Le Chevalier Hanneton de Georges Courteline

Extrait de l’Ilustre Piégélé.
Monologue
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Le texte

I.

Les coulisses d'une Féerie. Au Châtelet, pendant le ballet des insectes. Estampe de Robida 1885. Source : BnF/ Gallica
Les coulisses d’une Féerie. Au Châtelet, pendant le ballet des insectes. Estampe de Robida 1885. Source : BnF/ Gallica

Féru d’amour pour la petite Machinchouette du théâtre des Douces-Folies, où elle faisait le troisième coléoptère dans le ballet des insectes du Chat-Echaudé, je résolus de prendre exemple sur le capitaine Fracasse et de parvenir par le cabotinage jusqu’au cœur de celle que j’aimais. Legourdo, que nous vîmes depuis aux Menus-Plaisirs, menait en ce temps les Douces-Folies, je dirai même qu’il les menait à la faillite avec une incomparable dextérité. Je vins solliciter de lui un petit emploi dans sa troupe (à titre purement honorifique, est-il nécessaire de le dire ?) et je demeurai confondu de l’accueil charmant qu’il me fit. Non seulement il se mit à ma disposition de la meilleure grâce du monde mais encore il me proposa spontanément de m’intéresser à son entreprise pour une somme de cinq cents louis !…
Touché de cette marque de sympathie, j’acceptai l’offre avec le plus vif plaisir.
— Vous pouvez, me dit-il alors, vous vanter d’avoir de la veine. J’ai reçu aujourd’hui de Marbouillat, qui jouait le chevalier Hanneton, à l’acte du royaume des insectes, une lettre m’informant qu’il me lâche. Voilà tout à fait votre affaire. Soyez ici ce soir à neuf heures et demie. Je m’exclamai :
— Comment, ce soir !… C’est ce soir que je débuterai ?
— Sans doute.
— Diable ! fis-je à mi-voix en effritant du bout de mon ongle le cratère de la petite verrue qui fleurit à l’extrémité de mon appendice nasal, c’est peut-être un peu précipité. Je n’y mets aucune prétention ; cependant, je voudrais débuter dans des conditions convenables ; je ne tiens pas à me faire emboîter devant la petite Machinchouette. Or, pour peu que le chevalier Hanneton ait seulement deux cents lignes à dire…
A ces mots :
— Rassurez-vous, dit Legourdo, les doigts agités dans le vide en un geste pacificateur ; le rôle n’a pas cette importance. Il est tout de finesse et de tenue. Tranchons le mot : c’est un rôle muet.
Puis voyant mon front s’empourprer d’une rougeur d’humiliation :
— Je m’empresse d’ajouter, reprit-il, qu’il est d’un effet certain.
— Oui ?
— Oui.., et — qualité appréciable — de nature à avantager la plastique des personnes bien faites. — Ah ! ah !
— Voilà qui vous décide ?
— Un mot encore, répondis-je. Comment est-ce que je serai habillé ?
— En or et noir. J’entendis mal. Je me vis costumé en vespasienne, et l’évoqué dégradant d’une semblable mascarade me jeta au violent soubresaut d’un monsieur qui reçoit une claque ; mais Legourdo ayant rectifié le tir et dissipé la confusion dont je venais d’être victime, je sentis, comme Ange Pitou dans la Fille de Mme Angot, mon cœur renaître à l’espérance. Il s’ouvrit tout grand à l’orgueil lorsque mon interlocuteur, d’un simple et combien éloquent : « Vous apparaissez par une trappe », eut fait flamboyer à mes yeux la torche des gloires assurées. Quoi ! tout de noir et d’or vêtu, j’apparaîtrais par une trappe ?… Somptueux et majestueux, lentement, je surgirais au-dessus du plancher de la scène comme une manière de soleil au-dessus d’une espèce d’océan ?… et ceci dans l’éblouissement d’un jet de lumière électrique ?… Ne doutant pas que, dans ces conditions, je dusse faire sur l’esprit de la petite Machinchouette une impression favorable, je n’avais plus à hésiter.
— Eh bien ! c’est entendu, dis-je à Legourdo ; vous pouvez compter sur moi. A l’heure dite je serai ici.
II.
Et à l’heure dite, je fus là. Le régisseur de la scène, que j’aperçus derrière un portant, et à qui je vins demander, le chapeau à la main, de vouloir bien m’indiquer ma loge, fixa et arrondit sur moi des yeux en gueule de tromblons. C’était un homme formidable, aux épaules de déménageur, au crâne taillé dans un pavé.
Comme il restait sans paroles, avec l’air de ne pas comprendre :
— Ma loge ?… répétai-je, ma loge ?… pour m’habiller !… C’est moi qui remplace Marbouillat dans le rôle du chevalier Hanneton.
Ah ! il comprit du coup !
J’eus un recul terrifié.
Les poings hauts, les mâchoires béantes, le personnage s’était brusquement rué sur moi, et sans que je pusse démêler, même d’une façon embryonnaire, le pourquoi de son emportement, il se mit à me couvrir d’injures, criant que je n’étais « qu’une saleté de figurant », demandant depuis quand « les poires » de mon espèce se permettaient de pénétrer sur le théâtre en dépit des règlements formels, disant que « je lui foutais des vents  » avec mes petits favoris, et que si je ne me dépêchais d’aller retrouver les comparses, là-haut, au sixième étage, dans la loge de la figuration, il allait m’y conduire lui-même à coups de souliers au derrière ; enfin, des choses très mortifiantes, d’autant plus faites pour me toucher que la présence de la petite Machinchouette, malencontreusement survenue au moment de l’entretien, et dont l’assassine goguenarderie, compliquée de : « C’te gueule ! C’te gueule ! » à moi lancés comme des banderilles, redoublait mon humiliation.
J’abrégeai cette scène pénible en gagnant précipitamment le sixième étage du théâtre. Un quart d’heure plus tard, ivre de joie, je mirais dans le cadre d’une glace ma triomphante silhouette de chevalier Hanneton.
Mon costume me rendait pareil à un jeune dieu ; je le dis sans fausse modestie. Matelassé ça et là de petits sachets ouateux, propres à souligner la grâce, charmante sans doute mais un peu frêle peut-être, de mes cuisses et de mes mollets, il se composait d’un collant de soie noire et d’un corselet, noir aussi, sur lequel mordait le vis-à-vis d’une double rangée de dents blanches. Deux ailes larguées dans mon dos y épanouissaient, — joie de yeux ! — la splendeur de l’or en fusion, en sorte que c’était vraiment d’un goût exquis. Cependant, il y avait plus beau ; oui, il y avait plus beau encore : mon casque !… à facettes, s’il vous plaît, verni comme des souliers de bal et pourvu d’une paire d’antennes qui dressaient vers le ciel leurs phalanges écartées, pareilles aux suppliantes mains d’une jeune mère implorant en faveur de son nouveau né la pitié du lion de Florence. Éblouissant de mille feux et jouant le jais à s’y méprendre, il empiétait sur mes pommettes, masquait mon front jusqu’aux sourcils, caparaçonnait mon menton depuis la lèvre inférieure, emprisonnait mon nez sous une toile métallique que mon habilleur, homme habile, avait, au préalable, enduit d’un badigeonnage de pétrole destiné à donner du reflet. Je vous dis que c’était d’un goût !… J’avais l’air encapuchonné dans un morceau de charbon de terre. Oui, je devais connaître en ce jour à quelles acuités délicieuses peuvent atteindre les transports d’une personne flattée dans son amour-propre. N’importe, le devoir m’appelait par la bouche de l’avertisseur paru sur le seuil de la loge et hurlant formidablement : « A vous, le Hanneton . !… A vous !  » Je m’élançai. La hâte légitime où j’étais de mordre à même mon triomphe me mettait des ailes aux chevilles.
III.
Par les dessous du théâtre où me déversèrent des successions d’escaliers enténébrés et vermoulus, dont les marches vacillaient sous la semelle comme, sous la pesée du dentiste, vacillent des dents déchaussées, je m’aventurai avec précaution, voire avec un peu d’inquiétude. Brusquement, en effet, une terre inconnue se révélait à mes regards, toute une contrée insoupçonnée de pilotis enchevêtrés dressés en X, en T, en H, et qu’écrasait de sa pesanteur un plafond fêlé de minces caustières. Et à la lueur jaune de quinquets brûlant mélancoliquement derrière des grillages de laiton, c’était le mystère inquiétant des activités silencieuses ; des ombres allaient et venaient, dont je distinguais les cous puissants émergés de tricots à bandes bleues, les mains en gigots de moutons, les pieds chaussés d’espadrilles. Ces gens se grouillaient, il fallait voir ! Ils tiraient sur des câbles, baladaient des portants, se chamaillaient les uns les autres sans que je pusse saisir un mot de leurs discours, tandis que le piétinement du corps de ballet roulait des bouteilles dans le plafond et qu’aux alanguissements lointains d’une valse gémie à l’orchestre, venait se mêler, tombée de la bouche d’un porte-voix — comme d’une gouttière une trombe d’eau, — la voix du chef machiniste posté là haut,dans la coulisse.
— Attention !… Ouvrez les tiroirs !…
Il disait, et au même instant une rondelle du plafond glissée sur ses rainures démasquait une gueule de citerne où s’engouffraient des flots de clarté et de mélodie.
— Appuyez ! commandait la voix.
Et le mot n’avait pas été dit, qu’on voyait s’élever lentement, les pieds écartés en équerre, sur la plate-forme d’une planchette que chassait vers le ciel l’effort de huit bras nus, une forme rigide et imposante quelque bonne fée ou quelque malfaisant génie ; celui-ci renfermant sur son corps ses ailes sinistres de chauve-souris ; celle-là s’arc-boutant à sa canne, et révélant, avec une tranquille impureté, par écartement de sa tunique, la splendeur charnue et rosée de sa cuisse.
C’était curieux et bien fait ; on aurait dit de la montée lente d’une fusée.
Pour moi, j’admirais de toutes mes forces, un peu déçu, pourtant, je l’avoue, car l’idée ne m’était pas venue que je dusse partager avec des étrangers la satisfaction d’être jeté tout vif à la surprise et aux acclamations d’une foule, délirante d’enthousiasme. C’est vrai, quand on s’est habitué à se prendre pour le soleil, rien n’est plus agaçant et plus insupportable que de se buter à une concurrence. Or, comme je rêvais à ces choses, voici que s’éleva de nouveau, dans le silence bourdonnant des dessous, l’organe tonitruant du chef machiniste.
— Attention !
Je tendis l’oreille, visité d’un pressentiment.
— Amenez le chevalier Hanneton.
Le chevalier Hanneton !…
Je devins pâle, Mon sang afflua à mon cœur où il sonna à coups de bélier.
Ah ! l’approche des victoires certaines ! le seuil enfin aperçu, des paradis convoités longuement ! A travers le trouble indicible où tout mon être se liquéfiait, une vision m’illumina ; je vis la salle debout, saluant en ma personne, d’applaudissements, unanimes, le lever d’un astre nouveau, cependant que, frappée du coup de foudre, la petite Machinchouette éperdue, ramenait ses mains sur son cœur pour en comprimer les battements.
Je m’approchai ; une planchette de bois me reçut, un plateau dont maintenaient les bords quatre grands gaillards accroupis. L’un d’eux me questionna.
— Vous y êtes ?
— Oui, répondis-je, après m’être assuré de la main que les petits matelassés ouateux de mon collant étaient toujours à la même place. L’autre alors :
— Bon !… Tenez-vous droit, les bras au corps et et les talons sur la même ligne. Et ne craignez rien ; il n’y a pas de danger ! Comme il achevait :
— Appuyez ! meugla lugubrement le porte-voix acoustique. D’un mouvement simultané, les quatre accroupisse dressèrent. J’eus l’impression d’une poussée brusque, me projetant du haut en bas par la pénombre, et saoul d’orgueil, défaillant à l’avance sous le poids des gloires qui m’attendaient… j’allai taper de mon crâne au plancher de la scène ! La trappe, QUE LES MACHINISTES AVAIENT OUBLIÉ D’OUVRIR, arrêta au passage l’essor sonore de ma tête, laquelle, à l’instant même, rentra en mes épaules, telle, à la foire au pain d’épices, la tête enturbannée du Turc, sous le coup de massue de l’amateur qui a parlé de faire sortir Rigolo.

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