ai monsieur Delavau.
(Rêvant.)
La première sottise, fil à la patte qui ne se casse jamais. O qui que vous soyez, qui ne voulez pas faire la deuxième sottise, ne faites pas la première. Je passais, j’étais gamin, le tiroir d’une fruitière était entr’ouvert, il bâillait, il avait l’air de s’ennuyer, je lui fis une farce, je lui chipai douze sous. On me happa, on me soutint que j’avais forcé le tiroir. J’avais un peu plus de seize ans. C’est grave. Quinze ans et onze mois, on est un polisson ; quinze ans et treize mois, on est un bandit. On me trouva des dispositions. On pensa que j’avais de l’étoffe. Je n’étais pas même un filou ; on me jugea digne de passer voleur. On me mit pour trois ans dans une maison d’éducation. À Poissy, j’appris là bien des choses utiles à la société. Du tiroir des fruitières, je m’élevai à la caisse des banquiers. Un professeur, qui avait vu Toulon en France et Horsemonger Lane, Newgate en Angleterre, m’expliqua le coffre-fort et la manière de s’en servir. Il m’inculqua les notions. Il m’enseigna que les meilleurs coffres-forts se font à Londres. Et encore il y a fabricant et fabricant. Il y a le coffre-fort facile et le coffre-fort difficile. Ça a ses mœurs, le coffre-fort. Ceux de Griffith sont bons, ceux de Tann sont excellents, ceux de Milner sont inviolables. Coffre-fort de Milner, pucelle d’Orléans. Eh bien, grâce à l’excellente méthode qui présidait à mon instruction, j’appris à venir à bout même d’une caisse Milner. Par exemple, pour une caisse Milner il faut sept heures de travail, tandis que pour une caisse Griffith, dix minutes suffisent. Ayez un coin. Si la rainure du coffre-fort repousse le coin, vous avez affaire à Milner. C’est sérieux.
Autrement, si le coin mord, vous n’êtes qu’en présence de Tann ou de Griffith ; quelques pesées en viennent à bout. Voilà quel a été mon baccalauréat. C’est ainsi qu’on devient, grâce à la sollicitude de la société, un homme à talents. Pourtant, quoique savant, je suis un mauvais voleur, au fond je n’ai point de vocation. Le cœur du mal, je ne l’ai pas. Je quitterais volontiers l’état, mais la police ne veut pas. La haute surveillance me tient et me dit : Tu as embrassé une carrière. Tu ne peux pas t’en dédire. La société s’est donné la peine de faire de toi un voleur, et n’entend pas en avoir le démenti. Reste où tu es et reste ce que tu es. — Je me débats. De là ma fugue en ce moment.
(Rêvant.)
— Monsieur Delavau. Pourquoi a-t-on changé le préfet de police ? Nous avions eu tant de peine à dresser l’autre. L’autre n’était que taquin, celui-ci me fait l’effet d’être tracassier. C’était monsieur Angles, c’est monsieur Delavau. Je n’aime pas les nouveaux visages. J’avais pris mon parti de monsieur Angles. Allons, maintenant qu’on a monsieur Delavau, qu’on le garde donc au moins, celui-là ! Puisqu’on l’a, je m’y tiens. Autant ce préfet de police-là qu’un autre. On ne gagne rien à ces renvois-là. On ne fait que changer de défauts. — Eh bien, j’y insiste, vous me croirez si vous voulez, monsieur le préfet, j’étais venu à Paris dans l’intention de faire peau neuve et d’être l’ornement de la société. J’ai eu toute ma vie plutôt du malheur qu’autre chose. Je sais bien, moi, que ma conscience ne me dit pas toutes les injures qu’on croit. N’importe, on me poursuit, on me traque, en province, à Paris, partout, le voilà, on me court après, je m’enfuis, je m’échappe, je me sauve, je pends mes jambes à mon cou, et je suis si essoufflé que je n’ai pas le temps de devenir vertueux. Chien de sort ! Ah ! c’est comme ça ! Eh bien ! on va voir, la première bonne action que je trouve à faire, je me jette dessus, je la fais. Ça mettra le bon Dieu dans son tort. — Mais, il faut pourtant que je me tire d’ici. Si les gens de police s’avisent de monter les escaliers, je suis fumé.
En voilà au moins pour deux ans. Coffré, bouclé, autant dire mort. Voyons, où sont les ressources ? La perche, père bon Dieu, à ce pauvre noyé ! Rendons-nous compte un peu de la maison. Ceci est le quatrième étage. Ces marches-ci (Montrant le tronçon d’escalier qui monte.) ne mènent à rien. Pas d’issue. Je suis dans l’escalier de service. Il y a un autre escalier, le grand, qui mène aux appartements sur le devant, l’escalier des maîtres. De ce côté-ci sont les petites chambres mansardées communiquant avec les appartements à plafonds qui donnent sur la rue. Par ici le toit doit être en pente, et ce serait bien le diable s’il n’y avait pas quelque cour, quelque ruelle, où je pourrais glisser et filer. Oui, c’est par l’autre côté du toit que je peux m’échapper. L’autre côté ! Mais il faut lui passer à travers le corps à cette maison. Comment faire ? Par là peut-être.
(Il se courbe devant la porte bâtarde et regarde par le trou de la serrure.)
Justement. J’aperçois là-bas au fond un recoin en mansarde avec une lucarne en tabatière. Ça ferait mon affaire. De là je gagne le toit, puis la cour, puis la rue, puis la liberté.

Lien vers le texte intégral de la pièce et la chronique sur Libre Théâtre

http://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/victor-hugo_fracta-juventus_lavis_fusain_aquarelle_crayon-graphite_encre-brune_gouache_plume-dessin_1864?force-download=63251
Fracta Juventus par Victor Hugo. Photo (C) RMN-Grand Palais / Agence Bulloz. 1864. Source : RMN
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