Les Entretiens de Libre Théâtre

Antonio Díaz-Florián, directeur du Théâtre de l’Épée de Bois.

Antonio Díaz-Florián a accordé à Libre Théâtre un entretien de plus d’une heure, une après-midi pluvieuse de novembre, dans le décor chaleureux du théâtre de l’Épée de Bois. Un moment de partage autour de sa conception artistique, mais aussi humaniste, du théâtre.

Pouvez-vous nous dire, en quelques mots, quel est votre parcours du Pérou jusqu’au Théâtre de l’Épée de Bois ?
Je suis né dans les Andes péruviennes. Je suis donc un montagnard. Je suis allé ensuite poursuivre mes études à Lima. Puis, à 18 ans, j’ai décidé de quitter ma famille pour venir en Europe. J’avais le projet d’aller étudier à Moscou à l’Université Lumumba. J’ai pris le bateau et j’ai débarqué à Cannes. Une fois arrivé à Paris, le Comité Central péruvien qui revenait d’un congrès des partis communistes à Moscou, m’a indiqué que j’étais indésirable là-bas. Ils m’ont donc abandonné à Paris. Je me suis retrouvé seul, à 18 ans, sans un sou, ne parlant pas français, sans aucun contact. Cela a été la survie : il fallait d’abord manger. J’ai frôlé la mort plusieurs fois, mais je ne me sens pas plus courageux pour autant. Cependant, inconsciemment, je me suis nourri de cet abandon et de cette solitude. On ne peut pas dire : j’aurais pu… Je ne regrette rien, cela s’est passé comme cela et ça m’a forgé. Par la suite j’ai réussi à reprendre les études. Depuis, je suis retourné au Pérou pour rendre visite à ma famille. Je suis français tous les jours de plus en plus. Je peux dire que toute ma culture est française. J’ai le respect de la langue et du pays d’accueil. Je suis très reconnaissant. Je pourrais dire que je vis dans un état de remerciement, de reconnaissance au hasard. Je suis un exilé volontaire, je suis le résultat des hasards de la vie, comme un oiseau migrateur. Je ne m’imagine pas dans un autre pays : peut-être que c’était prévu comme cela.

Et le théâtre ?
J’avais fréquenté le conservatoire d’art dramatique au Pérou, mais je n’étais pas du tout destiné au théâtre. Je m’intéressais plutôt à la sociologie de l’art et au cinéma ; c’est pour cela que je voulais aller à Moscou. Maintenant ma vie c’est le théâtre, mais ce n’était pas une vocation au départ, en tout cas pas consciemment. Il y a quelque chose de plus profond qui se décide à l’intérieur de nous-mêmes. Il n’y a eu ni rencontre ni révélation… Le vrai déclenchement a été de quitter ma famille et de partir. Il y a une force intérieure que je pourrais appeler intuition, qui me guide, un désir de… raconter une histoire. Pourquoi cet arbre a poussé ici et pourquoi l’autre n’a pas poussé là. Je suis un arbre de plus dans la forêt humaine. Je ne peux pas dire que j’ai le courage pour faire ceci ou cela. Je le fais, mais je ne peux pas ne pas le faire non plus. C’est bizarre d’arriver à 68 ans et de se dire : qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Eh, bien, je l’ai faite et je la fais encore seconde par seconde. J’agis selon ce que je crois être juste.

Qu’est-ce vous a amené au Théâtre de l’Épée de Bois et à la Cartoucherie ?
J’étais étudiant. Je préparais un doctorat en sociologie de l’art à l’École Pratique des Hautes Études. J’allais prendre des cours rue des Écoles au Collège de France puis je me rendais à Censier pour suivre des études théâtrales. Au coin de la rue de l’Épée de Bois et de la rue Mouffetard, il y avait un petit théâtre où je participais bénévolement au balayage et à son entretien… sans aucune idée d’être metteur en scène, ou de désir d’être comédien voire de fonder quelque chose… J’y suis arrivé en janvier 1968. En 1971, ce petit théâtre a été détruit. Je suis venu à la Cartoucherie pour faire la régie d’un spectacle de Jean-Marie Simon. J’ai constaté alors qu’il y existait de petits bâtiments pour continuer nos répétitions avec mes compagnons. Nous avons donc squatté une bâtisse qui allait être détruite. Il fallait être ensemble. C’est difficile à décrire comment tout s’est produit, ce groupe de compagnons réunis pour faire du théâtre. Jean-Marie Serreau, alors directeur du Théâtre de la Tempête et son administrateur Jacques Derlon nous ont accueillis pour notre premier spectacle, dans un espace qui deviendra, par la suite, la petite salle. Notre première bâtisse a été rasée et le Théâtre du Chaudron (qui est maintenant l’Atelier Carolyn Carlson) nous a hébergés. Puis les deux nefs de l’espace où nous nous trouvons se sont libérées et nous nous sommes installés là. Nous avons fait du béton, des parpaings et des spectacles dans ces 2400 m2. C’était un jeu, très sérieux. Nous partions en tournée jouer nos spectacles pour gagner de l’argent et revenir acheter de nouveaux parpaings et du béton, et nous partions à nouveau. Au fur et à mesure, nous bâtissions. Le théâtre s’est construit en cinq ans. Ce qui était exceptionnel, c’est que la Mairie de Paris, propriétaire des lieux, nous laissait faire ce que l’on voulait car l’endroit était voué à la destruction. C’est grâce à ce postulat de départ précis que nous avons pu avoir cette liberté. Après, Jacques Chirac a décidé que la Cartoucherie ne serait pas détruite : nous avions déjà alors la base de notre théâtre, tout prête.

Et l’aménagement du théâtre ?
epeedeboisNous avons bâti et décoré ce théâtre pour le plaisir de la beauté. On sait que cela ne nous appartient pas, mais nous mettons tout l’argent que nous avons pour rendre beau cet endroit. Il incarne en lui-même un décor solide et majestueux. Ce théâtre ne sera probablement plus détruit, bien au contraire : maintenant les architectes de la Ville de Paris font des relevés très précis de l’aménagement du théâtre, des détails… Il est physiquement nécessaire d’établir un accord entre la forme, qui est la matière, et un possible fond qui est caché quelque part en nous-mêmes. C’est comme si je sentais en observant la matière, qu’elle me dit de quoi elle a besoin. Il s’agirait d’une conversation silencieuse avec la matière, l’objet, le décor, l’accessoire, le costume. C’est établir un accord, une nécessité. Il faut d’abord et avant tout écouter la matière. C’est comme un grand texte : les mots sont là, à leur place exacte. Il faut se mettre en accord, avec les mots et trouver la nécessaire harmonie.

Vous mettez donc en scène votre propre espace, au quotidien ?
Oui, tout le temps. Cela vient de l’intérieur. On est insatisfait tout le temps. Regardez cette plante. Elle s’est totalement orientée vers la lumière. Elle est contente. Si je la remets vers l’intérieur, en lui expliquant que je dois la déplacer pour des raisons de sécurité, pour que les spectateurs puissent passer, elle va se fâcher : elle ne sera pas d’accord. Elle me dira : « Antonio, je suis obligée de refaire tout ce travail pour me réorienter ». Et si elle est très fâchée, elle me dira : « tu m’énerves, tu me pousses trop loin, je décide de mourir ».

C’est donc un dialogue entre la nécessité et la volonté ?
Oui. C’est la beauté que l’on recherche. Une sorte de spiritualité. La beauté serait le divin, le sublime, l’accord parfait des choses.

Mais le metteur scène a aussi une immense responsabilité vis-à-vis du comédien…
Si on donne une mauvaise indication, si on le déplace dans sa vérité, cela peut être fatal : l’acteur peut « mourir », c’est-à-dire mal jouer. Il perdra son âme, son plaisir de jouer, d’exister, d’être. Et là, c’est grave. Pour ma part j’apprends tous les jours, avec chaque comédien, avec chaque texte, le métier de metteur en scène. Et je ne me crois pas exempt d’erreurs : c’est un métier très dangereux, on travaille avec la corde la plus sensible de l’être humain, avec quelqu’un qui doit montrer ses sentiments à vif. C’est très dangereux à toucher. Une pièce est faite pour être jouée et un comédien ne vit que pour jouer. Le seul moment où il vit, c’est lorsqu’il joue : c’est alors que tout prend un sens.

La Troupe de l’Épée de Bois
Je n’ai pas fait d’étude pour être directeur de théâtre, je ne savais pas que j’allais être metteur en scène. À l’époque c’était inconscient, mais aujourd’hui je peux dire que c’est la rencontre de l’autre qui est la base de ma démarche. Ce qui m’a guidé vers le théâtre c’est la quête de l’autre. Très tôt, dans mon enfance, j’ai dû connaître la solitude, la profonde solitude… Heureusement… Une fois que l’on est seul, on cherche l’autre. Cette recherche de l’autre peut faire naître des théâtres, comme ce théâtre, que j’ai construit avec la complicité des centaines de comédiens et techniciens. Je vois le théâtre comme un groupe de compagnons. Tout le monde doit mettre la main à la pâte, tout le monde doit se sentir responsable, et tout le monde doit jouir de l’espace, de la beauté du lieu, de la scénographie, des costumes, des répétitions et du plaisir que nous pouvons éveiller chez les spectateurs.

Vous avez monté de nombreuses pièces de Molière. Quel est votre rapport avec cet auteur ?
Je sens, dans Molière, une affinité immédiate avec toutes ses phrases. Comme pour Shakespeare, j’ai l’impression que cela a été écrit pour nous. Cela donne la sensation que le grand Jean-Baptiste Poquelin est venu voir la Troupe et l’a écrit pour nous. Une coïncidence incroyable, constante, étonnante, époustouflante. Lorca, Camus, Shakespeare, Diderot, Calderon, Victor Hugo font partie de ces auteurs d’exception : on lit une phrase et c’est juste.

Et Jarry ?
affiche_ubu2016-2Ubu est assez mystérieux, comme la vie en général. Permettez–moi de faire une métaphore pour tenter de vous expliquer notre rencontre avec Jarry. Vous décidez de voyager au Pérou. Vous achetez votre billet, vous vous préparez… mais que savez-vous du Pérou ? Vous mettez les pieds dans ce pays et tout peut vous arriver, le pire et le meilleur vous attendent. Une pièce de théâtre, un auteur, c’est la même chose. Avec Ubu, on pensait savoir plus ou moins où l’on allait. On pensait qu’en quatre semaines ou six semaines on pourrait monter la pièce. Mais le problème était que chaque jour nous découvrions de nouvelles richesses. Et pour revenir à la métaphore, petit à petit on se rend compte que jamais on pourra connaître un pays en deux mois seulement.

Avant d’aborder un texte, un auteur, il faut donc prévoir avec modestie la possibilité de se perdre. Laisser de la place et du temps pour l’imprévu.
On pourrait avoir toute l’information sur Jarry, sur le surréalisme : des dizaines de livres, des thèses, des films… Mais ce n’est rien à côté de ce que le travail quotidien va nous faire découvrir. On a souffert avec Jarry. On a pris des revers. Nous avions sous-estimé le travail, que ce serait un peu plus facile à monter, nous pensions que les phrases étaient simples et sans les dizaines d’interprétations possibles que le Poète nous propose. Le Poète exige de nous une pénétration, une concentration profonde sur son oeuvre, d’une phrase à une autre, d’un personnage à l’autre. C’est un moment jouissif parce qu’on découvre constamment. C’est merveilleux.

Comme a dit le poète : le chemin se fait en marchant…
Chaque metteur en scène peut et doit faire goûter autrement le spectacle. En tant que directeur-programmateur de théâtre, je ne serais pas contre que trois ou quatre Ubu Roi se jouent à l’Épée de Bois en même temps que le nôtre. Je suis certain que les propositions seraient totalement différentes. Et le spectateur pourrait jouir de ces quatre Ubu, si le metteur en scène et les comédiens de chaque Ubu ont fait le travail que cela demande. Il faut se vouer corps et âme à l’auteur.

Les auteurs contemporains
J’ai très peu mis en scène des œuvres d’auteurs vivants, mis à part mes propres pièces (Torquemada et le Converti, Bois-Caïman, La Soufrière, Le Mata-Ché ….). Je pourrais me demander aujourd’hui pourquoi. L’auteur reste pour moi un mythe, une idole qui reçoit toute ma passion. Le vrai auteur dramatique doit comprendre que son enfant est parti. J’ai déjà eu l’occasion de monter un ou deux spectacles d’auteurs vivants. Et avec l’un d’entre eux cela s’est mal passé, parce qu’il voulait que je sois fidèle à l’idée qu’il avait de la mise scène de sa pièce. Il avait sûrement le droit.

L’acteur
L’acteur est un médium, un possédé, un zombie, un esprit, l’âme, un saint, un sublime personnage. Diderot dit qu’il est plus grand que le poète, par moment. Il raconte que Voltaire a été voir la Clairon et s’est interrogé : est-ce bien moi qui ai écrit cela ? La Clairon apportait aux mots cette dimension sublime. Voltaire était humble face à l’acteur. Ce respect, cette considération, cette sublimation de l’acteur se perd un peu de nos jours, mais elle reviendra. Il faut revaloriser le travail des comédiens. Tant que nous serons sur terre, nous lutterons pour cela. Il faut défendre l’acteur, celui qui respecte le texte, le mot, le poète, le dramaturge. L’acteur, comme celui dont parle Diderot, un acteur dont la puissance énergétique sur le plateau peut nous faire croire qu’il est plus grand que le Poète.

 

Spectacles de la Troupe de l’Épée de Bois actuellement à l’affiche : 
visuel-tartuffe-jpgUbu  Roi
Le Tartuffe

 

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