Le nez du général Suif  de Georges Courteline

Texte établi par Libre Théâtre à partir de l’édition Coco, Coco et Toto Albin Michel, Paris, 1905 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k66297d)
Courte pièce en 2 scènes pour 2 hommes, 1 femme, 1 enfant
Texte à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre

Le Texte

Scène I

Madame.
Ecoute, Toto. Tu sais que ce soir nous donnons un grand dîner. Nous aurons pas mal de personnes et notamment le général Suif, qui a eu le nez enlevé d’un coup de sabre, au Tonkin. Or, comme tu ne manquerais pas de t’écrier : « oh!c’nez ! » en apercevant le général, Toto, je te préviens d’une chose si tu dis un mot, un seul mot relativement au nez du général Suif, c’est à moi que tu auras affaire. Sous aucun prétexte, Toto, tu ne parleras du nez du général Suif, ou tu auras une telle fessée que le derrière t’en saignera.

Toto.
Bah tu dis toujours la même chose, et, à la fin du compte, ça ne saigne jamais.

Madame.
Ça ne saigne jamais ?… Eh bien, parles-en un petit peu, du nez du général Suif ; tu verras si ça saignera.

Toto.
C’est bon, c’est bon : j’en parlerai pas.

Madame.
C’est que je te connais, beau masque… Tu es malfaisant par excellence et pour le plaisir de l’être…à ce point qu’on n’a jamais vu un enfant plus insupportable.Tiens, l’autre jour, quand les Kusseck sont venus dîner, est-ce que tu n’as pas inventé de te faufiler dans la salle à manger un peu avant qu’on se mette à table, et, comme il y avait des cerises pour le dessert, d’en retirer tous les noyaux avec tes doigts !

Toto.
Tu ne me l’avais pas défendu.

Madame.
Défendu ! Pouvais-je supposer que tu serais assez dégoûtant pour aller enlever tous les noyaux des cerises ? Et il y a quinze jours, Toto, quand le chef de bureau de ton père est venu déjeuner chez nous, te rappelles-tu ce que tu as fait ?

Toto.
La fois que j’ai vidé le pain et que j’en ai retiré toute la mie ?

La Mère.
Oui, et que tu as pelé les pêches. Je m’en souviendrai de celle-là Des pêches superbes que j’avais bien payées trois sous pièce, s’il vous plaît et artistement disposées, au beau milieu de la table, dans un compotier de cristal !… C’est très bien, nous entrons dans la salle à manger, et au lieu de mes pêches, qu’est-ce que je vois ?… des espèces de globes jaunâtres, qui transpiraient comme des pieds ! (Amère) Monsieur avait profité de ce que je ne le voyais pas, pour s’en venir peler les pêches !

Toto.
Je croyais bien faire. Je pensais que le chef de bureau allait dire « A la bonne heure ! Il est gentil, ce petit garçon ! Il a pelé les pêches lui- même, afin d’épargner de la peine aux invités.

La mère.
Tu es un petit cochon, voilà tout ce que tu es. Et puis, parle un petit peu, Toto, parles en un petit peu, pour voir, du nez au général Suif !!!

Toto.
Quand je te dis que j’en parlerai pas.

Scène II

On est à table.
Fin de repas.
Nombreux convives. Le général Suif occupe la place d’honneur, près de la maîtresse de la maison. Ventre opulent, moustache puissante, rosette d’officier de la Légion d’honneur, mais absence complète de toute espère de nez. Toto a été très convenable ; de tout le repas, il n’a, cet enfant, soufflé mot : il s’est borné à fixer de ses yeux intrigués et inquiets le nez du général Suif.
On apprête le café, que l’on verse.
Soudain, au milieu du recueillement qui accompagne cette opération : 

Toto, d‘une vois éclatante.
Mais maman, j’peux pas en parler, du nez du général Suif puisqu’il n’en a pas.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1158111d
Illustration de Barrère de l’édition de 1910. Source : BnF/Gallica

Pour explorer l’œuvre théâtrale de Georges Courteline dans Libre Théâtre :

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut