Les amputés de Georges Courteline

Pantomime mêlée de quelques répliques. Parue dans le recueil Potiron, en 1890.
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L’argument

Une femme se fait harceler dans un omnibus par un jeune monsieur, dont le bras a disparu…
Le fléau du harcèlement sexiste dans les transports semble être apparu en même temps que les transports publics… Si Courteline traite le sujet avec humour (avec le recul, c’est un humour très noir puisque Courteline finira amputé des deux jambes…), il n’en reste pas moins qu’il est un des seuls auteurs à témoigner de cette réalité, toujours d’actualité malheureusement :  campagne stop, ça suffit !

Le texte

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10520038g
Omnibus de Montmartre : photographie d’Atget. Source : Bnf/Gallica

L’intérieur d’un omnibus
Au fond, à droite
1/ Une dame. Trente ans à peu près, très jolie et brune, beaucoup de chic. Un soupçon de moustache sur la lèvre. Toilette à losanges blancs et noirs, fleurant d’une lieue l’honnête femme. Comme chapeau, une humble feuille de lilas !…
2/ Près d’elle, un grand, maigre, jeune monsieur, à la moustache couleur de paille. Chapeau de soie, veston ardoisé, pantalon écossais éteint, gardant sur le tibia l’arête vive du neuf.
A gauche, toujours au fond
1/ Un monsieur d’air très respectable. Cinquante à cinquante-cinq ans; grande barbe, grand nez, grand chapeau. Il porte le ruban d’officier d’Académie.
2/ A son côté une place vide.
Seigneurs et dames sans importance occupant le reste de la voiture.
On roule.

La Dame, à part.
Mon Dieu ! que c’est agaçant.

Depuis quelque temps, elle donne des signes visibles d’inquiétude, et, par moments, elle jette des coups d’œil de biais sur l’homme à la pâle moustache, lequel est amputé. Mon Dieu oui, il n’a plus qu’un bras, ce pauvre jeune homme. l’autre ayant complètement disparu dans le dos de la brune voisine. Derrière l’épaule de celle-ci on distingue l’épaule de celui-là, et, chose étrange! elle semble, cette épaule, agitée de soubresauts nerveux. Elle va, vient, plonge, remonte, disparait, reparaît puis disparait encore.
Les cahots de la lourde voiture dansant sur le pavé des rues doivent y être pour quelque chose.
Lui, d’ailleurs, demeure calme et froid, avec l’œil rond et hébété de l’homme qui ne pense à rien. Par contre, l’oeil du vieux respectable se fixe sur lui avec persistance. Sous les épais sourcils froncés de cet homme décoré à demi, on devine l’effort contenu d’une robuste indignation.

La Dame, qui a successivement et en vain pincé les lèvres, rué du coude, geint bruyamment, tapé du pied, évolué de gauche à droite, puis de droite à gauche.
Il est odieux qu’une honnête femme ne puisse se rendre à ses occupations sans se faire manquer de respect !
Effet.
Les seigneurs et dames sans importance sont vivement intéressés. On entend : « Ah ! Oh ! Très curieux ! Qui est-ce ? Qu’est-ce qu’il a fait ? »
En l’œil du vieux vénérable un feu sombre s’allume soudain.

Seul, le maigre monsieur à la moustache pâle paraît n’avoir pas entendu; il conserve son air idiot et détaché des choses de ce monde. Tout de même, adroitement, il dégage son épaule et rentre en possession du bras qui lui manquait. Soupir soulagé de la dame brune.

L’œil du vieux monsieur se sérénise. L’émotion se calme. La lourde voiture danse toujours sur le pavé des faubourgs et des rues. Peu à peu le visage de la dame exprime un regain d’inquiétude; de nouveau elle envoie de furtifs coups d’œil sur le bras du maigre monsieur, lequel bras tend à redisparaître, se redérobe lentement à la lumière du jour. Soudain, plus rien ! Ah ! miséricorde ! Le pauvre homme a reperdu son bras !!
Même jeu que ci-dessus. Piétinement légers, claquements de lèvres, etc.

La Dame,qui a usé son dernier écheveau de patience.
Mais enfin, monsieur, laissez-moi ! ou je vais me plaindre au conducteur !

Sensation prolongée. Embarras visible de l’amputé, qui cesse immédiatement de l’être.

L’officier d’Académie, d’une voix éclatante.
Il y a des goujats partout !!!

Murmure d’approbation marquée chez les seigneurs et dames sans importance.

L’officier d’Académie, très homme du monde.
Veuillez vous mettre à côté de moi, madame ; il y a une place vide. (Tragique) Il est tels drôles, en vérité, qui mériteraient d’être châtiés en public.

Il regarde fixement le drôle auquel s’adresse ce discours, discours que le drôle en question semble, d’ailleurs, ne pas prendre pour lui. Chuchotements des seigneurs et dames sans importance ; on distingue : « …très bien, ce vieux monsieur… Y a-t-il des gens mal élevés !… L’officier d’Académie s’est conduit en vrai galant homme !! etc., etc. »

Cependant, la dame outragée, balbutiant un remerciement, s’est levée et s’est venu asseoir au côté de son protecteur.

Les commentaires s’apaisent peu à peu, puis s’éteignent. L’incident parait vidé. Sur le pavé des faubourgs et des rues, la voiture danse de plus en plus.

Soudain, une angoisse se dessine sur le visage de la dame brune. Elle lance, de côté, un coup d’œil sur l’officier d’Académie dont le regard a pris depuis quelques instants une expression idiotisée et vague. Oui, les seigneurs et dames sans importance avaient mille et mille fois raison, et il est très bien, ce vieux monsieur, il est extraordinairement bien ! Malheureusement, il n’a plus qu’un bras, à son tour ! L’amputation se gagne, il faut croire !

La Dame, à part, désespéré
J’aurais pu rester où j’étais ! Voilà que ça recommence avec ce vieux dégoûtant !

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