Monologue de la Reine dans Ruy Blas de Victor Hugo (acte II, scène 2)

La Reine, seule.
…………….À ses dévotions ? Dis donc à sa pensée !
Où la fuir maintenant ? Seule ! Ils m’ont tous laissée.
Pauvre esprit sans flambeau dans un chemin obscur !
Rêvant
Oh ! Cette main sanglante empreinte sur le mur !
Il s’est donc blessé ? Dieu ! — mais aussi c’est sa faute.
Pourquoi vouloir franchir la muraille si haute ?
Pour m’apporter les fleurs qu’on me refuse ici,
Pour cela, pour si peu, s’aventurer ainsi !
C’est aux pointes de fer qu’il s’est blessé sans doute.
Un morceau de dentelle y pendait. Une goutte
De ce sang répandu pour moi vaut tous mes pleurs.
S’enfonçant dans sa rêverie.
Chaque fois qu’à ce banc je vais chercher les fleurs,
Je promets à mon Dieu, dont l’appui me délaisse,
De n’y plus retourner. J’y retourne sans cesse.
— Mais lui ! Voilà trois jours qu’il n’est pas revenu.
— Blessé ! — qui que tu sois, ô jeune homme inconnu,
Toi qui, me voyant seule et loin de ce qui m’aime,
Sans me rien demander, sans rien espérer même,
Viens à moi, sans compter les périls où tu cours ;
Toi qui verses ton sang, toi qui risques tes jours
Pour donner une fleur à la reine d’Espagne ;
Qui que tu sois, ami dont l’ombre m’accompagne,
Puisque mon cœur subit une inflexible loi,
Sois aimé par ta mère et sois béni par moi !
Vivement et portant la main à son cœur.
— Oh ! Sa lettre me brûle !
Retombant dans sa rêverie.
………………………………Et l’autre ! L’implacable
Don Salluste ! Le sort me protège et m’accable.
En même temps qu’un ange, un spectre affreux me suit ;
Et, sans les voir, je sens s’agiter dans ma nuit,
Pour m’amener peut-être à quelque instant suprême,
Un homme qui me hait près d’un homme qui m’aime.
L’un me sauvera-t-il de l’autre ? Je ne sais.
Hélas ! Mon destin flotte à deux vents opposés.
Que c’est faible, une reine, et que c’est peu de chose !
Prions.
Elle s’agenouille devant la madone.
………………— Secourez— moi, madame ! Car je n’ose
Élever mon regard jusqu’à vous !
Elle s’interrompt.
…………………………………..— ô mon dieu !
La dentelle, la fleur, la lettre, c’est du feu !
Elle met la main dans sa poitrine et en arrache une lettre froissée, un bouquet desséché de petites fleurs bleues et un morceau de dentelle taché de sang qu’elle jette sur la table ; puis elle retombe à genoux.
Vierge, astre de la mer ! Vierge, espoir du martyre !
Aidez-moi ! —
s’ interrompant.
…………………Cette lettre !
Se tournant à demi vers la table.
………………………………….Elle est là qui m’attire.
S’agenouillant de nouveau.
Je ne veux plus la lire ! — ô reine de douceur !
Vous qu’à tout affligé Jésus donne pour sœur !
Venez, je vous appelle ! —
Elle se lève, fait quelques pas vers la table, puis s’arrête, puis enfin se précipite sur la lettre, comme cédant à une attraction irrésistible.
………………………….Oui, je vais la relire
Une dernière fois ! Après, je la déchire !
Avec un sourire triste.
Hélas ! Depuis un mois je dis toujours cela.
Elle déplie la lettre résolument et lit.
« Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là
« Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ;
« Qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile ;
« Qui pour vous donnera son âme, s’il le faut ;
« Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut. »
Elle pose la lettre sur la table.
Quand l’âme a soif, il faut qu’elle se désaltère,
Fût-ce dans du poison !
Elle remet la lettre et la dentelle dans sa poitrine.
………………………………….Je n’ai rien sur la Terre.
Mais enfin il faut bien que j’aime quelqu’un, moi !
Oh ! S’il avait voulu, j’aurais aimé le roi.
Mais il me laisse ainsi, — seule, — d’amour privée.
La grande porte s’ouvre à deux battants. Entre un huissier de chambre en grand costume.

L’Huissierà haute voix.
Une lettre du roi !

La Reinecomme réveillée en sursaut, avec un cri de joie.
Du roi ! Je suis sauvée !

Lien vers la chronique consacrée à Ruy Blas sur Libre Théâtre

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84387298/f1.item
Sarah Bernhardt dans Ruy Blas. Théâtre de l’Odéon en 1872. Source : BnF/Gallica

 

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