Les entretiens de Libre Théâtre

Anne Delbée, une carrière marquée par les pièces de Racine

Anne Delbée a accordé à Libre Théâtre un entretien d’une heure et demie, avant la représentation de Racine ou la leçon de Phèdre. Un moment dense, émouvant, passionnant, avec pour décor le bar chaleureux du théâtre de Poche-Montparnasse.

 

Racine, un coup de foudre

aff-racineLa genèse du spectacle Racine ou la leçon de Phèdre est simple et compliquée.

C’est d’abord mon amour de Racine depuis plus de cinquante ans. La première pièce que j’ai montée à 13 ans était Britannicus, après avoir vu Tête d’Or de Paul Claudel. Il y avait déjà un coup de foudre.

Après le best-seller que j’ai écrit sur Camille Claudel, que personne ne connaissait en 1982, j’ai eu honte. J’avais fait un best-seller, je me sentais devoir travailler l’écriture. Pour apprendre, il faut aller au plus exigeant. Pour une danseuse, il faut faire des exercices à la barre ; pour moi, c’était Racine. J’ai commencé à me dire que j’allais monter du Racine.

 

Avignon, entre la raison et le désir

Curieusement, à cette époque, Antoine Vitez m’appelle : il me demande de le remplacer à Avignon pour monter Bérénice. Je dis à Faivre d’Arcier que je veux parler de l’œuvre : je veux monter trois pièces de Racine, Andromaque, Bérénice et Phèdre, dans deux distributions différentes, avec des jeunes et des comédiens confirmés. J’ai préparé six mises en scène en 1983 : j’ai failli y laisser ma peau et mes os. Cela a été une plongée dans Racine. J’étais fascinée : je mangeais Racine, je dormais Racine, j’étais dans Racine… J’ai commencé à entendre des choses.

Les spectacles ont eu lieu. J’ai été descendue par la presse alors que le public faisait la queue pour écouter Racine. Ce sont les jeunes qui curieusement emportaient le morceau. Les spectacles devaient être repris à l’Athénée, mais à cause des mauvaises critiques, les acteurs titrés ont abandonné. La directrice de l’Athénée a hésité à reprendre les spectacles uniquement avec les jeunes. Je lui ai affirmé que la vedette était Jean Racine et que ce serait un succès. Ce qui s’est produit. Cela m’a fait réfléchir sur la jeunesse de Jean Racine, mais je n’étais pas encore aussi exigeante, je n’avais pas encore compris à quel point la diction est essentielle.

Jouer Racine

J’ai été nommée peu de temps après à Angers où je devais reprendre Andromaque. Madeleine Marion, qui devait jouer Andromaque, a refusé de jouer pour une représentation à Angers. Cela faisait plus de vingt ans que je n’avais pas joué. J’étais surtout metteur en scène depuis le Théâtre de la Ville à 26 ans. On m’avait dit que j’étais tellement laide, j’ai été refusée au Conservatoire… J’ai dû la remplacer en 24 heures dans Andromaque. Cela m’a arraché de jouer Andromaque… Il y a eu quelque chose qui s’est produit ce soir là, une commotion.

J’ai continué à monter Racine. Quand j’ai été nommée à Nancy, j’ai fait cinq Racine, repris à Paris : Andromaque, Bérénice, Mithridate, Les Plaideurs et Phèdre. Je jouais Phèdre, j’ai dû remplacer une actrice dans Bérénice et là j’ai commencé à entendre de l’intérieur les différences d’écriture entre toutes ces pièces. Quand j’ai eu cette proposition de Jean-Pierre Miquel de monter Phèdre à la Comédie-Française, cela a été une grande, grande aventure. J’avais une telle exigence… On était là (Anne Delbée monte la main très haut), tout le temps, grâce aux immenses comédiens que j’avais, François Beaulieu, Martine Chevallier…

Racine, un miroir

Après, j’ai voulu absolument écrire sur Racine : ce fut Racine Roman. J’étais très en colère car de nouveau, on m’a pris tout de suite mon livre pour faire un film sur la du Parc totalement faux.

J’ai ensuite perdu mon grand amour, on m’a supprimé toutes mes subventions, tout est arrivé en même temps. L’expérience racinienne, je la connais. Je ne supportais plus le théâtre, ce monde, ces gens, la vulgarité : le théâtre, c’est la plus grande des choses humaines et aussi la pire.

Je me suis enfermée chez moi pour écrire. Il n’y avait plus que la mort qui m’intéressait. J’attendais de traverser… Deux événements m’ont sortie de ma solitude. Alain Piallat m’a demandé d’adapter mon livre Une femme, Camille Claudel pour que cela soit le troisième volet du triptyque qu’il était en train de réaliser à Toulouse à partir de Van Gogh, le suicidé de la société d’Antonin Artaud et Le Journal de Nijinski. J’ai voulu écrire un texte spécifique, Requiem pour Camille Claudel, une espèce de cri.

Quelques jours après, j’ai reçu un appel de Michel Belletante de Grenoble qui travaillait sur Iphigénie et qui voulait que je participe à un stage pendant quinze jours avec les comédiens. J’avais besoin d’argent et j’ai accepté. Il m’a demandé ensuite de revenir quinze jours avant la première pour retravailler avec les comédiens. Il voulait organiser une nuit consacrée à Racine, juste après la première : un repas d’époque servi sur le plateau après avoir retiré les décors et en même temps une plongée dans l’univers de Racine. Je lui ai raconté la vie de Racine pour qu’il puisse la conter à son tour à ses invités. Il m’a demandé de participer : je devais intervenir à une heure du matin après que les participants aient mangé et bu. J’accepte de dire la déclaration d’amour de Phèdre, non pas sur une scène, mais sur les tables… La première d’Iphigénie a eu lieu, c’était superbe ce qu’il avait fait, j’étais bouleversée. Je renouais avec le théâtre. Après le repas, j’étais dans les coulisses. Il était deux heures moins le quart. J’entends « Racine meurt, mais une dernière fois Phèdre apparaît, brûlante d’amour » et j’apparais. Les gens éclatent de rire, ils étaient ivres. Je monte sur les tables. Le pianiste joue un blues (que j’ai supprimé dans le spectacle). J’ai commencé au micro dans cette folie totale : « Ah cruel… » J’ai fait ce que Racine aimait dans les soupers la nuit chez la Champmeslé mais que j’ai en horreur… Je ne savais plus où j’allais, mais je tenais les vers avec le blues. Les gens étaient fous, ils en redemandaient…

 

La transmission : la leçon de Phèdre

Photographie Emmanuel Orain
Photographie Emmanuel Orain

J’ai senti la force de Racine. Les participants à cette nuit ont demandé que je fasse un spectacle sur Racine, c’était aussi une manière de transmettre.

Le premier spectacle que j’ai fait en 2008 durait trois heures. Je jouais trop Phèdre. Après j’ai arrêté. J’ai continué à travailler sur Racine. On m’a demandé des stages au Studio d’Asnières notamment.

J’étais dans une situation financière difficile quand on m’a proposé de rencontrer le directeur du Théâtre de la Contrescarpe, qui jouait des pièces très éloignées de l’univers de Racine… C’était très curieux quand je suis allée au rendez-vous. Mon passé ressurgissait : j’avais commencé avec Rimbaud à 17 ans dans le petit théâtre Mouffetard qui maintenant est détruit. En marchant, je me suis dit : « mais, qu’est-ce que tu as à perdre, Anne, recommence, tu auras au moins fait cela, il n’y aura personne, mais tu l’auras fait… ». J’ai eu envie de dire une dernière fois Racine.

J’ai commencé avec deux spectateurs, puis on a commencé à dire qu’il y avait quelque chose qui se passait là… J’ai fait une soirée en appelant tous les gens qui m’ont connue, et dont certains pensaient que j’étais morte. Tout le monde est venu… et il y a eu ensuite l’aventure du Théâtre de Poche. Il revient de loin Racine…

C’est pour cela que je n’ai plus rien à perdre.

 

La musique du spectacle et la musicalité des vers

Il y a trois musiques dans le spectacle.

La musique sur les vers est la musique de la création à Grenoble. J’ai travaillé en studio avec Patrick Najean pour ce spectacle. Pour chacun des extraits, je lui disais ce que je ressentais : pour le premier texte, l’aveu d’Hippolyte, c’est comme un galop. Je lui disais le texte et il improvisait au piano.

La deuxième musique, c’est Bach. J’avais fait un exercice avec des élèves à Lille sur Andromaque et j’avais mis la Passion selon Saint Matthieu. Le seul équivalent de Racine pour moi c’est Bach. Il y a la même pureté, la même folie. Alors que mon amour c’est Beethoven, mais il ne va pas avec Racine… Bach, il y a Dieu. Que l’on y croit, ou que l’on y croit pas… Racine, il y croyait.

La troisième musique, c’est David Bowie. Quand je préparais ce spectacle, j’étais tellement dans l’idée qu’il me restait peu de temps à vivre, à faire au théâtre. J’ai toujours vu Racine se mettant à écrire Phèdre comme un fou. Phèdre l’a pris comme un incendie, c’est un peu comme une Saison en enfer. Lorsque Bowie est mort j’ai entendu son disque et quand j’ai entendu ce morceau, je me suis dit : c’est vraiment ça que je sens, la même énergie.

Avec ce spectacle j’ai découvert des choses sur la musique. La musique est une énigme. J’ai joué à San Francisco Phèdre devant des Américains qui ne comprenait aucun mot de français. Je donnais des explications en anglais mais je disais le texte en français. Les spectateurs m’attendaient dehors et me disaient : on ne comprend pas le français, mais là on a tout compris.

L’écriture de Racine n’a rien à voir avec l’écriture de Corneille ou de Molière. Cela renvoie davantage à la musique et à la folie de certains jeunes prodiges musiciens qui ont entendu « la » note et qui se sont jetés dans le vide. Cela ne passe pas par le cerveau. Il a quelque chose dans l’écriture qui vous bouleverse.

Le travestissement dans le spectacle

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Anne Delbée. Photographie Emmanuel Orain

Je m’habille toujours comme cela. Même si je suis le comble de la féminité, j’ai un côté androgyne. C’est pour cela que j’ai pu jouer l’Aiglon. Cela me trouble : je mets ce que je porte tous les jours, mais de manière plus structurée car j’ai besoin d’avoir un costume pour dire Racine. Mais je n’aurais pas pu faire le cours avec la robe de Phèdre ; Sarah Bernhardt pouvait le faire, mais moi je n’aurais pas pu. Pour la déclaration d’amour, j’ai compris, un soir à la Contrescarpe : évidemment c’est Racine qui parle. J’ai vu l’homme séduisant une jeune fille. Cela m’a bouleversée. Comme j’ai les cheveux défaits, beaucoup de gens voient alors Racine en perruque. C’est le moment où je suis le moins homme, mais je suis le plus Racine. Je n’avais pas du tout prévu cela. J’ai découvert avec ce spectacle ce côté androgyne. Je ne sais pas d’où cela vient. Je ne me prends pas pour Racine mais il m’habite de plus en plus… Par moment je comprends son désespoir, cela me bouleverse. Certains soirs c’est un Racine plus enfantin, d’autres il est plus douloureux ou plus hautain… Je ne peux jamais prévoir. C’est pour cela que c’est une langue sublime. Certains soirs, j’ai envie de pleurer quand je dis :

Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.

D’autre fois, c’est un espoir retrouvé… Je ne sais jamais comment cela va arriver. C’est une langue ouverte. Si on ajoute quoi que ce soit, on l’aplatit comme une crêpe. C’est compliqué l’innocence.

La tragédie aujourd’hui

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Photographie Emmanuel Orain

Je voudrais créer le Théâtre de la Tragédie. La tragédie me semble le fondement de l’être humain, le fondement la vie, de la force. C’est le seul passage vers la mort, la seule façon de vivre une vie. Ce n’est pas la tristesse. Quand on la représente, on l’affadit souvent. Cela m’énerve de voir des Bérénice taper du pied : petits gestes. La tragédie c’est l’amour fou. On ne tape plus du pied, la bombe éclate. La tragédie vous lave de tout. Le monde, s’il veut s’en sortir, aura besoin de la Tragédie. La pauvreté c’est précisément ces gens qui sont dans la tragédie sans en prendre conscience. J’ai été présidente de l’Union des Femmes Françaises. C’était d’anciennes déportées, Marie-Claire Vaillant Couturier, Jeannette Vermeersch, qui m’ont appris, m’ont transmis : « dans les camps de concentration, on se tenait comme dernier témoignage de l’humanité. Ce qu’ils voulaient c’est que nous soyons humiliées ». Racine c’est la lumière sur les camps de notre bestialité. Aujourd’hui la plupart des spectacles mettent en valeur notre bestialité, notre vulgarité, notre ratage, notre laideur. Je trouve cela épouvantable. Comment pourrons nous résister ? Ce n’est pas un hasard si des gens comme Trump émergent. Je ne supporte pas tous ces one man shows. Flatter la bassesse humaine, je ne peux pas.

La tragédie, ce n’est pas triste. Une dame m’attendait l’autre jour à la sortie : elle m’a dit : « merci du spectacle, cela m’a remis verticale ». Dans les temps actuels, il faut faire ressortir les grands poètes.

 

La force du texte de théâtre

Le théâtre doit être joué. Merci les acteurs…

Comment lire du théâtre ? Je ne sais pas lire du théâtre… Ce que j’ai joué, je ne peux pas le lire… je l’entends tellement. Quand je relis l’œuvre, il faut d’abord que j’entende la musique de Racine et ensuite je rentre dans la signification.

Ce spectacle est l’aboutissement de mon travail sur Racine, j’ai mis du temps à comprendre, à essayer de faire comprendre la différence entre l’anecdote et l’écriture, ou plutôt la poésie. Ce n’est pas l’histoire de Phèdre qu’il faut jouer…

Je relis Une Saison en enfer, il faut être visionnaire. J’aime le théâtre qui est impossible comme Shakespeare ou Hugo… Le théâtre c’est la poésie.

Hugo ? Comment on n’en parle pas plus ? Il n’est pas joué. C’est un génie absolu, le Michel-Ange de la littérature… Avec Maurice Béjart, on voulait monter Cromwell.

Le temps des projets…

Je continue à travailler tous les jours sur Racine, à lire tous les professeurs de Port Royal… Je veux faire du cinéma et faire un film sur Racine. J’ai déjà écrit la moitié.

Je voudrais aussi tellement remonter Andromaque, avec des moyens, comme j’ai fait avec Phèdre à la Comédie Française avec des acteurs ne quittant pas la scène.

 

Lien vers la recommandation de Libre Théâtre sur Racine ou la leçon de Phèdre
Lien vers la chronique de Libre Théâtre sur Phèdre

 

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