Les Affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_affaires_sont_les_affaires#/media/File:Affaires-décor-Ier-acte.jpg
Extrait du supplément au n° 3139 de « L’Illustration », samedi 25 avril 1903. Source wikipedia

Comédie en trois actes, créée le 20 avril 1903 à la Comédie-Française.
Texte intégral à télécharger gratuitement sur Libre Théâtre


L’argument

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_affaires_sont_les_affaires#/media/File:Les_affaires_sont_les_affaires_-_acte_II.jpg
Illustration de la comédie d’Octave Mirbeau (1848-1917), « Les affaires sont les affaires », acte II. « L’Illustration », supplément au n° 3139, 25 avril 1903. Source : Wikipedia

Homme d’affaires sans scrupule, Isidore Lechat vit avec sa femme et sa fille Germaine dans son château de Vauperdu, symbole de la domination qu’il exerce sur les êtres comme sur la nature.

A la tête d’une fortune colossale, propriétaire d’un journal, il a décidé de se présenter aux élections pour devenir député et entame les manoeuvres pour arriver à ses fins.  Pour agrandir sa propriété, Isidore Lechat souhaite marier sa fille Germaine au fils du marquis de Porcellet, son voisin, qu’il tient à sa merci. Germaine qui souffre de l’attitude criminelle de son père refuse ce mariage et décide de fuir avec l’homme qu’elle aime, le chimiste Lucien Garraud, employé de son père.

Parallèlement, Isidore Lechat reçoit deux ingénieurs, Gruggh et Phinck, qui tentent de l’embobiner. Malgré le départ de sa fille et l’annonce du décès de son fils dans un accident de voiture, Isidore Lechat ne se laisse pas faire.

Pour en savoir plus : 
A lire l’excellente préface de Pierre Michel sur le site mirbeau.asso.fr


Les Affaires sont les affaires en vidéo

Au théâtre ce soir, 11 septembre 1974. Deux extraits sur le site de l’INA, En Scènes INA (L’intégralité sera disponible en visionnage gratuit du 25 novembre 2016 au 29 décembre 2016).


Quelques extraits

Isidore Lechat faisant  admirer son domaine à Phinck et Gruggh
Isidore
Soyez gentil… Allez me chercher mon plan dans l’antichambre… à gauche… sur la console de Marie-Antoinette… à côté du héron royal… (Lucien monte le perron. À ses invités.)… tué par moi le 5 décembre 1898… dans ma prairie du Valdieu… Car il y a de tout ici… et tout est royal… (Ils redescendent sur le devant de la scène.) Il faut huit heures… pour faire le tour de ma propriété… Mais vous verrez bien mieux tout cela sur mon plan… Vous verrez aussi… demain… mes soixante vaches laitières… mes cent trente bœufs nivernais et cotentins… vous verrez mes drainages… mes pépinières… mes viviers… mes bergeries… vous verrez tout…
Phinck
Est-ce que vous avez aussi beaucoup de gibier ?…
Isidore
Énormément… Mais à part les perdreaux et les faisans… il n’y plus un seul oiseau sur toute l’étendue de mon domaine…
Phinck
Ah !… C’est fâcheux…
Isidore
Comment… fâcheux ?… Tu ne sais donc pas que les oiseaux sont les pires ennemis de l’agriculture ?… Des vandales… Mais je suis plus malin qu’eux… je les fais tous tuer. Je paie deux sous le moineau mort, trois sous le rouge-gorge et le verdier… cinq sous la fauvette… six sous le chardonneret et le rossignol… car ils sont très rares… Au printemps… je donne vingt sous d’un nid avec ses œufs… Ils m’arrivent de plus de dix lieues… à la ronde… Si cela se propage… dans quelques années… j’aurai détruit tous les oiseaux de France… (Il se frotte les mains.) Vous allez en voir, des choses ici… mes gaillards…

Germaine se confiant à Lucien
Eh bien, écoute-moi… (Elle lui prend les mains.) Quand je suis rentrée… ce matin… dans ma chambre… il m’a été impossible de m’endormir… J’avais trop brûlants sur moi… trop vivants en moi… tes paroles… tes caresses… et tes baisers… Je ne voulais plus rester seule avec moi-même. J’ai attendu que le jour se levât tout à fait… et je suis descendue… J’ai gagné la campagne… puis la forêt… et j’ai marché… marché… D’abord, cela m’a fait du bien… mes nerfs se calmaient… je n’éprouvais plus que la sensation d’être, tout entière, baignée dans la fraîcheur et dans la joie… Et je pensais à toi… à nous… à notre tendresse immense et sauvage… sauvage comme les arbres dont je frôlais les branches mouillées… et comme les fleurs… dont je respirais le tout jeune parfum… Puis… je suis revenue lentement… le cœur apaisé… heureuse… oui… presque heureuse… Brusquement, dans une éclaircie de la forêt… j’ai aperçu le château qui se dressait au loin… devant moi… Alors… j’ai reçu un coup… comme si… je venais de voir la mort… Ç’a été une minute affreuse, une minute d’horrible enchantement… J’ai eu plus lourde que jamais la vision réelle… physique… de tout ce qu’il cache en lui… de tout ce qu’il écrase… de tout ce qu’il tue… autour de lui… Ces bois… ces champs… ce parc… cette masse de pierre… implacable dans le soleil… des crimes !… Pas un brin d’herbe… pas un caillou… pas une petite sente qui ne fussent volés… Et sur ce sol où je marchais… sur ce sol qui est à moi… car il est à moi… songes-y… je n’entendais plus que des larmes… et ne voyais plus que du sang… Il me semblait que tout, autour de moi, me criait : « Voleuse… voleuse !… » Et ce qu’il y avait de joie en moi… s’est changé, tout d’un coup, en souffrance… et ce qu’il y avait d’amour en moi… est redevenu de la révolte et de la haine… Non… non… je ne puis plus… je ne puis plus… J’avais cru que je n’existerais désormais qu’en toi… que je pourrais tout supporter avec toi… Eh bien, non… Si je reste ici, Lucien… je finirai, peut-être, par te haïr, toi aussi… (…)
J’ai besoin aujourd’hui de crier tout mon dégoût… devant toi… Quand j’aurai fini… tu comprendras peut-être — et tu décideras… C’est entre ces deux êtres-là… que j’ai vécu… que j’ai grandi… Une abandonnée… une étrangère… moins qu’un animal domestique… Notre maison… notre hôtel à Paris… notre château ici… tu les vois, n’est-ce pas ? Et tu m’y vois !… Un enfer où… pas une fois… je n’ai rencontré des yeux tranquilles et des visages heureux… où… pas une fois… je n’ai entendu la musique d’une parole de douceur et de bonté… La hâte… la fièvre… le malheur… le rire grimaçant, l’apothéose du crime !… Des gens venaient sans cesse… puis repartaient qu’on ne revoyait plus… comme ces deux imbéciles, arrivés ici… je ne sais d’où… et qui vont s’en retourner ce soir… ruinés dans leur fortune, s’ils en ont, et dans leur honneur s’il leur en reste encore. (Un temps. — D’une voix plus douloureuse.) Figures de complices, quelquefois… mais, le plus souvent, figures de victimes… et pauvres figures inconnues… plus douloureuses de m’avoir été révélées… sanglots et détresses… par les récits de mon père… Car… le soir, à table, devant les étrangers et devant nous… il nous racontait ses bons coups. Avec une gaieté sinistre… avec de véritables rires d’assassin… il nous disait comment il avait roulé celui-ci… volé celui-là… déshonoré cet autre… Tu me reproches de n’avoir pas de pitié ?… Ah ! Lucien… mais je n’ai vécu que de pitié durant ces années maudites… Je ne pouvais croiser, dans la rue, une femme et des petits enfants en deuil, sans me dire : « C’est peut-être de notre faute ! » Je ne pouvais voir pleurer quelqu’un sans me dire : « C’est peut-être à cause de nous qu’il pleure ! »

Isidore face au Marquis 
Isidore
Implacable ?… Vous m’étonnez, monsieur le marquis… Les convictions sont quelquefois implacables… Et encore !… Les affaires, jamais… Et quand même ?… (Il se lève et marche dans la pièce avec animation.)… Croyez-vous donc que ma candidature socialiste, anticléricale… ne sera pas plus agréable à l’Église que celle de votre ami, le duc de Maugis, avec ses appels au miracle… ses invocations à la Vierge et aux saints ?…
Le Marquis, ironique.
Le point de vue est nouveau…
Isidore
Il est éternel, monsieur le marquis… Que représente-t-il, le duc ?… Voulez-vous me le dire ?… Du passé, c’est-à-dire de la poussière… de la matière inerte… du poids mort… L’Église… l’Église ?… Mais l’Église en a assez de toujours traîner à sa remorque une noblesse découronnée de ses vieux prestiges… volontairement immobilisée dans ses préjugés de la caste et dans ses routines de l’honneur… qui n’est mêlée à rien de ce qui vit et de ce qui crée… une noblesse qui, peu à peu, s’est laissé, stupidement, dépouiller de ses terres, de ses châteaux… de ses influences… de son action… et qui… au lieu de servir l’Église, la dessert, chaque jour, davantage, par son impopularité et sa faiblesse…
Le Marquis, riant discrètement.
Ah ! ah ! Ah !
Isidore
Mais oui, monsieur le marquis… c’est comme ça !… L’Église est dans le mouvement moderne, elle… Loin d’y résister, elle le dirige… et elle le draine à travers le monde… Elle a une puissance d’expansion, de transformation, d’adaptation, qui est admirable… une force de domination qui est justifiée, parce qu’elle travaille sans relâche… qu’elle remue les hommes… l’argent… les idées… les terres vierges… Elle est partout… aujourd’hui… elle fait de tout… elle est tout… Elle n’a pas que des autels où elle vend de la foi… des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteilles… des confessionnaux où elle débite de l’illusion en toc et du bonheur en faux… Elle a des boutiques qui regorgent de marchandises… des banques pleines d’or… des comptoirs… des usines… des journaux… et des gouvernements, dont elle a su faire jusqu’ici ses agents dociles et ses courtiers humiliés… Vous voyez que je sais lui rendre justice…
Le Marquis, ironique.
Vous êtes admirable ! Je ne vous savais pas cette éloquence…
Isidore
J’y vois clair, voilà tout !… Autrefois… elle mettait l’épée à la main de ses nobles et les envoyait à la guerre massacrer et se faire massacrer pour elle… Mais la guerre a changé de forme… par conséquent elle a changé d’armes… C’est par l’outil du travail et par l’argent que l’on combat aujourd’hui… Et la noblesse n’a su se servir ni de l’outil… ni de l’argent… Alors… nous les avons ramassés… Tiens, parbleu !
Le Marquis
Dans la boue et dans le sang…
Isidore
Ça se nettoie… tout se nettoie… même vos blasons… (Un temps.) Comprenez donc que c’est dans les hommes comme moi que l’Église cherche et trouve ses alliés naturels… L’Église et moi… nous sommes de la même race, monsieur le marquis… Quant à la noblesse… elle est morte… elle est morte pour avoir méconnu la première loi de la vie : le travail… c’est-à-dire la mise en exploitation de toutes les forces qui sont dans la vie… Et ce n’est pas parce que l’Église vous donne, de temps en temps, à titre d’aumônes, quelques maigres jetons de présence, dans des conseils d’administration, comme l’État donne, aux veuves de ceux qui l’ont servi avec abrutissement, une part dans ses bureaux de tabac… que vous pouvez vous vanter d’être encore vivants !…

(…)

Le Marquis
Si vous voulez conquérir le monde comme vous dites… ayez donc le courage d’inventer quelque chose de nouveau, au lieu de vous confiner dans la parodie d’autrefois… Créez des traditions à votre tour… Mais non… vous n’avez le souci d’aucune vertu, d’aucun art, d’aucune élégance… Vous n’avez le sentiment d’aucune grandeur…

Isidore, interrompant.
La grandeur… la grandeur !… Des mots tout cela… et qui ne veulent rien dire. Il n’y a qu’une chose par quoi un peuple, comme une institution, comme un individu, est grand… c’est l’argent… L’Église le sait mieux que personne, elle. (Un temps.)… Oui… oui… pour vous, nous sommes des bandits… des forbans… d’affreux pirates… C’est entendu… et c’est vrai… au fond… Mais… dites donc… des bandits qui ont fait quelque chose… des forbans qui apportent, tous les jours, leur contribution au progrès… c’est-à-dire au bonheur de l’humanité… de sales canailles qui remplissent leurs coffres… c’est possible… mais qui créent du mouvement partout… de la richesse partout… de la vie partout… Quand, autrefois, au temps de votre puissance… puisque vous invoquez les traditions… vous dépouilliez le peuple… au point de l’affamer… de ne lui laisser pour nourriture… que l’ordure des ruisseaux dans les villes… et, dans les campagnes… la petite motte de terre, où il posait le pied… qu’est-ce que vous lui donniez en échange !… Des coups de bâton, monsieur le marquis… Moi… je lui donne des routes… des chemins de fer… de la lumière électrique… de l’hygiène… un peu d’instruction… des produits à bon marché… et du travail… Moins d’allure que les coups de bâton… j’en conviens… Assez chic, tout de même… avouez-le… pour des forbans ?…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_affaires_sont_les_affaires#/media/File:Les_affaires_sont_les_affaires_-_dernière_scène.jpg
Illustration de « Les affaires sont les affaires », comédie d’Octave Mirbeau (1848-1917), extraite du supplément au n° 3139 de « L’Illustration », samedi 25 avril 1903. Source : wikipedia

Pour aller plus loin :

Tout le théâtre d’Octave Mirbeau
Biographie d’Octave Mirbeau
Le site mirbeau.asso.fr consacré à Mirbeau

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